Je fais cette année ma trentième rentrée scolaire en tant que professeur d'histoire et géographie, et j'ai le souvenir que l'inspection pédagogique donnait pour consigne, entre 1975 et le début des années 1990, de supprimer les chronologies. Les enseignants veillaient donc scrupuleusement à ne pas accabler les jeunes de dates, sous prétexte qu'ils ne pourraient pas les retenir. Il ne fallait pas y attacher l'importance qu'on leur avait donnée dans le passé – peut-être de manière tout aussi excessive, d'ailleurs. Or j'ai l'impression que l'inflation des commémorations dans notre pays est une façon de combler un manque dans une société qui n'a plus ses repères chronologiques, en particulier pour les deux générations qui sont arrivées à l'âge adulte sans bénéficier de ce savoir. Elles semblent aujourd'hui le découvrir, à travers des événements autrefois occultés, comme l'esclavage, ou d'autres qui le sont toujours – je pense notamment à l'histoire des Pieds-noirs.
Je crains que cette inflation de commémorations non seulement ne banalise, mais ne réduise même la portée de chaque commémoration. Cela a été dit : le 8 mai est une date importante, de même que l'est, désormais, le 10 mai. Le 9 mai devrait l'être aussi, mais comment s'y retrouver dans toutes ces dates ? Comment donner une signification à une telle succession de commémorations ? Sans doute le groupement de ces trois dates est-il particulièrement malencontreux, mais il en existe de nombreuses autres, tout au long de l'année. Maxime Gremetz vient d'ailleurs de nous en proposer une autre pour commémorer la Résistance. Je pensais que le 18 juin – jour où le mot est prononcé pour la première fois – constituait un choix judicieux, mais il est vrai que la fondation du CNR est importante aussi. Une date de plus !
La commémoration traditionnelle est toujours fondée sur des événements tragiques, voire sinistres, et les jeunes générations ne se sentent pas incitées à y participer. Ainsi, la cérémonie devant le monument aux morts n'attire pas naturellement les plus jeunes. Il faudrait trouver des modalités plus attrayantes – sans bien sûr faire n'importe quoi ; la Journée de la déportation, par exemple, ne saurait être festive. L'Europe est peut-être justement l'occasion de sortir de cette forme de commémoration. Le 9 mai – puisque cette date s'impose progressivement, quoique plus lentement dans notre pays que chez certains voisins – pourrait être l'occasion de célébrer les jumelages qui unissent des villes dans toute l'Union européenne. Une telle célébration, par nature festive, aurait une signification concrète.
Il me semble en tout cas indispensable de s'extirper du souvenir des grandes guerres qui ont ravagé le continent et de privilégier la confiance dans l'avenir au culte du passé. Il est vrai que le sentiment d'appartenance à un groupe se forge souvent dans les drames. Les attentats perpétrés à Londres et Madrid ont ainsi donné aux Européens, pour la première fois, le sentiment d'un vécu commun, car chacun sait que ce qui s'est passé aurait également pu arriver à Rome, Paris ou Berlin. Souhaitons toutefois que le développement du sentiment d'appartenance à l'Europe passe par des événements joyeux plutôt que tragiques. L'hymne européen n'est-il pas l'hymne à la joie ?