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Intervention de Jean-Michel Sterdyniak

Réunion du 3 juin 2009 à 16h00
Mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes

Jean-Michel Sterdyniak :

Avant de présenter l'enquête, je précise que je n'avais aucune prédisposition particulière à la mener. Les assistantes sociales de Seine-Saint-Denis souhaitaient travailler avec les médecins du travail sur les deux thèmes qui revenaient le plus souvent lors de leurs consultations : le maintien dans l'emploi et le harcèlement sexuel. En ma qualité de référent sur le maintien dans l'emploi des travailleurs handicapés et Président de l'Association des médecins du travail du Nord-Est parisien, j'ai été invité à une réunion sur le harcèlement sexuel au travail, sujet sur lequel je ne m'étais jamais penché et que, comme mes collègues médecins du travail, je sous-estimais totalement. Personne ne voulant s'en occuper, j'ai participé à une réunion en présentant un cas que j'avais eu à traiter. De fil en aiguille, j'ai été invité à participer à la sous-commission « Prévention du harcèlement sexuel au travail ». Au cours de cette réunion, une personne s'est plainte auprès de moi que les médecins du travail ne travaillaient pas beaucoup sur ce sujet alors qu'un certain nombre d'enquêtes, notamment l'Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France – ENVEFF 2000 – semblaient indiquer que le phénomène était bien plus grave qu'on ne l'imaginait. Le recueil de données en milieu de travail était fortement souhaité non seulement par la Délégation départementale aux droits des femmes et à l'égalité mais également par les corps constitués : gendarmerie, police, justice, Éducation nationale, Conseil de l'ordre. Ce travail était nécessaire pour déterminer les politiques spécifiques à mener et pour orienter la prévention.

L'AMET, qui est un des principaux services de santé au travail en Seine-Saint-Denis, a été chargée de l'enquête et un groupe de travail a été constitué. comprenant différentes représentants des services de l'État, une juriste de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) et une chercheuse du CNRS, Mme Fougeyrollas, qui était une des rares personnes en France à avoir travaillé sur cette problématique et qui avait participé à l'enquête ENVEFF.

Les études disponibles sur la question étaient rares.

Dans le sondage Louis Harris de 1991, 19 % des femmes avaient dit être victimes ou témoins de harcèlements sexuels au travail, sans autres précisions.

Dans l'enquête de la Commission européenne de 1999, qui portait sur l'ensemble de la vie professionnelle, 40 % des femmes avaient déclaré avoir été victimes de harcèlement sexuel au travail.

L'enquête nationale sur les violences envers les femmes en France – ENVEFF, 2000 – a donné des chiffres qui, bien que critiqués, servent de références : 1,2 % des femmes ont déclaré avoir subi au moins une agression sexuelle – attouchements sexuels, tentatives de viol ou viol – dans l'année écoulée, 0,3 % un viol. L'enquête mettait en évidence l'occultation de ce phénomène par les victimes puisque 68 % des victimes de violences sexuelles n'en avaient jamais parlé. L'ENVEFF fournissait quelques données sur le lieu de travail : 2 % des femmes avaient déclaré avoir subi un harcèlement sexuel au cours des douze derniers mois au travail.

En 2006, Maryse Jaspard a réalisé, à la demande du conseil général de Seine-Saint-Denis, une enquête sur les comportements sexistes et violents envers les jeunes filles : sur les 1 600 jeunes filles de dix-huit à vingt et un ans habitant la Seine-Saint-Denis qui ont été questionnées entre avril et décembre 2006, 5 % ont déclaré avoir subi des violences sexuelles graves au cours des douze derniers mois dans les différents cadre de vie, 68 % en avaient déjà parlé – le pourcentage est inversé par rapport à l'enquête ENVEFF –, 15 % ont dit avoir subi un harcèlement sexuel et 0,4 % une agression sexuelle sur leur lieu de travail.

L'INSEE a réalisé en 2007 une enquête portant sur deux années : 1,5 % des femmes de dix-huit à cinquante-neuf ans ont déclaré avoir subi un viol ou une tentative de viol en 2005 ou 2006 ; 4,7 % des viols avaient eu lieu au travail. Seulement 12 % des victimes de viols en dehors du ménage avaient porté plainte.

