La France vient de payer un lourd tribut pour son engagement en Afghanistan.
Je voudrais, à la suite de Guy Teissier, rendre une nouvelle fois hommage à nos soldats qui ont payé leur engagement du sacrifice ultime. Ils ont fait preuve d'un courage, d'une volonté et d'un professionnalisme extraordinaires. Je me suis rendu ce matin dans les hôpitaux Bégin et Percy où j'ai rencontré les soldats blessés. Leurs témoignages montrent un sang-froid, une lucidité et un courage hors pair. Mes pensées vont aussi à leurs familles, leurs amis, leurs frères d'armes qui sont dans la peine comme l'a été toute la communauté militaire, durement touchée par la perte de dix de nos camarades. C'est dans cet esprit que nous nous sommes rendus sur place avec le Président de la République et M. Bernard Kouchner.
Avant de donner un certain nombre d'éclairages sur l'embuscade et l'environnement militaire dans lequel se déroulait cette opération, je voudrais vous rappeler le cadre politique et juridique de notre présence. La France est présente en Afghanistan depuis 2001 avec trente-sept autres pays, parmi lesquels certains qui n'ont pas une grande tradition d'opérations extérieures, comme les pays scandinaves, et même des pays neutres, tels que l'Autriche et l'Irlande.
En second lieu, nous intervenons en Afghanistan dans le cadre d'un mandat des Nations Unies, et plus précisément de la résolution 1386 du 20 décembre 2001, qui a créé la FIAS – la Force internationale d'assistance et de sécurité. Son mandat est renouvelé chaque année par une résolution du Conseil de sécurité, et il l'a été la dernière fois en septembre 2007.
Ce mandat comporte quatre missions : aider le gouvernement afghan à étendre son autorité à l'ensemble du pays ; mener des actions destinées à assurer la stabilité et la sécurité en coordination avec les forces de sécurité nationales afghanes ; encadrer et soutenir l'armée nationale afghane ; enfin, apporter un soutien aux programmes du gouvernement visant à désarmer les groupes illégaux. Cette résolution est placée sous le chapitre VII de la Charte des Nations Unies, qui permet aux unités d'exercer leur droit à une légitime défense renforcée.
La FIAS, coalition de pays volontaires déployés sous l'autorité du Conseil des Nations Unies, est placée, depuis août 2003, sous commandement de l'OTAN. À ce jour, trente-huit pays y participent, dont douze n'appartiennent pas à l'OTAN et vingt-cinq sont membres de l'Union européenne. Au sein de cette dernière, seules Chypre et Malte ne sont pas présentes en Afghanistan.
Cette force compte quelque 51 000 hommes, répartis dans cinq régions. Avec environ 3 300 soldats, la France se place derrière les États-Unis – 19 000 hommes –, le Royaume-Uni – 8 600 –, et à peu près au même niveau que les grandes nations occidentales, Italie, Allemagne et Canada. Le nombre de nos soldats présents en Afghanistan varie tous les jours en fonction des allers et des retours mais il est en gros de 3 300 hommes, dont 450 au titre de la composante « air », 300 au titre des bateaux qui patrouillent au large des côtes pakistanaises dans le cadre de la lutte contre les trafics, une trentaine au titre d'Epidote, c'est-à-dire de la formation des officiers afghans, une quarantaine au titre du soutien « air » et, enfin, 2 500 hommes sur le terrain dans la région centre, quelques-uns participant à une OMLT – Operational Mentor and Liaison Team – avec les Hollandais.
Compte tenu du mandat des Nations Unies, l'enjeu est donc double pour la coalition. Au niveau afghan, il s'agit de reconstruire le pays, de le stabiliser et de consolider l'État de droit. Au niveau international, il s'agit de lutter contre le terrorisme, menace essentielle pour les démocraties et la communauté internationale. New York, Madrid, Londres, Casablanca, Alger, Bali ont ainsi été le théâtre d'attentats majeurs ces dernières années. Le terrorisme l'a prouvé : il frappe et peut frapper partout.
Notre engagement en Afghanistan a également pour but la défense des droits de l'homme. Puis-je rappeler que, sous le régime moyenâgeux des talibans, de 1996 à 2001, les droits de l'homme étaient bafoués, la condition des femmes était indigne, les jeunes filles n'étaient ni scolarisées ni soignées, alors qu'on lapidait dans les stades aux mi-temps des matchs de football ? Même les cerfs-volants des enfants étaient interdits. À travers la destruction des Bouddhas de Bâmyiân, la culture et la civilisation afghanes elles-mêmes étaient mises en cause par le régime des talibans.
