Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie chaleureusement du grand honneur que vous me faites en m'invitant à cette séance d'audition. La crise est grave en elle-même. L'industrie financière est une des grandes composantes du secteur des services. Elle emploie beaucoup de monde. De plus, la crise risque d'avoir une influence paralysante sur l'économie « réelle », et pas seulement de l'autre côté de l'Atlantique. Les enjeux sont donc de taille et je me réjouis de l'attention que vous portez à ce problème.
Je ne compte pas vous parler des défis auxquels doivent faire face ceux qui portent la charge peu enviable de la gestion de la crise en cours. Cette gestion est entre les mains, en premier lieu, de mes anciens collègues des banques centrales qui assurent avec efficacité le fonctionnement des marchés monétaires. Sans cette action, les manifestations de la crise risqueraient de prendre une dimension systémique. Les gouvernements jouent aussi un rôle actif dans les pays – heureusement très rares – où ils ont jugé approprié de sauver des institutions au bord de la faillite. La gestion de la crise est aussi, et même principalement, entre les mains des dirigeants des entreprises financières, notamment des banques, qui portent la responsabilité première d'évaluer correctement la valeur de leurs actifs et d'en assurer rapidement la publication – ce qui, je le reconnais, n'est pas une mince affaire.
Je privilégierai plutôt une approche prospective : que devrait-on faire pour éviter, à l'avenir, la répétition d'une crise qui, par la rapidité de sa diffusion, par son ampleur et sa durée, pourrait peser lourdement sur l'activité économique et représenterait ainsi un danger systémique ? Notre objectif ne peut cependant être l'élimination de toutes les crises. Les crises financières, même quand elles se traduisent par la faillite de certaines institutions, constituent une sanction indispensable des erreurs de gestion. Sans cette sanction, on irait vers la généralisation et la permanence de comportements qui ignorent les risques pourtant inhérents à toute activité financière. Cela nous conduirait tout droit vers ce que nous voulons précisément éviter, à savoir une crise véritablement systémique. Encore faut-il veiller à ce que la sanction ne pénalise pas aveuglément ceux qui ne portent aucune responsabilité dans la naissance et le développement de la crise.
Nous avons connu, au cours des vingt-cinq dernières années, bon nombre de crises. Dans les années 1980 et 1990, c'est surtout le monde en développement qui a été touché : l'Amérique latine à plusieurs reprises, l'Asie du sud-est, la Russie. Entre 1985 et le début de notre siècle, le monde développé a été aussi atteint, principalement aux États-Unis, avec l'effondrement de Wall Street en 1987, la crise des caisses d'épargne en 1988, le sauvetage du LTCM, un prestigieux hedge fund, en 1998, enfin l'éclatement de la bulle Internet en 2000-2001. Dans les années 1990, l'Europe n'a pas été épargnée : crise bancaire Scandinave, « secondary banking crisis » en Grande-Bretagne, crise immobilière en France. Ces crises ont causé beaucoup de dégâts mais la plupart d'entre elles ont été maîtrisées relativement vite et sont restées géographiquement assez bien localisées.
Chacune de ces turbulences passées s'est déroulée selon le scénario de base traditionnel décrit par les économistes du XIXe siècle : une période d'euphorie, dominée par la disparition du sens du risque, suivie tôt ou tard par de fortes secousses financières. Ce même scénario se retrouve dans la crise actuelle. Cependant, celle-ci comporte des éléments qui, sans être radicalement nouveaux, portent une responsabilité majeure en ce qui concerne sa gravité. C'est en examinant chacun de ces éléments que j'essaierai de réfléchir à la possibilité et à l'opportunité d'actions préventives. Vu la complexité de la situation actuelle, il faudra encore du temps avant d'arriver à des recommandations, même approximatives, mais on peut commencer à formuler dès maintenant des interrogations.
Première spécificité de la crise : il s'agit d'un processus de contagion fulgurant.
La crise a éclaté aux États-Unis, dans le marché hypothécaire à haut risque – « subprime » –, où les emprunteurs ont été pris en tenaille entre, d'une part, l'arrêt de la hausse puis le début de la baisse des prix des maisons familiales – environ 15 % par rapport au pic atteint il y a un an et demi – et, d'autre part, l'augmentation accélérée du poids de la charge financière. Cette crise n'est pas restée circonscrite. Elle a contaminé une très grande partie des marchés financiers, non seulement aux États-Unis, mais aussi dans le reste du monde développé, et principalement en Europe.