Pour situer l'enquête que nous avons mené, il faut dresser un bref panorama de l'emploi salarié féminin en Seine-Saint-Denis. En 2004, environ 150 000 femmes étaient salariées du secteur privé et des collectivités territoriales. La population y est relativement plus jeune que dans les autres départements de l'Île-de-France. La catégorie principalement représentée est celle des employées. On compte un peu plus d'ouvrières que la moyenne de l'Île-de-France et un peu moins de professions intellectuelles supérieures (mais plus qu'en province). Le secteur le plus représenté est le commerce. Le secteur industriel est plus développé en Seine-Saint-Denis que dans les autres départements de l'Île-de-France. Le secteur médico-social est également important. En revanche, il y a un peu moins de services qu'ailleurs.

Je dois aussi faire une mise au point importante compte tenu des commentaires polémiques parus sur Internet : l'enquête porte sur des femmes « travaillant » en Seine-Saint-Denis sans forcément y résider. La problématique mise à jour ne se rapporte donc pas à la population de ce département.

En Seine-Saint-Denis comme ailleurs, il y a entre 90 et 95 % d'entreprises de moins de vingt salariés. C'est le tissu industriel sur lequel nous avons travaillé. Mais, parmi ces entreprises, il y a beaucoup d'entreprises de haute technologie, d'établissements de santé et d'organismes officiels. Ont participé à l'enquête, par exemple, la Haute autorité de santé, l'Agence du médicament, le Centre cardiologique du Nord, une entreprise leader mondial en génétique, dont les salariées n'habitent pas forcément le département.

Si l'enquête a eu lieu en Seine-Saint-Denis, c'est que tout un réseau s'y est constitué pour étudier, non seulement, les violences faites aux femmes, mais aussi la santé au travail, les cancers professionnels et d'autres sujets encore.

Pour assurer une validité scientifique à notre étude, nous nous sommes attachés le concours d'un statisticien, responsable des études à la direction régionale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle d'Île-de-France.

À des fins de comparaisons – même si nous savions qu'elles ne pourraient pas être totales –, nous nous sommes inspirés du questionnaire de l'ENVEFF. Les questions portaient sur les violences sexuelles subies par les femmes au travail au cours des douze derniers mois. Pour des raisons psychologiques, elles étaient listées selon une gravité croissante depuis les blagues sexistes jusqu'aux agressions physiques et aux viols, une place très modérée étant, bien évidemment, attachée aux blagues sexistes dans les conclusions de l'enquête.

Secrétaires médicales et médecins participants à l'enquête ont reçu une formation-information assurée par Mme Le Clerc et une juriste de l'AVFT – association européenne contre les violences faites aux femmes au travail. Pour éviter que les médecins ou les secrétaires médicales soient démunis face aux questions qui pouvaient être soulevées au cours de l'enquête, nous avons constitué deux dossiers : un pour l'équipe médicale avec l'ensemble des outils permettant de répondre aux questions – éléments juridiques, données statistiques, adresses d'institutions s'occupant de ce problème –, un autre, mis à la disposition des femmes dans les salles d'attente, comprenant des plaquettes d'information et des adresses de personnes référentes.

Cette première enquête de ce type en France s'est déroulée entre le 4 juin et le 13 juillet 2007. Nous avions prévu qu'elle dure plus longtemps mais elle a suscité une adhésion bien plus grande qu'escompté et nous avons réuni non pas 1 500 mais 1 864 questionnaires en seulement un mois et demi.

Le questionnaire était auto-administré, c'est-à-dire anonyme : il était proposé systématiquement aux femmes qui avaient déjà eu une activité professionnelle, à l'accueil des centres de médecine du travail lors de la visite médicale, quelle qu'en soit la nature. Les femmes le remplissaient seules et le mettaient ensuite dans une urne. Les secrétaires avaient été formées pour aider les personnes qui auraient eu des problèmes, notamment linguistiques, mais il ne s'en est pas présenté.

Seulement 5,5 % des personnes interrogées ont soit refusé de répondre au questionnaire, soit l'on retourné vierge. Cela donne un taux de participation de 95 %. Comme 11,3 % de questionnaires ont dû être éliminés parce mal remplis sur des points importants, au total, 83,2 % des réponses ont été exploitées, soit 1 545 questionnaires.