Compte tenu de son mandat, la communauté internationale doit remplir une triple missions : la pacification et la restauration de la stabilité de l'Afghanistan, la mise en place de formations militaires et de sécurité pour que l'Afghanistan puisse retrouver sa propre souveraineté et l'exercer, l'engagement d'un programme de reconstruction et de développement de l'Afghanistan.
En ce qui concerne tout d'abord la pacification et la restauration de la stabilité de l'Afghanistan, la FIAS a désormais repris pied sur la quasi-totalité du territoire, à l'exception de l'extrême sud-ouest du pays, très peu peuplé. Cette pacification et cette stabilisation sont indispensables pour pouvoir transférer la responsabilité de leur sécurité aux Afghans eux-mêmes et assurer la reconstruction et le développement du pays.
Les Afghans reprennent actuellement, comme la France l'avait souhaité, la gestion de leur capitale. Progressivement, l'ensemble des zones situées autour de Kaboul leur sera transféré. Au cours de l'année 2009, l'armée et la police afghanes doivent aussi recouvrer la vallée de l'Ouzbin, où sont tombés nos soldats. À terme, c'est toute la région Centre-Capitale qui sera sous contrôle afghan, nos forces n'agissant qu'en soutien.
Le regain des violences que nous connaissons actuellement est essentiellement lié – j'insiste sur ce point – à l'accroissement des opérations menées par l'Alliance atlantique et les forces de sécurité afghanes dans des zones qui, jusqu'à présent, étaient considérées comme des sanctuaires d'extrémistes. C'est parce que nous sommes de plus en plus présents que le nombre d'opérations menées par les talibans s'accroît. Ainsi en 2007, 70 % des incidents relatifs à la sécurité ont eu lieu dans seulement 10 % des 398 districts du pays, soit sur un territoire qui rassemble 6 % de la population.
La deuxième mission de la communauté internationale consiste à former les forces de sécurité afghanes afin de donner à l'Afghanistan la capacité d'assurer lui-même la stabilisation et la pacification.
L'armée nationale afghane compte aujourd'hui environ 50 000 hommes contre 20 000 il y a quelques mois. Notre ambition est de porter ses effectifs, dans un délai relativement bref, à 120 000 hommes. Les progrès sont là, vous le verrez, Monsieur le président de la commission de la défense, quand vous vous rendrez à nouveau en Afghanistan. Si vous interrogez les soldats de l'armée nationale afghane, ils vous diront que celle-ci, en l'espace de six mois, se transforme progressivement en une véritable armée : nous avions des guerriers, ils deviennent des soldats.
Nous agissons à quatre niveaux. Tout d'abord, nous accompagnons les unités afghanes. La FIAS a introduit le concept des Operational Mentoring and Liaison Team, les OMLT, grâce auxquelles les hommes de la FIAS – dont environ trois cents pour la France – assurent graduellement la formation de l'armée nationale.
Nous assurons aussi la formation des officiers : 160 stagiaires sont actuellement concernés et, depuis le lancement de cette action dénommée « Epidote », nous avons formé plus de 5 000 officiers.
Nous avons également créé, avec les Allemands, une école de logistique : la Driver mechanic school de Kaboul sera en service en 2009.
Nous assurons enfin la formation des commandos afghans. Six bataillons sont formés par des forces spéciales françaises et américaines. Le premier cycle de formation a permis d'accueillir environ 600 militaires.
Le programme de reconstruction et de développement de l'Afghanistan constitue notre troisième mission après la stabilisation et la formation. Je laisse à Bernard Kouchner, qui a joué un rôle majeur dans l'organisation de la Conférence de Paris, le soin d'évoquer cette question. Je rappelle toutefois que, grâce à l'initiative de la France, vingt milliards de dollars ont été promis par la communauté internationale pour le développement de l'Afghanistan.
Je citerai aussi quelques chiffres qui montrent les progrès accomplis. Le nombre d'enfants scolarisés est passé de 900 000 à 6,5 millions, parmi lesquels 1,5 million de jeunes filles. La mortalité infantile a chuté de 26 %. Le pourcentage de la population afghane ayant accès aux soins est passé de 8 à 80 %. L'Afghanistan compte aujourd'hui 103 hôpitaux et plus de 800 centres de soins. Quatre mille kilomètres de routes ont été construits, il n'en existait que cinquante lorsque nous sommes arrivés. Par ailleurs, les forces de la coalition ont conduit plus de mille projets de développement dans le cadre des actions civilo-militaires « CIMIC ».
Il faut enfin citer les progrès démocratiques : une élection présidentielle s'est tenue en 2003, et le prochain scrutin est prévu pour l'année prochaine.