Une partie de l'explication de ce phénomène de contagion se trouve dans le fait que l'ensemble des marchés financiers avait atteint, vers l'hiver 2006-2007, un état d'exubérance exceptionnelle. Cette exubérance s'était développée graduellement à partir de la fin de la récession américaine de 2002-2003. À titre d'exemple, la prime de risque, c'est-à-dire le rendement additionnel exigé par le marché pour un placement à risque par rapport à un placement en fonds ou effets publics, était tombée à un niveau dérisoire. Cela ne pouvait pas durer ; un retournement vers des prix plus réalistes, tenant compte de l'ampleur réelle des risques, était inévitable. La crise hypothécaire américaine a donc agi à la fois comme détonateur et comme un facteur d'aggravation.
Il existe une seconde explication, complémentaire de la première. La rapidité de la contagion tient au fait que l'intégration financière internationale, que l'on peut aussi appeler « globalisation financière », a atteint une très grande intensité. Or qui dit intégration financière dit multiplication des réseaux d'interconnexion entre les marchés et donc généralisation de l'interdépendance financière.
Que l'intégration financière comporte, en même temps que des avantages en termes d'efficacité, des risques d'instabilité ne constitue pas une découverte. Depuis 1980, les économistes de la Banque des règlements internationaux ne cessent de nous le rappeler. Plus récemment, en 2001, le rapport final du Comité des sages sur la régulation des marchés européens des valeurs mobilières, que j'ai eu le plaisir de présider – à l'initiative de Bercy, au demeurant –, formulait l'analyse suivante : « Quoique convaincu que des marchés financiers développés, profonds, liquides et innovants engendreront des gains de productivité substantiels et profiteront en conséquence à chaque citoyen européen, le Comité estime également qu'une plus grande efficacité ne va pas nécessairement de pair avec une stabilité renforcée. L'intégration accrue des marchés des valeurs mobilières implique une plus grande interconnexion de manière transfrontalière, ce qui augmente leur exposition commune à des chocs financiers. Il n'incombe pas au Comité d'évaluer ce risque et encore moins d'émettre des recommandations sur la manière d'y faire face. Toutefois, étant donné l'interconnexion croissante des différents segments des marchés de valeurs mobilières et des différents intermédiaires financiers, le Comité estime qu'il est urgent de renforcer, au niveau européen, la coopération entre les régulateurs des marchés financiers et les institutions chargées de la microsurveillance et de la macrosurveillance prudentielles. »
Ce constat peut aisément être transposé du niveau européen au niveau mondial. L'interconnexion tous azimuts des marchés de valeurs mobilières et de la gamme complète d'intermédiaires financiers impose une active coopération, au niveau mondial, entre les principales autorités chargées tant de la régulation des marchés que des micro- et macrosurveillances prudentielles. Certes, des crises locales peuvent et doivent être prises en charge par des autorités nationales. Il est tout aussi évident que l'Europe ferait mieux de parler d'une seule voix avec les Américains, ce qui présuppose que l'on organise convenablement la coopération intra-européenne. Mais tant la prévention d'une crise systémique que la gestion d'une crise – comme celle que nous connaissons aujourd'hui – qui, faute de traitement efficace, pourrait dégénérer en crise systémique, exigent une intense coopération globale. La mise en place, à Bâle, du Forum de stabilité financière constitue un bon départ, mais ce n'est qu'un départ. La coopération entre institutions se met doucement en route – il existe une coopération intéressante entre les différents comités européens et l'autorité américaine de la Bourse – mais les échanges ne vont pas encore très loin.
Deuxième spécificité de la crise : la titrisation généralisée.
Au sens large du terme, on entend par titrisation l'utilisation de plus en plus étendue des transactions de marché pour couvrir les besoins de financement des agents économiques. Au sens plus restreint et plus précis, il s'agit de la transformation de créances bancaires en instruments de dette négociables. Cette dernière pratique a pris naissance aux États-Unis il y a une vingtaine d'années et s'est étendue graduellement à l'ensemble du monde développé. Elle a abouti à la transformation profonde de l'activité bancaire : le nouveau « business model » implique non seulement la transformation d'une créance en titre négociable, mais aussi la vente de ces créances et leur placement hors bilan. La banque se trouve à l'origine d'un projet de financement mais n'en garde aucun élément en portefeuille et se libère d'une créance jadis portée, dans la pratique courante, jusqu'à l'échéance.
