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Intervention de Bronislaw Geremek

Réunion du 24 juin 2008 à 17h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Bronislaw Geremek :

M. Mariton m'a interrogé sur la faiblesse de notre message universaliste. Lorsque j'étais en Chine, je parlais toujours du Tibet et des droits de l'homme. On me répondait alors très calmement qu'il s'agissait là de « nos » droits de l'homme et que la Chine s'appuyait sur d'autres droits de l'homme, inspirés de Confucius : l'homme doit d'abord être habillé, manger à sa faim et doit avoir un toit sur la tête – et il n'y a pas de bon argument contre cela.

Nous avons malgré tout raison de penser que les droits de l'homme ne sont pas une invention européenne, mais un principe universel. Les organisations internationales qui se réclament de la communauté doivent se réclamer de valeurs fondamentales qu'il est possible d'appliquer de façon universelle.

J'étais alors convaincu qu'il était impossible pour la Chine de se moderniser sans qu'elle applique chez elle la démocratie et sans qu'elle y respecte les droits de l'homme. Tout comme Amartya Sen avait prouvé que dans les pays démocratiques, il n'y avait pas de famine. Pour prévenir la famine, il faudrait donc instituer la démocratie. Or nous sommes en l'occurrence face à un véritable empire qui arrive à se moderniser, qui peut devenir une puissance économique et politique sans appliquer la démocratie. Un tel état de fait modifie quelque peu le discours universaliste. Avec ses camps, avec ses enfants de dix ans qui travaillent dans les usines, nous avons à faire à un régime totalitaire. Malgré les apparences, nous avons le devoir d'appliquer ce discours universel, dans l'intérêt de la survie de la civilisation dont nous faisons partie. Reste que nous nous trouvons dans une situation nouvelle et difficile. Et il faut réfléchir à ce qu'il faut faire.

Il en est de même de la Russie qui change, même si son régime politique est un régime autoritaire. La Tchétchénie pose un problème qui n'est pas qu'un problème de conscience. Le régime russe a des visées impériales, sous une forme différente d'autrefois, fondées non plus sur l'arme atomique, mais sur le gaz naturel, le pétrole et le monopole des matières premières. La Russie aime nouer des relations avec les puissances européennes, mais pas avec l'Union européenne ; les Français, les Italiens et les Allemands se laissent parfois séduire. Mais la Russie de Medvedev, comme le faisait celle de Poutine, se méfie de l'Union européenne, dans la mesure où cette dernière ne lui donne pas de place en tant que puissance européenne. Elle n'a pas plus de chance de devenir une puissance euro-asiatique, face à la Chine, comme elle le souhaitait. La Chine s'est éveillée et la Russie est en danger.

Monsieur Luca, la masse d'informations dont nous disposons est responsable de notre ignorance de l'histoire. Nous avons tellement de faits qui sont tous importants et Internet peut fournir des informations sur tout. Une telle masse nous fait perdre ce qui faisait la qualité de la culture européenne, qui était de faire des choix et de discerner ce qui peut être important. Mais lorsque je parle de notre ignorance de l'histoire, je veux surtout souligner que nous avons besoin d'un récit sur l'Europe : qu'est ce que l'Europe, comment l'Europe s'est-elle formée ? Que considère-t-elle comme sa propre histoire ? Répondre à ces questions revient à dire ce que nous sommes en tant qu'Européens.

Je suis très sensible au problème qui a été soulevé à propos des crimes communistes. Il ne faut pas oublier les millions de ceux qui sont morts dans les goulags ni ceux qui ont souffert de la famine en Ukraine. Il faut dire la vérité sur ces crimes, pour que les Russes puissent avoir le sentiment de leur propre dignité nationale. Des gens comme Sakharov, comme ceux du mouvement mémorial le réclament. Cette vérité est nécessaire pour qu'un peuple démocratique puisse régler ses comptes avec sa propre histoire et penser à l'avenir. Réclamer la condamnation de tels crimes sert l'avenir d'un peuple.

Monsieur Néri, les historiens doivent faire preuve de modestie face aux documents. J'étudie un complot de lépreux qui a été dénoncé au XIVe siècle. Tous les documents dont je dispose attestent qu'une internationale des lépreux s'était constituée pour tuer tous les chrétiens qui n'étaient pas lépreux. Ces lépreux ont déposé en ce sens – certes sous la torture. Face à de tels documents, il y a de quoi être désarmé. L'histoire est une leçon de modestie et d'humilité. Les récits historiques nous montrent, de la même façon, que ce que nous n'aurions jamais imaginé est possible.

On peut voir les événements de différentes manières et l'historien, dans sa quête de la vérité, doit se garder de penser qu'il sait, alors que les autres ne savent pas. Chaque religion est sûre de sa propre vérité, ce qui rend difficile le dialogue interreligieux. Comment faire en sorte que le dialogue soit possible ? C'est justement l'histoire, la conscience historique et l'imagination historique qui peuvent nous y aider.

Madame Coutelle, j'attache en effet une grande importance à la réunification des mémoires, qui permettra de rendre compte de cette rencontre entre l'Est et l'Ouest.

Vous avez pris la décision courageuse d'accepter en même temps dans l'Union européenne huit pays post-communistes, dont l'histoire est différente des pays de l'Ouest, non pas depuis Yalta, mais depuis le début de l'époque moderne : régime rural contre urbanisation; « deuxième servage » contre capitalisme ; à l'Est, peu de liberté et à l'Ouest, représentation parlementaire et attachement à la liberté. Voilà ce que vous avez pris à votre charge. Mais cela en vaut la peine car il en ressortira une communauté. Comme le disait Paul Ricoeur, si nous voulons une Europe consciente, nous devons faire un travail de mémoire.

Il est important de considérer que telle qu'elle est enseignée, l'histoire est une histoire nationale par excellence, même si on ne le veut pas. Elle ne devrait pas être une leçon de nationalisme, mais il faut se rendre compte que l'histoire européenne existe à peine. Alors que l'Union européenne ne comptait encore que douze pays, on décida de faire une histoire commune de l'Europe : douze pays, douze chapitres. Seulement, on se heurta à un problème : les victoires des uns étaient les défaites des autres ! Cette histoire européenne reste un défi. C'est le défi de l'éducation historique ; un défi très important.

Monsieur le Président, la repentance pourrait sembler en dehors du champ de la tâche de l'historien. Il me semble pourtant que si nous voulons dire que nous participons à un groupe, il faut que nous acceptions de participer à tout ce qui est bien et à tout ce qui est mal dans la formation de ce groupe. Un acte de contrition est une prise de responsabilité envers notre propre communauté et envers une communauté plus large, envers l'Europe, au nom de ses valeurs fondamentales et des valeurs universelles.

Je constate que c'est la République et l'esprit républicain français qui donnent l'exemple à l'Europe tout entière. Comment savoir dépasser le niveau national ? La République fournit un outil : la référence au citoyen, et pas seulement au lien ethnique ou au lien de sang. Et je terminerai par une phrase d'un grand écrivain de l'Antiquité, de la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ, Isocrate : « Si nous sommes des Hellènes, ce n'est pas parce que nous sommes de la même race, ce n'est pas parce que nous sommes du même sang, mais parce que nous sommes de la même éducation et de la même culture ». C'est à mon sens une très belle phrase et j'aimerais beaucoup qu'elle puisse s'appliquer un jour aux Européens. (Applaudissements nourris)

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