Bien entendu, de nombreux progrès restent à accomplir et nous sommes confrontés, sur le plan intérieur, à trois faiblesses majeures. Il s'agit tout d'abord de l'état de la police afghane qui, si elle compte 75 000 hommes, demeure une force peu fiable, gangrenée par la corruption et avec un niveau d'instruction et de formation très variable. Le trafic de drogue pose également un grave problème puisque on estime que 90 % de la production mondiale d'héroïne proviennent d'Afghanistan. Enfin, la corruption reste extrêmement développée dans les structures administratives du pays.
Dernière difficulté majeure : le rôle joué par un certain nombre de pays voisins. Je pense notamment au Pakistan, qui de toute évidence doit faire l'objet d'une pression internationale accrue, afin qu'il ne serve plus de base arrière aux talibans.
J'en arrive aux événements du 18 août. Il convient de mettre fin à certaines rumeurs et de reconstituer l'opération telle qu'elle a été menée. La reconstitution que je vous présente a été élaborée par l'état-major des armées à partir de l'ensemble des témoignages des soldats qui ont participé à l'opération, mais aussi de l'examen précis des commandements donnés et consignés. Ce travail a été effectué durant tout ce week-end.
Depuis le 8 août, après l'Italie, la France est responsable de la vallée de l'Ouzbin. Cette responsabilité va de pair avec celle de la région Centre-Capitale. C'est dans le cadre d'un système tournant avec la Turquie que nous avons succédé aux Italiens pour le commandement de la région Centre dont cette vallée du district de Surobi fait partie.
Entre le 8 août et le 15 août, rien ne permettait de prévoir l'attaque massive dont nos forces ont fait l'objet. Le 15 août, celles-ci ont entamé une mission de trois jours qui avait pour but, d'une part de reconnaître un terrain dont nous venions de reprendre le contrôle, d'autre part de nouer des relations avec les populations de la vallée afin de réinstaurer progressivement la sécurité du district.
Le 18 août, la mission débute à 9 heures avec une section du 8eRPIMa, des éléments de l'armée nationale afghane, une section du régiment de marche du Tchad et quelques forces spéciales américaines. À 13 heures 30, la section de tête de la colonne du 8e RPIMa entame à pieds la reconnaissance du col situé à 2 000 mètres d'altitude, suivie des forces américaines, de Rouge 4, la section du régiment de marche du Tchad et des éléments de l'armée nationale afghane. En partant de Sper Kunday, village à partir duquel on monte au col, Carmin 2, la section du 8e RPIMa à laquelle appartiennent neuf de nos soldats qui vont périr, a pour objectif d'aller jusqu'au col et de reconnaître ce territoire. Il s'agit d'une procédure habituelle et nos soldats sont appuyés par des VAB, véhicules de l'avant blindé, dont les automitrailleuses assurent la couverture des fantassins engagés sur le col.
À 15 heures 45, le groupe de tête est attaqué. Les insurgés – selon nos informations, ils sont une petite centaine – attaquent aussi, en même temps, l'arrière de la section et la section de l'armée nationale afghane qui la suit. Rouge 4, placée en appui et qui aurait pu venir au secours de Carmin 2, est également attaquée. Dans une opération parfaitement concertée, les insurgés ont entrepris de « fixer » la totalité de la patrouille conduite par Carmin 2. Les combats sont extrêmement durs et, à 15 heures 52, la section de tête alerte la FOB Tora, le camp de base d'où partent les missions.
À 16 heures 10, soit 25 minutes après le début des hostilités, la section de réaction rapide en place au camp de base de Tora est envoyée en renfort. Elle arrive sur zone à 17 heures, cinquante à cinquante-cinq minutes après son départ.
À 16 heures 10, selon une procédure classique, une demande d'appui aérien est formulée par la section. À 16 heures 20, des avions A10 américains, spécialisés dans l'appui au sol et dotés d'une grande puissance de feu grâce à un canon mitrailleur, sont sur zone. Ils sont guidés par les forces spéciales américaines de la mission dont les JTAC (Joint terminal attack controller) sont capables, depuis le sol, de désigner leurs objectifs aux avions par laser. Mais les avions ne tirent pas, estimant les insurgés et nos soldats trop imbriqués. Les talibans ont en effet compris qu'il leur fallait coller au maximum aux forces de l'alliance pour éviter les frappes aériennes.
À 17 heures 40, les avions A10 peuvent enfin délivrer le feu. Ils tirent plus de 1 400 munitions, sans, je le confirme, qu'aucun tir fratricide ne soit à déplorer. Ce matin encore, j'en ai parlé avec les soldats hospitalisés : il est vrai que la puissance de feu des avions est telle que leur intervention est extrêmement marquante ; il est également vrai qu'ils ont parfois tiré assez près de nos soldats, mais c'est parce que ces avions ont pu tirer que nos soldats ont pu commencer à décrocher. Jusqu'à ce moment, nos hommes ne voyaient pas les insurgés et se retrouvaient pris, à chacun de leur mouvement, sous le feu ennemi venant de l'est, du nord comme de l'ouest, l'encerclement étant progressif.
