Les relations régionales sont compliquées. L'influence de certains pays, dont l'Iran, est indéniable et les autorités iraniennes, que j'ai rencontrées, ont admis avoir un grand intérêt pour cet Irak avec lequel ils ont été en guerre pendant huit ans. Cependant, selon mon expérience personnelle fondée sur de nombreux entretiens, l'influence chiite iranienne est limitée par l'orgueil national ; les Irakiens sont d'abord des Irakiens et s'ils doivent choisir entre l'Irak et l'Iran ils choisiront l'Irak.
La Turquie, autre voisin important, a mis au point une stratégie à l'élaboration de laquelle nous avons participé, celle de « l'engagement constructif », un ensemble qui dépasse les questions du PKK et de Kirkouk mais qui en tient compte. On évolue donc vers une entente générale, ce qui est très positif et qui a contribué à réduire la tension à propos du PKK et donc des Kurdes de Turquie. Pour la première fois, il y a eu des discussions informelles entre Irakiens, Turcs et Kurdes pour parler de sécurité et éviter les malentendus. L'influence de certains pays est réelle, mais j'ai confiance et je pense qu'elle demeurera limitée car les Irakiens sont obsédés par leur souveraineté.
Il n'y avait pas Al-Qaïda en Irak sous Saddam Hussein, en effet – il n'en voulait à aucun prix car sa présence aurait menacé son régime, le parti Baath d'Irak ayant une idéologie religieuse modérée. Al-Qaïda est entrée en Irak pour mener, avec certains Sunnites qui ont passé une alliance avec elle, une guerre d'usure contre les 135 000 soldats américains qui y sont stationnés ; on peut donc imaginer que son intérêt pour l'Irak s'émoussera à mesure que ceux-ci seront de plus en plus dans leurs bases. Je m'attends à quelques attaques désespérées, mais pas davantage. D'ailleurs, les volontaires pour commettre ces attentats semblent manquer, et Al-Qaïda doit recruter comme futurs activistes de très jeunes gens, presque des enfants.
Le retour des cadres est crucial. Après l'attentat de Samarra et les violences qui s'en sont suivies, un mouvement d'émigration très prononcé a eu lieu. Les premiers qui sont partis avaient été les très riches proches de Saddam Hussein – au point qu'ils ont provoqué l'enchérissement du prix de l'immobilier à Amman. Après l'attentat, c'est la classe moyenne qui s'en est allée – enseignants, médecins, commerçants… Il faut les encourager à rentrer, mais ne pas les y contraindre. Le HCR y travaille avec le gouvernement, mais c'est aux intéressés de décider en dernier ressort.
Vous m'avez interrogé sur la situation sanitaire. Avez-vous entendu parler d'une grave épidémie de poliomyélite en Irak, ou d'une propagation catastrophique du choléra ? Non. C'est que, malgré tout, les médecins irakiens et ce qui reste du système de santé parviennent à faire face aux besoins, avec l'aide des Nations unies et d'autres organisations. Si le pays gagne en stabilité et que les médecins qui se sont exilés reviennent, le système de soins reprendra de la vigueur dans les six mois, on l'a vu dans le Nord du pays.
S'agissant de l'éducation, et en dépit de tout, tous les enfants, garçons et filles, sont scolarisés – d'ailleurs, quand la situation était particulièrement sombre, le fait d'être dans un établissement d'enseignement les protégeait des attentats commis dans la rue. Quant aux universités, elles sont pleines. Le système éducatif a donc tenu.
Au cours des deux années écoulées, personne, je dis bien aucun de mes interlocuteurs, ne m'a jamais parlé du passé ni évoqué devant moi l'hypothèse de créer un tribunal international. Les Irakiens veulent reconstruire, et parler du passé ne leur apporte rien. De même, très peu sont ceux qui parlent de Saddam Hussein, même parmi les Sunnites les plus durs. Ils disent vouloir une autorité sunnite, mais ils reconnaissent que le pays a connu une période très dure – et très peu de gens vont se recueillir sur la tombe du défunt. La seule chose souvent entendue était que « du temps de Saddam, la criminalité n'était pas si répandue» mais à présent qu'elle est plus maîtrisée, on n'entend plus guère ces mots.