La question de l'esclavage a été très présente dans ce débat. Or elle a été tranchée dès 1795. Un de vos collègues parlementaires, Pierre Thomany, député de Saint-Domingue, avait proposé au Conseil des Cinq-Cents, qui l'avait adoptée, une motion en vue de commémorer l'abolition de l'esclavage décidée l'année précédente. Ainsi, la commémoration de l'abolition de l'esclavage est presque aussi ancienne que l'abolition elle-même et que la République. Si on l'a depuis oublié, c'est sans doute parce que l'esclavage a été rétabli plus tard – mais cela est une autre histoire. Il reste qu'à mon avis, la question est tranchée.
J'ai le sentiment que les sensibilités s'affrontent davantage à propos de la manière de commémorer que sur les grands principes, au sujet desquels nous sommes globalement d'accord. Ainsi, avec M. Vanneste, nous avons pu nous retrouver sur un nom, celui du général Dumas, né esclave et devenu un personnage emblématique de la République. Ni Philippe Pichot, ni George Pau-Langevin, qui a contribué à l'érection prochaine d'un monument au général, ne nous contrediront. Cela prouve qu'il existe de grandes figures autour desquelles nous pouvons nous rassembler.
M. Vanneste rappelait aussi les tentatives de certains groupuscules, qui parfois ne représentent qu'eux-mêmes, pour récupérer ces sujets. Ainsi, la question de l'esclavage a vite dérivé vers celle de la traite négrière, laquelle a elle-même dérivé vers une prétendue question noire en France, alors que la République ne fait pas de distinction entre les couleurs. Il s'est trouvé des gens, y compris parmi ceux que la mission a auditionnés, pour parler au nom des Noirs. Je ne sais pas s'il y a des « associations noires », mais j'imagine que si on avait auditionné une instance soi-disant représentative des associations blanches, cela aurait fait du bruit.
Il faut donc désormais songer à une manière de commémorer sur laquelle nous puissions nous mettre d'accord. Il ne faut pas opposer systématiquement les jours de souffrance aux jours heureux, ou « les jours sombres » aux « jours de gloire », pour reprendre les termes employés dans la convocation à cette table ronde. Je suis sûr que l'on peut trouver quelque chose de positif dans les uns comme dans les autres.
Ne devrait-on pas essayer de se rassembler autour de grandes figures, comme celle du général Dumas, premier « afrodescendant », si l'on peut dire, à avoir accédé à ce grade ? M. Vanneste n'a pas oublié – et j'en suis ravi – que c'était dans sa circonscription que le 13e régiment de chasseurs à cheval, commandé par le chevalier de Saint-George et secondé par Dumas, avait combattu pour un idéal que nous partageons tous. Je me demande donc si on ne pourrait pas essayer de valoriser certaines figures positives. Cela permettrait peut-être de rassembler les Français, même sur les questions qui fâchent. Car il faut être clair : de même qu'un pays qui n'a pas de mémoire n'a pas d'avenir, il en est des nations comme des personnes âgées. Quand on perd la mémoire, et notamment la mémoire de choses désagréables, c'est parfois un signe avant-coureur de la démence. Il ne faudrait donc pas tomber dans une espèce d'Alzheimer français. De même, il faudrait cesser de se lancer des accusations, de se diviser en camps, de parler de peuples… Pour moi, il y a un peuple français, même si, bien sûr, celui-ci est multiple.
Nous nous rassemblons sur des valeurs fondamentales. Essayons donc de ne pas occulter les questions qui fâchent. Lors de sa leçon inaugurale sur la philosophie de l'histoire, à Berlin, en 1822, Hegel le disait déjà : les historiens ne sont pas tous d'accord ; eux aussi s'affrontent ; eux aussi s'inscrivent dans un pays et dans une idéologie. Ils partagent parfois les préjugés de leur temps. L'histoire est évolutive, c'est une recherche permanente. De même, je ne crois pas que l'on doive la laisser aux seuls historiens : les politiques aussi ont leur mot à dire. Quoi qu'il en soit, il faudrait essayer de se rassembler, que ce soit le 19 mars, le 5 décembre ou le 10 mai – sans doute faut-il limiter le nombre de dates – autour de figures positives, que tous les Français puissent reconnaître.
D'autant qu'il y a parfois des injustices manifestes, comme dans le cas du général Dumas. Il vaut peut-être la peine que je rappelle qui il était, car c'est une figure particulièrement emblématique. Il est né esclave, en 1762, dans la colonie de Saint-Domingue – qui faisait vivre alors un Français sur huit –, et mort à Villers-Cotterêts, dans l'Aisne. C'est le père de l'écrivain français le plus lu dans le monde. Il croyait profondément à la République. Il a souffert de l'esclavage, qu'il a refusé de rétablir quand on a voulu l'y inciter en 1802. Ce grand Français, ce grand soldat n'a jamais été récompensé.
Le Comité des célébrations nationales, où siègent de nombreux historiens, a refusé en 2006 d'inscrire la mort du général sur la liste des commémorations, ce qui m'a beaucoup choqué. Malgré ce scandaleux déni d'histoire, nous avons eu le plaisir, Philippe Pichot et moi, de nous retrouver au col du Petit-Saint-Bernard pour une cérémonie en compagnie de chasseurs alpins – le général Dumas, commandeur de l'armée des Alpes en 1794 et vainqueur lors d'une bataille au Petit-Saint-Bernard, est en effet l'un des fondateurs de cette unité. Cela n'a posé aucun problème à l'armée française de rendre hommage à un homme de couleur et ancien esclave. Le scandale, ce jour-là, n'est pas venu de là où on pouvait l'attendre : ce sont des indépendantistes savoisiens qui ont perturbé la cérémonie et sifflé la Marseillaise, le général Dumas représentant, pour eux, le symbole même du colonialisme français !