Le devoir de mémoire a été monté en épingle pendant la campagne électorale. Par ailleurs, était ressortie une mémoire de la Shoah, une mémoire juive. Cela a déclenché d'autres revendications mémorielles, dans la mesure où l'on était en présence d'occultations. En effet, lorsque l'on parle d'histoire de France, on continue à parler d'une histoire de l'État, qui se justifie en occultant l'autre ou en occultant ses propres crimes. Ces occultations ont été découvertes progressivement, à partir des années soixante-dix, et Paxton a joué un rôle très important en la matière : il y eut d'abord l'occultation de Vichy ; puis l'occultation de la torture en Algérie.
Je suis très bien placée, parce que pour moi, en raison de mon âge, la mémoire et l'histoire se superposent. Quand Jacques Chirac a parlé de la rafle du vélodrome d'hiver, je me suis souvenue que, le 17 juillet 1942, je m'étais cachée dans un appartement de Paris. Jacques Chirac ressuscitait l'histoire. Pour moi, c'était de la mémoire.
Ma démarche de déconstruction de l'histoire de France est liée à mon vécu de la guerre d'Algérie : j'ai fait partie de ces petites minorités qui arrivaient à être informées et qui distribuaient des tracts dans les gares de banlieue pour mettre au courant du fait que l'armée torturait en Algérie et qu'on censurait les gens qui en parlaient. Ainsi, dix ans à peine après la Gestapo, la République française continuait à torturer ! J'ai manifesté le 28 mai 1958 pour la défense de la République. Mais c'est à partir de ce moment-là que je me suis demandé quelle république je défendais.
Je rejoins donc Henry Rousso et je conteste la séparation qui est faite entre mémoire et histoire. Mon regard sur l'histoire ne se sépare pas d'un regard sur le vécu.
Mon livre « Le mythe national - L'histoire de France en question », date de 1987. J'en ai fait paraître cette année une réédition actualisée, intitulée « L'histoire de France revisitée ». Dans la préface de 1987, je m'adressais aux historiens pour qu'on lance un débat sur le récit national, sa construction et surtout sur les mythes d'origine. Ce débat n'existait pas chez nous, alors que l'Allemagne s'interrogeait sur la période hitlérienne et qu'Israël débattait sur l'origine de son État, dont certains historiens avaient remis en question le mythe fondateur.
J'avais été professeur de lycée, puis maître-assistante. Après Le Mythe national, j'étais complètement libre de mes mouvements. Moi qui n'étais pas bretonne, ni alsacienne, ni occitane, j'ai été reçue en Bretagne, en Alsace et à Toulouse par des gens auxquels j'ai expliqué qu'ils avaient une histoire, qu'on leur avait cachée. Et j'ai essayé de leur dire pourquoi et comment.
En fait, mon appel n'a pas été entendu, en partie parce que l'Université est trop cloisonnée et que la sacro-sainte périodicité française gêne la recherche. Il y eut tout de même des débats historiographiques, dont ceux de 1989 sur la Révolution française, mais ils portaient sur un segment de l'histoire nationale et pas sur l'ensemble.
La médiatisation est très importante, le pouvoir éditorial également. Les « Lieux de mémoire » de Pierre Nora ont donné l'illusion qu'on écrivait une nouvelle histoire alors que cette entreprise éditoriale a finalement abouti à une patrimonialisation de l'histoire traditionnelle.
Pour faire écho à certains propos, je vous signale qu'en 1967-1968, j'étais professeur de lycée. J'ai fait des enquêtes de niveau de seconde, et constaté certaines ignorances. Mais on dramatise ces ignorances : ce n'est pas un problème d'enseignement de l'histoire, c'est un problème d'adéquation entre le regard sur le passé et le vécu des jeunes – ou des moins jeunes d'ailleurs.
Ce qui est dommage, en tout cas, c'est que le roman national continue à circuler. Quant à ceux qui interviennent dans les médias, ils ne sont pas sortis du récit scolaire de l'école élémentaire et continuent à véhiculer la construction historiographique du passé telle que le XIXe siècle l'avait fabriquée.