J'ai été un peu surpris de la contradiction entre l'objectif de promotion du devoir de mémoire qui est celui de la mission et l'interrogation sur les conditions dans lesquelles les historiens peuvent travailler sereinement. Il est en effet selon moi difficile de concilier le devoir de mémoire tel qu'on l'entend aujourd'hui et le travail de l'historien. Il me semble que deux points essentiels distinguent l'actuelle compréhension du devoir de mémoire et les commémorations. D'une part, le champ d'application du premier tend à s'étendre de plus en plus : lois mémorielles, programmes scolaires, voire rites d'intégration dans la communauté nationale comme ce fut le cas avec l'inscription du thème du devoir de mémoire parmi les matières obligatoires du service militaire civique ; nous sommes donc passés d'un ensemble de cérémonies inscrites dans la vie sociale à une valeur nationale fondatrice. D'autre part, le devoir de mémoire s'approprie d'une manière de plus en plus segmentée culturellement, socialement, communautairement. Autant les commémorations visaient à fédérer, autant le devoir de mémoire divise dès lors que chacun tient à faire connaître sa mémoire au sein du mémorial national, ce qui ne manque pas de susciter des embouteillages et des concurrences multiples.
En outre, cette mutation de la mémoire officielle conduit à confondre mémoire et histoire, la première étant considérée comme supérieure à la seconde puisqu'elle est censée renvoyer au passé sans médiation aucune.
Je note, de plus, que parler de la mémoire au singulier revient à la considérer comme une entité transcendante alors qu'elle est construite et plurielle.
De surcroît, la mémoire se distingue de l'histoire en ce qu'elle repose sur un registre sensible et affectif, l'analyse historique étant quant à elle censée complexifier le débat et susciter sans fin des controverses. Mémoire et histoire ont donc leur légitimité mais sur des plans différents. Institutionnaliser le devoir de mémoire revient en l'occurrence à essentialiser des valeurs à partir de la mise en scène de moments choisis du passé, ce qui entraîne le court-circuitage du travail de l'historien et annihile l'idée même d'histoire. S'il s'agit seulement de commémorer, nul besoin de chercheurs : il nous faudra seulement quelques grands prêtres de la vérité ! Cette passion française pour la mémoire me semble liée à une crise politique dont témoigne l'incapacité à élaborer un projet collectif.
Enfin, si l'histoire implique également une part de mémoire – que l'on songe, par exemple, à Clovis et au vase de Soissons – , cette dernière a été intégrée lentement au processus historique ; elle renvoie d'ailleurs à l'imagerie d'Épinal et chacun sait qu'en tant que telle, elle n'est pas à proprement parler « l'histoire » et peut être déconstruite ; de la même manière, l'historien Alain Boureau a montré, voilà quelques années, combien le « droit de cuissage » relevait du mythe. Il n'en va en revanche pas de même s'agissant de la mémoire vive revendiquée par des groupes mémoriels que le politique décide immédiatement d'inscrire dans l'histoire par le biais de la loi : entre les deux, il y a une différence de nature, et pas seulement de degré.