En effet ! (Sourires).
Je ne sais pour ma part s'il est préférable de parler de devoir ou de travail de mémoire mais il est révélateur qu'en matière mémorielle, ce soit toujours de la mémoire des crimes dont il s'agisse. Or, le risque est grand d'oublier un autre usage, pourtant décisif, de la mémoire. Dans ses Propos sur l'éducation, Alain écrit : « Ce n'est pas parce que l'homme hérite de l'homme qu'il fait société avec l'homme, c'est parce qu'il commémore l'homme. Commémorer, c'est faire revivre ce qu'il y a de grand dans les morts, et les plus grands morts. Directement ou indirectement, nous ne cessons pas de nous entretenir avec les ombres éminentes dont les oeuvres, comme dit le poète, sont plus résistantes que l'airain. Cette société n'est point à faire ; elle se fait ; elle accroît le trésor de sagesse. Et les empires passent. » Tel est le premier usage de la mémoire que nous devrions conserver. N'oublions pas qu'Adorno lui-même est revenu sur sa fameuse formule selon laquelle il serait barbare, après Auschwitz, d'écrire un poème. Je rappelle d'ailleurs que la culture a été défendue au coeur même de l'horreur. Si, comme le rappelle George Steiner, Buchenwald est à côté de Weimar, la ville de Goethe, les prisonniers de Terezin ont eux continué de composer et d'écrire. Dans la préface qu'il a consacrée à un ouvrage sur Terezinstadt, Milan Kundera s'interroge : « Que fut l'art pour eux ? Une façon de tenir pleinement déployé l'éventail des sentiments, des idées, des sensations, pour que la vie ne fût pas réduite à la seule dimension de l'horreur. » Hans Jonas, quant à lui, a noté combien nous risquions, à cause des grands malfaiteurs de notre siècle, de voir « la bonne renommée et l'infamie finir ex-aequo dans l'immortalité ». Pire : nous risquons aujourd'hui de voir ces grands malfaiteurs occuper seuls l'espace de l'immortalité. Qui connaît, par exemple, Un survivant de Varsovie, l'un des plus beaux oratorios de Schönberg, pourtant né du désastre ? Le crime ne doit pas exercer de monopole sur la mémoire.
Qu'en est-il par ailleurs de l'efficacité du devoir de mémoire ? Santayana l'a dit, même si sa formule relève aujourd'hui du lieu commun : « Une civilisation qui oublie son passé est condamnée à le revivre. » La mémoire de « la Shoah » – pour employer le terme popularisé par l'admirable film de Claude Lanzmann, bien que ce ne soit pas avec ce mot que j'aie grandi – suffit-elle donc à combattre l'antisémitisme ? Non : loin d'être de l'eau qui en éteindrait la flamme, c'est de l'huile qui l'attise. Le grief se fait de plus en plus strident : les Juifs accaparent tout l'espace mémoriel ; « il n'y en a que pour ces rois du malheur ! » S'il ne faut pas trop prendre au sérieux Dieudonné, ses propos sur la « pornographie mémorielle » ont néanmoins rencontré un écho certain. Enseigner la Shoah ne fait pas reculer l'antisémitisme mais, d'une certaine manière, le conforte auprès d'une partie de la société française. A cela s'ajoute que cette « jalousie victimaire » ne semble pas totalement dénuée de fondement aux yeux de quelques-uns : il n'y a aucune raison pour que les Juifs soient les seuls bénéficiaires du devoir de mémoire puisque l'Occident, l'Europe et la France ont commis d'autres forfaits qui eux-mêmes réclament la repentance. Si un « élargissement » de la mémoire est compréhensible, le fait que la Shoah en constitue le paradigme nous fait en revanche pénétrer dans une zone inquiétante où la reconnaissance – par exemple des souffrances endurées par les ancêtres des Antillais ou des Maghrébins – semble primer sur la connaissance – les faits. On en vient ainsi à vouloir satisfaire ce que je ne peux qu'appeler « une envie de