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Intervention de Marc Ferro

Réunion du 29 avril 2008 à 17h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Marc Ferro :

Face à de telles mystifications, la révolte ne peut que surgir. Des sociétés du souvenir ont alors été créées en URSS afin que les citoyens puissent y raconter leurs expériences. C'est ainsi que, sous la présidence de M. Gorbatchev, les historiens ont eu une fort mauvaise réputation et furent considérés comme la lie de la société cultivée. En Russie, la mémoire a fini par balayer l'Histoire en tant que science.

Chez nous, les visions globales et progressistes de l'Histoire ont été dévalorisées et, avec elles, une certaine Histoire de France : l'idéologie des droits de l'homme l'ayant emporté sur l'idéologie nationale, rien d'étonnant à ce que la nation comparaisse devant les tribunaux. À cela s'ajoute le surgissement d'autres histoires nationales : celles des anciennes colonies devenues indépendantes et celles des provinces - Languedoc, Bretagne, Corse, Savoie… Le bloc de l'Histoire nationale s'est ainsi fissuré. De surcroît, les églises, les syndicats, les partis politiques qui contribuaient à construire cette histoire ont perdu leur autorité. Ce sont désormais les amuseurs qui font l'opinion, pas les parlementaires, lesquels sont dessaisis de leurs prérogatives sur les plans économique, médiatique et juridique. Le droit, de plus en plus, contrôle la connaissance historique : quand on songe à Papon, on se souvient de son procès, pas nécessairement de ce que fut l'histoire. Enfin, je ne dirai rien des pédagogues qui détruisent les dispositifs de hiérarchisation historique : au final, les mémoires ont pris le dessus sur l'Histoire ; leur fixité l'a emporté sur la mobilité historique.

Pierre Nora a joué un rôle essentiel en percevant l'ampleur de ce phénomène. Ses Lieux de mémoire ont certes contribué à restaurer l'Histoire nationale et républicaine mais pas dans le sens que nous avons connu : valoriser les instances et les lieux de mémoire au détriment des événements, c'est en effet valoriser l'immobilité plutôt que le mouvement. En outre, les lieux de mémoire ont fait l'objet d'un choix : l'Exposition coloniale suffit-elle à faire le tour de la question coloniale ? Quid d'Alger, de Nantes, de la traite, du bagne ? Dans un autre registre, pourquoi retenir Vichy, par exemple, et pas Montoire ? Tout cela témoigne de la difficulté du rôle de l'historien au moment où les mémoires abondent.

Une étude de la situation de l'Algérie avant la guerre d'indépendance montre que quatre types mémoriels sont à l'oeuvre :

– Celui de la vulgate, tout d'abord, telle qu'elle est diffusée dans les manuels scolaires, le Robert ou le Larousse. Le Mallet-Isaac de 1953 évoque la conquête coloniale, le rôle de Bugeaud ou de Gallieni mais lorsque la colonisation est associée au progrès de la civilisation, ses excès passent inaperçus. J'ai enseigné cela à Oran à des Arabes, des métropolitains, des pieds-noirs : personne ne protestait. Le Robert de 1989 reprend quant à lui les analyses de Frantz Fanon, puis évoque le terrorisme.

– Celui de l'anticolonialisme métropolitain ensuite. À gauche, il repose sur le soutien aux indigènes et en appelle à une meilleure colonisation en contestant les abus des colonisateurs ; il envisage l'émancipation des individus, non celle des peuples. À droite, il est fondé sur l'évaluation du coût de la colonisation. Jacques Marseille a ainsi montré que la colonisation de l'Algérie a coûté à l'État plus qu'elle n'a rapporté.

– Celui de l'anticolonialisme des colonisés, quant à lui, stigmatise le racisme des Européens. Mes élèves, à qui j'énonçais les réalisations de la France en Algérie, me répondaient : « Vous nous conduisez à la gare mais nous ne prenons jamais le train. » Comme me le disait aussi Ferhat Abbas : « Que m'importe que tu mettes l'électricité dans la maison, si ce n'est pas ma maison ? » Enfin, cet anticolonialisme a un versant très excessif : M. Bouteflika parle aujourd'hui d'un « génocide » culturel en Algérie mais il est notable que ce terme avait été utilisé dès avril 1956 par Mohammed Khider et Ahmed Gouda.

– Celui des colons, enfin, qui n'adhèrent pas à la vulgate et se considèrent comme des victimes : ils ont été envoyés en exil en Algérie par Napoléon III, les Alsaciens et les Lorrains sont arrivés en 1871 etc. Beaucoup votent d'ailleurs communiste mais, pour eux, les Arabes n'existent pas en tant que citoyens et ne participent en rien au développement du pays.

La France doit admettre ces quatre perspectives.

En la matière, le Parlement doit pouvoir faire des déclarations au nom de la Nation et doit également gérer le problème des célébrations existantes ou à venir, sans sectarisme. Il ne faut en aucun cas rejeter des groupes sociaux au prétexte qu'ils auraient des points de vue différents.

Enfin, des menaces pèsent sur l'accès aux archives, moins parce que le délai d'accessibilité serait dans certains cas accru que parce que des dossiers ne seront plus communicables. Qui en décidera ? Comment ? Lorsque j'ai fait ma thèse sur l'URSS, il était déjà plus facile de pénétrer dans les archives soviétiques qu'au Quai d'Orsay !

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