Jusqu'à l'éclatement de la crise, ce modèle de gestion était considéré par la quasi-totalité des praticiens et par certaines autorités – surtout américaines – comme une innovation comportant deux effets bénéfiques. D'une part, il augmenterait l'efficacité du système en accroissant le rôle des marchés ; de l'autre, il aurait un effet stabilisateur en distribuant les risques de crédit plus largement et en diminuant ainsi la concentration des risques sur le secteur bancaire. J'ai toujours eu et je garde de la sympathie pour le premier argument, mais je doutais de la pertinence du second. Pour que celui-ci soit valable, au moins trois conditions devaient être satisfaites : que les acquéreurs de ces instruments complexes sachent ce qu'ils achètent ; qu'ils soient désireux et capables d'évaluer leur propre capacité de résistance à des chocs financiers ; et qu'en cas de choc ils ne succombent pas à la tentation de réactions grégaires. L'expérience vient de démontrer que, à des degrés divers, aucune de ces conditions n'a été satisfaite.
Il y a plus, hélas ! Il s'est avéré que dans bien des cas les banques ne se sont pas dégagées du risque. Elles ont dû au contraire le réassumer, souvent en apportant des liquidités à ces « véhicules » spécialisés, dans certains cas en réintégrant les instruments de dette dans leur bilan. Elles ont pris ces dispositions soit pour protéger leur réputation, soit à cause de l'ambiguïté des contrats de cession de ces instruments. Pour en avoir examiné un certain nombre, je puis affirmer qu'il n'y en a pas un qui ressemble à l'autre ! Il est aussi apparu que le lien entre le créancier et le débiteur s'est relâché. La banque qui a pris l'initiative du financement a-t-elle examiné avec diligence la position financière du débiteur, alors même qu'elle avait l'intention de vendre la créance ? Qui assumait la responsabilité du suivi de la situation du débiteur jusqu'à l'échéance ? Comment pouvait-on pratiquer ce suivi dans le cas de produits complexes comportant toute une série de débiteurs ? Les économistes de la théorie financière nous ont avertis depuis longtemps que « l'asymétrie de l'information », à savoir le fait que le débiteur connaît mieux sa propre situation financière que son créancier, se trouve à la base de la fragilité financière. Or cette asymétrie s'est considérablement aggravée.
Ce constat soulève plusieurs questions fondamentales auxquelles nous devrons répondre tôt ou tard. Comment préserver la capacité de la titrisation à stimuler l'efficacité sans avoir à subir ses inconvénients ? Si l'on se met d'accord sur le « comment » – il a été ainsi proposé que les banques gardent une proportion des créances dans leur portefeuille –, qui doit assumer la responsabilité de le mettre en oeuvre : compte-t-on sur les pouvoirs publics, ou sur l'autorégulation ? Comment s'assurer du bon fonctionnement de la coopération internationale ?
Troisième spécificité, la complexité déroutante des instruments financiers
Le dysfonctionnement des marchés doit beaucoup au véritable déferlement d'innovations produisant des opérations et des instruments financiers de plus en plus complexes. L'opacité de notre système financier s'en est trouvée aggravée. Le manque de standardisation aidant, on se voit obligé de décrypter, au cas par cas, les opérations ou les instruments proposés par des vendeurs astucieux. De toute évidence, les particuliers n'en ont pas les moyens, mais le problème se pose aussi pour les investisseurs institutionnels. Ceux-ci ne manquent ni de la compétence ni des ressources humaines pour évaluer avec précision les risques que comporte l'acquisition d'un instrument spécifique. Encore faut-il que l'organisation de l'institution encourage l'acheminement de ces expertises vers ceux qui prennent la décision, et ce de manière compréhensible car ces évaluations sont inévitablement aussi complexes que les produits eux-mêmes. Elles font appel à la théorie des probabilités et tous les dirigeants n'ont pas reçu une formation approfondie en mathématiques modernes…
Les régulateurs, conscients de l'existence d'un véritable problème, ont encouragé le recours aux agences de notation. On peut s'interroger sur le bien-fondé de cette orientation. Le fait d'accorder un statut de quasi-monopole public à une poignée d'institutions privées soulève toutes les interrogations traditionnelles au sujet d'un possible abus de puissance. De plus, l'intervention de ces agences recèle des incompatibilités, dont la plus importante est qu'elles sont rémunérées par les émetteurs des produits. Dans bien des cas, elles ont même participé à la construction de ceux-ci. Enfin, les produits étant composites, l'octroi d'un statut de AAA à la tranche la moins risquée peut faire oublier aux acheteurs que la probabilité de maintenir ce statut ne peut être évaluée qu'en examinant soigneusement l'ensemble du produit. La conclusion est que l'acheteur ne peut faire dépendre sa décision de la seule notation : il doit effectuer sa propre analyse.