Les manoeuvres de nos soldats se sont faites sous les ordres du chef de section qui a toujours été en contact avec ses hommes et avec l'arrière. Grâce à la décision très courageuse de cet adjudant qui a ordonné le décrochage, nous avons probablement évité des pertes beaucoup plus lourdes. Comme nous avons pu le reconstituer, grâce aux témoignages de tous les soldats engagés, tout cela s'est fait avec professionnalisme, sang-froid et une maturité exceptionnelle. Un seul exemple : presque tous les soldats ont veillé à conserver, en dépit du feu de l'ennemi, un chargeur pour pouvoir se défendre jusqu'à la phase de repli.
Les tirs talibans sont alors encore trop nourris pour que l'on puisse poser un hélicoptère et évacuer les premiers blessés sans risque. Ces derniers ne pourront être emmenés qu'après 20 heures quand la zone d'atterrissage des hélicoptères aura été sécurisée.
À 20 heures justement, les renforts complémentaires provenant de Kaboul sont sur zone et permettent alors d'inverser le rapport de forces. Ils sont appuyés par des drones Predator, envoyés par les forces américaines.
Dans le même temps, les forces françaises ont réussi à sécuriser une zone pour que les hélicoptères puissent se poser, ce qui permet, outre l'évacuation des blessés, d'assurer l'approvisionnement en eau et en munitions de nos troupes, notamment des véhicules blindés qui assuraient l'appui feu depuis le village de Sper Kunday, à 1 500 mètres à vol d'oiseau du col. Je rappelle que le camp de Surobi se trouve à une heure et Kaboul à deux heures trente.
Pendant toute la nuit, les rotations d'hélicoptères Caracal se poursuivront. Permettez-moi de saluer les équipages qui ont assuré quatorze heures de vol d'affilée, dont neuf heures de nuit, dans des conditions très hostiles.
Le terrain est repris par nos forces le matin du 19 août. Nous contrôlons à nouveau la zone à partir du début de l'après-midi jusqu'au moment où le commandement de la région Centre décide de décrocher les hommes pour qu'ils reviennent au camp de Tora.
Le bilan du côté des rebelles est bien entendu incertain. Mais selon les services de renseignement alliés, nos ennemis auraient perdu une quarantaine d'hommes, dont un important chef taliban, et compteraient une trentaine de blessés.
Nous tirerons, bien entendu, tous les enseignements de l'opération du 18 août, comme nous les tirons après chacune de nos opérations, afin de progresser sans cesse dans les missions que nous menons. Je présenterai ce retour d'expérience au Président de la République dans les jours qui viennent.
Évidemment, nous mettons tout en oeuvre pour protéger nos soldats. Ils sont bien équipés et suivent une formation spéciale extrêmement difficile de 6 mois avant de partir pour l'Afghanistan. Ils sont tous des professionnels aguerris, prêts au combat dans les situations les plus extrêmes. Mais puis-je ajouter que le risque zéro n'existe pas dans les armées ? Nous ne pouvons que limiter le risque au maximum, et c'est ce que nous faisons grâce à toutes les décisions que nous avons pu prendre depuis des mois.
En conclusion, je voudrais insister sur quelques points. Même si l'Afghanistan se situe à près de 7 000 kilomètres de Paris, ce qui s'y passe concerne notre sécurité et la sécurité de nos concitoyens. En Afghanistan, nous luttons contre le terrorisme international. Nous évitons la déstabilisation totale d'une région extrêmement fragile, qui a pour voisins l'Iran et le Pakistan. Nous défendons une cause juste : celle des droits de l'Homme, de la dignité de la femme, de la démocratie. Nous défendons nos valeurs les plus fondamentales.
Vous le constatez avec ces opérations : les talibans savent que le rapport de force ne leur permet pas d'espérer contrôler à nouveau les zones dans lesquelles nous sommes implantés. Leur objectif est donc différent : il s'agit de marquer les esprits, de couper nos forces du soutien de leurs opinions publiques, de faire douter ces dernières pour que certains pays finissent par céder.
Et pourtant, je suis convaincu que nous n'avons pas d'autre choix que de poursuivre l'effort mené par la communauté internationale. Cet effort sera nécessairement long. On ne peut pas restaurer en six ans un pays frappé par la guerre depuis tant d'années. Mais nous n'avons pas le droit de perdre.