Nos résultats ont été pondérés : en fonction des DADS – déclarations annuelles des données sociales – de Seine-Saint-Denis, nous avons calé notre échantillon sur l'âge, le secteur d'activité et la catégorie socioprofessionnelle pour qu'il soit représentatif de l'ensemble des salariées du département. Nous n'avons pas aggravé les chiffres. C'est tout le contraire. Notre échantillon étant trop jeune par rapport à la moyenne de la population salariée, cela tendait à surestimer les phénomènes de violence sexuelle. Le fait de caler notre échantillon sur la population salariée de Seine-Saint-Denis a eu un effet de modération.

Les résultats de l'enquête sont assez inquiétants et touchent tous les secteurs d'activité. Ils confirment que les personnes les plus exposées sont les femmes jeunes et que le statut marital est protecteur.

Nous avons regroupé les actes subis par les femmes en quatre grandes catégories : le harcèlement sexiste – regroupant les blagues, les insultes, la pornographie – ; le harcèlement sexuel – comprenant les avances sexuelles verbales, les attitudes et les gestes gênants, les avances sexuelles agressives – ; l'agression sexuelle – pelotage, femme coincée pour l'embrasser, exhibitionnisme, attouchements sexuels – et, isolé, le viol.

Je n'insisterai pas sur le harcèlement sexiste. Comme il fallait s'y attendre dans un pays rabelaisien, les blagues sexistes et sexuelles sont assez répandues. Une femme sur deux a déclaré en avoir entendu sur son lieu de travail, 19 % des femmes ont déclaré avoir été injuriées et 14 % être confrontées à la présence de la pornographie sur leur lieu de travail. Il est à noter que la pornographie est moins fréquente dans les lieux qui accueillent le public et dans les professions très féminisées. Les injures, par contre, sont plus fréquentes dans les secteurs qui mettent en contact avec le public. Les cadres disent subir davantage de blagues sexistes, mais on ne sait pas si elles en sont plus victimes ou si leur seuil de tolérance est différent pour des raisons culturelles.

Je détaillerai un peu plus le harcèlement sexuel. 14 % des femmes déclarent avoir entendu, au cours des douze mois qui ont précédé l'enquête, des avances verbales sexuelles non souhaitées. Ce phénomène touche surtout les femmes jeunes. Le statut marital est protecteur. Il n'y a aucune différence selon les secteurs d'activité, que les professions soient plus intellectuelles ou plus ouvrières. En revanche, les femmes appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures semblent moins concernées. Il est difficile de savoir si cela tient à de la timidité vis-à-vis d'une supérieure hiérarchique ou à la peur d'être mal reçu ou de s'attirer des représailles. Ces phénomènes sont conditionnés par l'organisation du travail et il y a encore, en France, plus de cadres hommes et de subordonnées femmes.

13 % des salariées déclarent avoir côtoyé des personnes ayant une attitude insistante et gênante, voire des gestes déplacés comme toucher les cheveux ou le cou. Pour 5 % d'entre elles, ce type d'événement s'est produit plusieurs fois. Là encore, le statut marital est protecteur. 9 % des femmes déclarent avoir subi des avances sexuelles non désirées au cours de l'année écoulée et 3 % à plusieurs reprises. Ces avances semblent plus fréquentes pour les femmes jeunes.

Dans le cadre des agressions sexuelles, 1,6 % des salariées déclarent avoir eu affaire à un voyeur et 1,5 % à un exhibitionniste dans le cadre du travail au cours des douze derniers mois. Il n'y a pas de différences entre les classes d'âge ni les catégories professionnelles.

2 % des femmes disent s'être retrouvées « coincées » par quelqu'un qui voulait les embrasser. Pour 0,5 %, cela s'est produit plusieurs fois. Ce phénomène est beaucoup plus fréquent chez les plus jeunes.

2,4 % des femmes déclarent que quelqu'un, dans le cadre du travail, leur a touché les seins, les fesses ou les cuisses contre leur gré au cours du mois écoulé ; 0,8 % en ont été victimes plusieurs fois. Bien que ces pourcentages paraissent faibles, cela signifie que, sur les 150 000 salariées travaillant en Seine-Saint-Denis, entre 2 500 et 4 500 femmes sont victimes de ce type d'attouchements. Ces derniers sont beaucoup plus fréquents dans le secteur médico-social, où cela concerne 8 % des femmes. J'ai eu l'occasion de présenter cette étude à l'hôpital Cochin. À ma grande surprise, les médecins présents non seulement n'ont pas contesté ce pourcentage, mais ont reconnu qu'il s'agissait de phénomènes largement connus chez eux.