Ces éléments soulèvent une série de questions. Quelles sont les possibilités d'améliorer la transparence de ces produits complexes ? Quelles en sont les limites ? Peut-on envisager une standardisation et l'utilisation des marchés réglementés, en lieu et place des opérations de gré à gré actuelles ? Et, si l'on perçoit une ligne d'action possible, faut-il passer par la régulation imposée par les pouvoirs publics ou donner une chance à l'autorégulation ?
En essayant de trouver des réponses à ces questions, nous devons veiller à ne pas paralyser la capacité d'innover. Les innovations financières permettent aux agents économiques prudents de se protéger de toutes sortes de risques, ce que l'on observe dès maintenant dans les grands écarts entre les résultats financiers qui sont en train d'être publiés.
Quatrième spécificité : la gestion des risques est mise à l'épreuve.
Une des révélations de la crise actuelle est l'échec patent d'un certain nombre de grandes banques à gérer leurs risques avec efficacité. Fort heureusement, cette observation ne s'applique pas à l'ensemble des établissements, mais les cas sont suffisamment nombreux et la taille des banques en question suffisamment grande pour que l'on s'en préoccupe.
Quelles ont été les causes de l'échec des systèmes de gestion des risques ? Défauts de conception de ces systèmes ? Défaillance des réseaux de communication interne ? Couverture de trop de métiers ou taille excessive des institutions ? Les régulations encore en vigueur ou les systèmes de rémunération à tous les niveaux de la hiérarchie ont-ils encouragé des prises de risque démesurées ? Ces questions méritent réponse mais, s'il est un domaine où les réponses ne doivent pas être formulées à la hâte, c'est bien celui-ci.
J'en viens à mon dernier point : l'importance de prévenir les crises.
Le trait dominant des marchés financiers est un haut degré d'opacité qui rend singulièrement ardue la gestion d'une crise. Dans le contexte actuel, l'opacité tient, en premier lieu, à la difficulté qu'il existe à identifier les interconnexions tant entre les marchés et les intermédiaires qu'au plan géographique. On ignore les chemins que pourrait prendre la contagion engendrée par un nouveau choc. C'est ainsi que l'on se perd en conjectures sur la survie de certains rehausseurs de crédit américains. S'ils ne survivent pas, quelle sera la propagation du choc ? Quels secteurs seront-ils touchés en premier ?
En second lieu, l'opacité tient au fait que l'on ignore quelles institutions devront porter le fardeau des pertes, et pour quels montants, une fois la crise complètement maîtrisée. Qui sont les prêteurs finals ? Peut-être cette question n'a-t-elle même plus de sens. Nous sommes loin de l'expérience que j'ai vécue à Bâle au moment du déclenchement de la crise mexicaine en août 1982. Ce jour-là, on a pu identifier en quelques heures, grâce aux statistiques de la BRI, les quarante-cinq ou cinquante banques qui détenaient dans leurs portefeuilles, comme préteurs finals, une grande partie de la dette extérieure du Mexique. On a pu ainsi juger de la véracité des chiffres donnés par les Mexicains et identifier les banques en cause.
