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Intervention de Marc Ferro

Réunion du 29 avril 2008 à 17h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Marc Ferro :

Je vous remercie.

Khrouchtchev considérait que les historiens étaient dangereux et qu'il fallait les surveiller. Je ne sais pas s'ils sont tenus pour tels en France mais ils commencent en tout cas à être sous surveillance – non certes de façon globale et systématique mais de manière ponctuelle. Je rappelle que Bernard Lewis, historien mondialement connu, spécialiste de l'empire ottoman, arabisant et islamisant a été condamné par un tribunal français pour avoir discuté le terme de génocide appliqué au massacre des Arméniens. Ce tribunal a argué que les Arméniens parlaient eux-mêmes de massacre et non de génocide dans les années 1915 et 1916, que le terme de « génocide » a été utilisé plus tardivement et que, selon la définition que lui-même donnait de ce mot, on ne pouvait en l'occurrence parler de génocide puisque, par exemple, les Arméniens qui se convertissaient à l'islam pouvaient échapper à la mort. Je note également que, lorsqu'il s'est agi de durcir la loi sur la reconnaissance du génocide arménien, M. Devedjian a considéré que c'était aux historiens de discuter de la nature de cet événement et de faire éventuellement des comparaisons avec d'autres génocides ou massacres. Le rejet de son amendement, je l'avoue, m'a un peu troublé.

Second exemple, celui de M. Pétré-Grenouilleau, auteur d'un remarquable ouvrage sur la traite des Noirs qui est indirectement tombé sous le coup de la loi Taubira, dont la noblesse de la raison d'être ne fait par ailleurs aucun doute, même si une déclaration solennelle aurait été peut-être préférable.

Qu'il n'existe pas en France d'histoire officielle ne doit pas nous empêcher de faire un détour par l'URSS car cela devrait nous aider à mieux comprendre ce qu'il en est des contrôles lorsqu'ils commencent à s'insinuer. La « connaissance historique » en URSS se caractérisait dans un premier temps par la disparition de certains personnages des manuels ou des photographies. Que l'on songe par exemple à Trotski, à Boukharine et à Staline lui-même, sous l'ère Khrouchtchev. Le fondement théorique de ces disparitions reposait sur une interprétation de la science marxienne de l'Histoire : pas plus que l'histoire des découvertes techniques ne mentionne les inventeurs qui ont échoué, l'histoire de la construction du socialisme ne saurait faire état de ceux qui ont eu historiquement tort. Je note qu'il a été fait de même en Algérie, par exemple avec Ben Bella. Lorsque l'un de ses compagnons, Mustafa Lacheraf, a voulu écrire une histoire du FLN, il a été éloigné non en Sibérie mais en Uruguay, il est vrai avec un poste d'ambassadeur à la clé. Il faut reconnaître que la France n'a pas été exempte de tels trous de mémoire : en 1962, Georges Bidault a ainsi disparu des défilés, de même que Jacques Soustelle de certains ouvrages.

Dans un deuxième temps, le Parti pratiquait la révision rétrospective de l'Histoire. Comme il était lui-même l'Histoire, les analyses des historiens ne pouvaient qu'être synchrones avec les siennes. La réponse à la question : « Quel était l'état de la Russie en 1914 ? » a été ainsi conditionnée par différentes circonstances : un état avancé, car dans le cas contraire Staline n'aurait pas pu construire le socialisme dans un seul pays ; un état arriéré, quand l'URSS s'est sentie menacée par la puissance allemande et qu'elle avait besoin de trouver des alliés ; un état arriéré, enfin, quand il a fallu mettre en valeur les immenses réalisations du socialisme. Ceux dont les réponses étaient en décalage avec l'air du temps allaient au Goulag. En France, l'évaluation du rôle de Napoléon III a elle aussi été soumise à des fluctuations : négative en raison du coup d'État et de la défaite de 1870, puis positive en raison des réussites économiques du second Empire.

Troisième temps, enfin : la contradiction entre la raison dans l'Histoire, productrice de sens, et la passion dans le récit qui en est fait. Une déclinaison du sens de l'Histoire par trop abstraite et théorique ne permettant pas, en effet, de faire de bons socialistes, il a fallu lui donner de la chair à travers une morale positive. M. Vanneste, lui, a cru devoir évoquer l'aspect positif de la colonisation.

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