Je vous remercie de me donner l'occasion de m'adresser à vous en cette journée qui est pour moi doublement symbolique : c'est mon dernier jour dans mes fonctions actuelles et c'est un jour important pour l'Irak, puisque les forces américaines se retirent des villes.
La sécurité est une question cruciale en Irak. Je travaille depuis 38 ans pour les Nations unies et j'ai eu l'expérience de 18 guerres. Ce qui, cette fois, m'a le plus préoccupé, comme le sait l'ambassadeur Gérard Sambrana, présent à mes côtés, c'est la nécessité de concilier d'une part l'indispensable visibilité de la mission d'assistance des Nations unies et l'accroissement de ses activités et d'autre part, le risque qu'une organisation, Al-Qaïda par exemple, soit tentée de refaire ce que l'on a fait à mon ami Sergio Vieira de Mello et à 26 de nos collègues.
Indépendamment des Nations unies, où en est, plus généralement, la sécurité en Irak ? Les attentats sont fréquents ces jours-ci, mais ils doivent être replacés en perspective. En 2007, on était au bord de la guerre civile, l'attentat commis par Al-Qaïda contre la mosquée de Samarra ayant provoqué une réaction excessive de la communauté chiite qui a elle-même eu un effet boule de neige. Il s'en est suivi 30 000 morts, et plus de 1,5 million de personnes se sont trouvées réfugiées ou déplacées.
Les enseignements nécessaires ont été tirés de cette suite d'événements et j'ai constaté à Najaf, lieu saint chiite, que les chiites ne veulent pas tomber à nouveau dans ce piège. Mon interprétation est que ce moment difficile s'explique par le souhait d'Al-Qaïda de se rappeler au souvenir des Irakiens au moment où les Américains retirent leurs troupes des villes pour voir si cela suscite des réactions de la part des Chiites – car ce sont des Chiites qui sont visés pour la plupart. Pour l'instant, ils gardent leur sang-froid. Ces événements sont très pénibles, mais les Irakiens sont animés d'un fort sentiment national et ils veulent éviter de retomber dans une sorte de guerre civile. En conclusion, ces attentats qui ont causé 200 morts au cours des dernières semaines, sont, selon moi, plus démonstratifs qu'autre chose.
Quelles sont alors les menaces qui pèsent sur la stabilité de l'Irak ? En premier lieu, la tension entre les Kurdes et le gouvernement central et, plus largement, entre les Kurdes et tous les Arabes. C'est d'ailleurs pourquoi les Nations Unies ont fait de ce dossier une de leurs priorités. Permettez-moi une incidente. En 38 ans de carrière à l'ONU, j'ai vu les faiblesses et les grandeurs du « machin », pour reprendre le qualificatif du général de Gaulle. Oui, l'action des Nations unies a des limites, mais elle existe. On l'a vu en Irak avec l'organisation des élections provinciales, dans laquelle nous nous sommes impliqués très en amont, en participant aux négociations relatives à la révision de la loi électorale et en aidant la commission électorale. La tâche était ardue, car il y avait plusieurs points de blocage : les chrétiens, les femmes, et Kirkouk. Nous avons fini par obtenir un accord car, sans nous, point de crédibilité internationale possible.
Nous continuons de travailler d'arrache-pied à régler la question de la province de Kirkouk, car ce dossier est le seul qui, selon nous, pourrait déstabiliser l'Irak. Nous avons créé la dynamique d'un dialogue en publiant un rapport exhaustif qui détaille l'histoire de la province dans tous ses aspects, y compris économiques et géopolitiques - car il y a du pétrole dans ce territoire si disputé, ce qui complique les choses. Les participants aux réunions du comité national peuvent désormais se référer à ce rapport de 502 pages ; il y a là une base de dialogue qui n'existait pas auparavant. L'article 140 de la Constitution irakienne permettait qu'un référendum sur le statut de Kirkouk soit organisé avant fin 2007 ; il ne l'a pas été, non plus qu'en juillet 2008 comme il en avait été question. Le danger de déstabilisation demeure néanmoins.
Les sahwa constituent un autre foyer d'instabilité potentielle. Ces miliciens sunnites qui ont décidé de travailler avec les Américains et non avec Al-Qaïda veulent partager le pouvoir en Irak et, à cette fin, ils ont créé un parti politique. Mais ils veulent aussi continuer d'être payés ; il faut les intégrer dans les forces de sécurité ou dans la fonction publique, sous peine que la tension ne monte. La vigilance s'impose.
Une autre menace tient au risque d'influences régionales, plus prégnant qu'avant.