0,4 % des femmes interrogées déclarent avoir été victimes d'attouchements sexuels au cours de l'année passée.

Enfin, dans la catégorie viol, 0,6 % des femmes interrogées déclarent avoir été obligées de subir un rapport sexuel contre leur gré au cours de l'année écoulée, avec un intervalle de confiance entre 0,3 et 0,9 % compte tenu de nos effectifs. Ce qui nous a choqués, c'est que ce pourcentage est supérieur à celui des viols officiels chaque année en France, qui est de 0,3 %.

Nous avons essayé d'en savoir plus sur les circonstances des actes de harcèlement mais les questionnaires ont été mal remplis. Je ne saurais en dire les raisons mais ces questions étant moins renseignées, les résultats sont moins fiables. Ils ne concernent que ce qui est défini dans la loi comme harcèlement sexuel, à savoir les agressions sexuelles, l'exhibitionnisme et le viol.

Bien que les auteurs des agissements ne soient pas systématiquement dénommés, on peut néanmoins dire qu'ils sont le fait soit des collègues – 52 % –, soit des supérieurs hiérarchiques – 34 %. Très peu de personnes semblent victimes de subordonnés : 6 %.

Même en cas de harcèlement sexuel grave, 73 % des victimes n'en ont parlé à personne, 20 % en ont parlé à leur médecin traitant, 6 % à l'inspection du travail, moins de 1 % au médecin du travail, un taux avoisinant zéro aux syndicats, contre 46 % à la hiérarchie et 19 % à des collègues.

Pour 38 % des femmes victimes de ce type de violences, il y a eu des suites professionnelles – peur d'aller travailler, changement de service, voire démission – et, pour un tiers, des conséquences sur la vie sociale et personnelle : rupture avec les collègues, du fait soit de la victime, soit des collègues (45 %), troubles de la santé nécessitant un traitement (35 %), troubles durables de la sexualité (25 %).

Si l'on regarde les violences, dans leur ensemble, 98 % des femmes n'ont pas engagé de poursuites judiciaires. Ce chiffre ne veut pas dire grand-chose car les blagues sont comprises dans ce calcul. Mais si on se focalise sur les agressions sexuelles et les viols, la proportion d'actions judiciaires, soit aux prud'hommes, soit au pénal, passe à 12 %.

En résumé, en dépit de la gravité des faits, les victimes en parlent peu ; les conséquences professionnelles et personnelles sont assez fréquentes et assez souvent graves et les suites judiciaires sont rares.

Notre enquête confirme, malheureusement, la fréquence et la gravité des faits. Le harcèlement sexiste est fréquent puisque 56 % des salariées disent en avoir été victimes une ou plusieurs fois au cours de l'année écoulée. 22 % des salariées déclarent avoir subi un harcèlement sexuel, une agression sexuelle ou un viol au cours des douze mois précédant l'enquête et 5 % un acte de harcèlement grave comme l'exhibitionnisme, le pelotage, le baiser forcé, les attouchements sexuels, le viol.

Les comparaisons avec les autres enquêtes sont difficiles car les questions et les définitions sont différentes. L'enquête ENVEFF, par exemple, portait surtout sur la sphère privée. Notre enquête se rapproche davantage de celle de Mme Maryse Jaspard sur les comportements sexistes et violents envers les jeunes filles et de celle de l'INSEE. Les résultats vont globalement dans le même sens, ce qui montre l'importance des agissements étudiés. Même si la parole s'est un peu libérée, on observe une invisibilité des phénomènes et peu de suites judiciaires.

En regroupant les résultats de notre enquête avec ceux du même ordre de l'enquête sur les jeunes filles, j'ai calculé qu'il y avait, chaque année, en Seine-Saint-Denis, entre 90 et 100 jeunes femmes de moins de vingt-cinq ans victimes de viols, de tentatives de viol ou d'attouchements sur le lieu de travail, ce qui est un nombre assez important.

Nous nous sommes interrogés sur les biais et les limites de notre étude. Comme l'indique la date de production du document que vous avez entre les mains, cela nous a pris un an et demi de réflexion, des problèmes s'étant posé d'interprétation des résultats, de définitions juridiques, d'angle d'approche de ce sujet qui n'est pas facile.

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