Shoah » chez les minorités estimant que leur histoire n'est pas assez reconnue. Or, si la traite négrière constitue un crime contre l'humanité, il n'est guère question des traites négrières. Un prospectus de la Mairie de Paris assure même que « la traite négrière a commencé avec les Portugais en 1444 », or, c'est faux ! Quid des traites islamiques, qui ont eu lieu beaucoup plus tôt ? En 1998, lors d'un colloque à l'UNESCO consacré à l'esclavage, le Collectif des filles et fils d'Africains déportés (COFFAD) – on notera le parfait mimétisme avec l'organisation de Serge Klarsfeld – a forgé un mot à partir d'un dialecte béninois signifiant « cruauté blanche » pour désigner cette période : yovoda. Le COFFAD continue par ailleurs à poursuivre au pénal Olivier Pétré-Grenouilleau, coupable de négationnisme pour avoir écrit un livre intitulé Les Traites négrières – ce titre au pluriel, qu'il est donc obscène ! J'ai lu récemment le Journal d'un négrier au XVIIIe siècle de Snelgrave, ouvrage que Tocqueville avait dans sa bibliothèque et dont le Père Pierre Gibert nous procure une remarquable édition. Le négrier essaie – certes, malhonnêtement – de justifier l'esclavage en tant qu'action humanitaire en racontant comment il a acheté un enfant qui allait être offert en sacrifice au roi du Dahomey. A-t-on donc le droit de dire avec Levinas, sans être suspecté de racisme, que l'Europe n'a pas seulement « détruit des idylles » en Afrique? L'alignement de la représentation de la colonisation et de l'esclavage sur l'archétype de la Shoah est en outre d'autant plus stupide que, même s'il s'agit aussi d'un alibi, les Européens ont été également à Alger pour mettre fin à l'esclavage. Il n'est pas possible de mobiliser les historiens pour créer entre les héritiers des victimes de la colonisation et ceux de l'esclavage une solidarité factice : si les Antillais sont pour la plupart des descendants d'esclaves, certains Africains comptent parmi les leurs des esclavagistes.
Si je ne sais pas comment sortir de cette situation, je suis en revanche convaincu qu'il ne faut absolument pas promouvoir un enseignement séparé de la Shoah, laquelle ne doit plus être érigée en « modèle ». Il faut certes en parler dans les cours d'histoire et de littérature – avec Primo Lévi, Vassili Grossman ou Jean Améry – mais je ne suis pas sûr qu'il faille organiser systématiquement des voyages à Auschwitz où il n'est plus possible de se recueillir.
Par ailleurs, je déteste la formule de « compétition victimaire » : la traite négrière, par exemple, n'était pas un génocide. Claude Ribbe prétend que Napoléon a inventé les chambres à gaz dans ses bateaux mais c'est un pur délire ! Raphaël Confiant, grand écrivain antillais, se considère quant à lui comme « une victime absolue », or, un Antillais, aujourd'hui, n'est pas plus qu'un Juif une victime absolue. Jean-François Kahn m'a compté parmi ceux qui disent « Touche pas à ma Shoah ! » alors que j'ai écrit Le Juif imaginaire voilà plus de vingt-cinq ans pour distinguer la mémoire et l'identification. La mémoire, c'est d'abord la distance. Les héritiers des victimes ne sont pas des victimes. La première chose que nous devons à ceux qui sont morts, c'est de ne pas nous prendre pour eux. Toute ma famille a été déportée, mais pas moi ! Ce serait pour moi un sacrilège que de m'épingler une étoile jaune en manifestant contre l'antisémitisme. Les immigrés ne sont pas les indigènes de la République ! Pourquoi Raphaël Confiant a-t-il estimé par ailleurs qu'il « n'avait pas de leçon à recevoir des judéo-droit-de-l'hommistes » ? Pourquoi considère-t-il l'État d'Israël comme le plus criminel au monde ? Pourquoi cet antisémitisme dans le monde noir ?