Est-ce que, demain ou après-demain, l'armée irakienne sera en mesure de faire ce que les Américains ont fait ? Pas tout à fait, mais j'ai confiance en elle. J'ai plusieurs fois été protégé par ces soldats irakiens, hors la présence de tout militaire américain, et j'ai été impressionné par leur professionnalisme. Il y aura des moments difficiles car l'armée irakienne n'aura pas la logistique dont disposent les Américains et parce que Al-Qaïda voudra démontrer que M. Al Maliki ne peut réussir – mais M. Al Maliki réussira.
En résumé, la situation n'est pas bonne, l'Irak n'est pas la Suisse, mais l'Irak peut y arriver. Mon optimisme est fondé sur la manière dont j'ai vu les forces irakiennes prendre en charge les suites d'attentats.
J'en viens à l'économie irakienne. Elle dépend à 98% du pétrole, et la place de l'agriculture dans les priorités nationales a beaucoup régressé. L'Irak a de nombreux atouts : le pétrole, deux fleuves, un potentiel agricole et une population très qualifiée. L'Irak a donc d'excellentes chances de se développer, au delà du seul pétrole. Actuellement, la production pétrolière a baissé, et les dépenses budgétaires aussi. A cause de l'embargo, l'Irak n'a pas développé ses capacités de production pétrolières pendant des années, mais l'on estime que son énorme réserve pétrolière encore peu exploitée est comprise entre 200 et 300 milliards de barils. Les Irakiens devront construire des raffineries et des oléoducs ; il faudra les y aider, et Total, par exemple, a des chances de revenir en Irak. La forme que prendront les contrats concerne les Irakiens et non les Nations unies mais une chose est certaine : l'Irak veut accroître sa production pétrolière, seul moyen de reconstruire le pays, de développer son agriculture et de gagner en autonomie. Le chômage est d'une particulière gravité en Irak car il favorise le recrutement de jeunes gens désoeuvrés par Al-Qaïda. Développer l'emploi doit donc être une priorité, notamment dans le secteur privé.
L'Irak a donc beaucoup à reconstruire, et il a beaucoup de ressources pour le faire. Il faut l'y aider. Le potentiel est considérable si l'on ménage la sensibilité irakienne, mais on devra faire vite, faute de quoi la situation économique risquerait de se dégrader, et ce serait déstabilisateur. Mais les Irakiens en sont conscients.
Le dialogue doit avant tout progresser entre les Kurdes et les Arabes - tous les Arabes, je l'ai dit, car l'aspiration des Kurdes à voir leur influence reconnue dans la province de Kirkouk a eu pour effet d'unir Chiites et Sunnites contre eux. Il faut répondre aux aspirations légitimes des Kurdes mais en trouvant une formule juste pour tous, au risque, sinon, que toutes les minorités du pays se coalisent contre eux. Les Kurdes le savent, c'est pourquoi ils acceptent la médiation des Nations unies alors que la Constitution prévoyait l'organisation d'un referendum. Ce faisant ils se sont montrés sages, et cette sagesse doit perdurer.
Le dialogue doit aussi avoir lieu entre les Sunnites et les Chiites. Le gouvernement est majoritairement chiite, mais le premier ministre a fait la preuve de son réalisme. En lançant la troupe contre des extrêmises Chiites, il a démontré aux Sunnites qu'il était le premier ministre de tous les Irakiens ; il a donc besoin de constituer des alliances et, pour cela, de dialoguer.
Selon moi, le risque de fragmentation du pays n'existe pas. Elle ne s'est pas produite quand elle aurait pu avoir lieu, et quand les Chiites de Bassorah ont imaginé pour le Sud du pays ce que les Kurdes avaient obtenu au Nord – une large autonomie – le quorum n'a pas été atteint lors du referendum. Cela démontre un certain sentiment national même chez ceux qui pensent avoir intérêt à la fragmentation. De plus, comme l'ont montré les élections, il y a eu une maturation intellectuelle en Irak. En bref, on entend parler de fragmentation mais je pense que ce petit bruit ne sera pas traduit dans les faits, même par les Kurdes.
Comment envisager l'avenir politique du pays ? Si l'on met en parallèle la situation en Irak et de nombreux événements intervenus récemment ailleurs, on ne peut qu'être frappé de voir à quel point, en Irak, le politique a prévalu. La campagne électorale a été une vraie campagne, les élections provinciales ont été de vraies élections – où les femmes ont voté à visage découvert -, et le premier ministre les a gagnées parce qu'il a joué la carte du nationalisme et de la sécurité. Donc, les Irakiens s'affrontent, et parfois violemment, mais ils le font sur le terrain politique. Ce qu'ils ne savent pas faire, c'est négocier : ils ont tendance à commencer à négocier douze minutes avant minuit, et à ne pas céder. C'est en quoi les Nations unies sont très utiles : nous arrivons à minuit moins huit, avec une formulation impartiale qui permet un accord gagnant-gagnant…