On peut faire des lois, des décrets, des circulaires, sans pour autant faire avancer les choses concrètement. La question de la mémoire de l'esclavage illustre cela à merveille : aujourd'hui, en France, sur le territoire métropolitain, deux dates officielles commémorent l'esclavage : celle du 10 mai qui, selon l'article 4 de la loi Taubira, est un jour de commémoration de l'abolition de l'esclavage ; et celle du 23 mai, dédiée à la mémoire des victimes de l'esclavage.
Le choix de ces deux dates est le résultat d'un affrontement mémoriel au sein de la République, deux Présidents de la République ayant, à deux ans d'intervalle, fait en sorte qu'il y ait deux dates. Cela doit nous faire réfléchir : le gouvernement ne peut pas décider et le Parlement ne peut pas légiférer en dehors des intérêts des groupes concernés.
En France métropolitaine, il n'existe pas une mémoire de l'esclavage. Cette dernière existe avant tout sur les terres françaises où a existé l'esclavage. Il convient en effet de distinguer histoire et mémoire.
En Guadeloupe et à la Martinique, en particulier, le mot « esclavage » est en quelque sorte un gros mot, que l'on ne se permet pas de prononcer aisément. La mémoire de l'esclavage y est douloureuse. Pourtant, bien que ce mot ne soit pas prononcé, s'y déroulaient des commémorations de l'abolition de l'esclavage dont l'objectif, lié à la citoyenneté, était de permettre aux descendants d'esclaves de se reconnaître Français, de devenir des Français.
Le problème est que cette mémoire s'est opposée, dans les années soixante-dix, à une autre interprétation de la mémoire de l'esclavage portée par les nationalistes, parlant non pas de l'abolition de l'esclavage mais de héros anticolonialistes. Ces deux notions se sont fermement opposées, au point qu'en 1983, quatre dates de commémoration de l'abolition de l'esclavage sont devenues des jours fériés en Guadeloupe, à la Martinique, en Guyane et à la Réunion – en plus d'une autre date fériée qui est celle des fêtes Schoelcher. Cette profusion de dates a conduit à une incompréhension.
Je prétends que deux mémoires coexistent sur cette question de l'esclavage. Celle de la République, qui n'a pas connu l'esclavage, la Première République ayant voté l'abolition dans les colonies françaises, la Deuxième République l'ayant aboli définitivement et introduit la citoyenneté. Il n'y a donc aucune raison de parler, en République française, d'une quelconque repentance par rapport à l'esclavage.