On peut espérer que les réformes que l'on mettra en oeuvre réduiront le degré d'opacité du système, mais il serait illusoire de penser que, par une sorte de ré-intermédiation forcée des banques et par l'« excommunication » des produits financiers complexes, on puisse retourner vers un système dominé par les banques tel qu'on l'a connu il y a une vingtaine d'années. Les activités de marché continueront à se développer et maintiendront une bonne dose d'opacité. Nous devrions donc nous atteler à l'amélioration de notre capacité à prévenir les crises. Dans cette optique, je voudrais faire part de deux préoccupations.
La première concerne l'intime coopération qui doit exister entre les surveillances micro- et macroprudentielles, mais aussi entre la surveillance des banques et celle des activités de marché. La surveillance microprudentielle a pour tâche prioritaire de vérifier qu'une banque spécifique respecte les régulations et ses propres règles de prudence, et que des structures et procédures appropriées existent pour y parvenir. La surveillance macroprudentielle, qui est du ressort des banques centrales, est chargée de détecter les indices, les pratiques de gestion ou les développements structurels qui pourraient donner naissance à une crise financière d'une nature et d'une ampleur telles qu'elle pourrait comporter le risque d'un dérapage systémique. Pour y parvenir, il ne suffit pas de disposer de bonnes statistiques, ni même de capter les informations véhiculées par les marchés dans lesquelles les banques centrales opèrent. Ces indications sont importantes mais peuvent arriver trop tard. Il faut donc avoir accès à toutes les informations dont disposent les microsurveillants. Cela exige une transparence qui se heurte à beaucoup d'obstacles, de nature juridique ou autre. De surcroît, la culture de la surveillance bancaire est-elle propre à favoriser l'évaluation de la portée macroéconomique des observations spécifiques menées à l'échelle d'une banque ?
Prenons le cas du portefeuille des rehausseurs de crédit américains. À l'origine, le rôle de ces établissements était à 100 % de garantir les émissions de dette des municipalités. Maintenant que la crise a éclaté, on se rend compte que ce secteur ne représente plus que 50 % de l'activité, l'autre moitié étant tournée vers toutes sortes d'émissions d'obligations, y compris les plus infectées par les subprimes. Qui aurait dû tirer la sonnette d'alarme ? De même, on savait que la titrisation était en cours, mais qui était à même d'en mesurer la dimension exceptionnelle ?
Dans le même ordre d'idées s'impose aussi une intime coopération entre les surveillants bancaires et ceux du marché. Il fut un temps où l'on prétendait que les surveillants des marchés ne devaient pas avoir de préoccupation prudentielle. Quand on sait quel a été le rôle de la complexité de produits financiers dans l'aggravation et la diffusion de la crise actuelle, maintenir cette affirmation me paraîtrait bien anachronique.
Ma seconde préoccupation est de toute autre nature. On peut s'interroger sur les origines de l'extraordinaire euphorie financière qui a dominé les marchés au cours des quelques années précédant l'éclatement de la crise au mois d'août dernier, et qui en a considérablement accentué la gravité. « Animal spirit », pour reprendre l'expression de Keynes, créativité, capacité d'innover, ou tout simplement avidité insatiable pour le gain ? Peut-être. On ne peut cependant ignorer le rôle d'un facteur objectif : la liquidité exceptionnelle des marchés. Cette liquidité, associée à la conviction, fondée ou non, des acteurs du marché que les banques centrales les tireront toujours du pétrin, a constitué un puissant stimulant pour des prises de risque débridées. La politique de la Réserve fédérale au lendemain de l'éclatement de la bulle Internet – en particulier le maintien pendant trop longtemps d'un taux directeur négatif en terme réel – porte probablement une certaine responsabilité tant pour l'abondance de liquidité que pour la création d'un aléa moral. Encore faut-il se garder de tirer une conclusion trop hâtive : il n'y a pas de lien de causalité « linéaire » entre la liquidité des marchés et la liquidité monétaire, cette dernière se mesurant en termes d'agrégats monétaires. On ne peut affirmer qu'en restreignant dans une certaine proportion la masse monétaire, on restreint dans une même proportion la liquidité des marchés : la relation est plus complexe. Les banques centrales ont, certes, la maîtrise du marché monétaire à court terme, mais elles ne possèdent pas la capacité de maîtriser, de manière souple et graduelle, la liquidité générale des marchés financiers.
Le Président Didier Migaud : Avec votre exposé, nous avons eu l'impression de tout comprendre, et je tiens à vous en remercier.