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Intervention de Bronislaw Geremek

Réunion du 24 juin 2008 à 17h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Bronislaw Geremek :

Monsieur le président, je tiens à exprimer ma gratitude pour votre accueil, comme pour votre invitation, qui constitue un privilège. Je suis en effet d'abord un historien, de par ma profession, bien sûr, mais aussi de par ma vie, au cours de laquelle j'ai rencontré la politique.

L'historien que je suis est conscient de ce qu'a dit Marc Bloch : l'histoire est comme un couteau : le couteau sert à couper du pain, mais il sert aussi à tuer. Il est aussi conscient de ce qu'a dit Paul Valéry : l'histoire est le poison le plus nuisible que la chimie de l'intellect humain ait inventé. Mais il y a une autre façon de penser l'histoire qui pourrait être la compréhension, la capacité de réconciliation et la conscience de la nécessité d'exister en diversité.

Monsieur le président, selon Maurice Halbwachs, trois générations peuvent se retrouver dans une mémoire collective. Mais selon moi, nous avons d'abord naturellement une mémoire individuelle, et la mémoire collective est une création. Cette création passe par le travail de l'historien, travail critique par excellence, travail de méfiance à l'égard du document et de l'information. La mémoire collective ne peut pas être imposée. Elle est l'oeuvre de l'éducation, de la formation familiale et d'un sentiment d'identité collective.

Je vous dirai quelques mots de l'expérience de mon pays. L'histoire fut, pour le peuple polonais, une façon de compenser la réalité de la vie. Il ne faut pas oublier que la Pologne, une des plus grandes monarchies européennes de l'époque moderne, tomba à la fin du XVIIIe siècle, victime du partage entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. Pendant cent vingt-trois ans, alors qu'elle avait perdu son indépendance, l'histoire devint donc un refuge, et le moyen de s'interroger sur les raisons de l'échec de la monarchie polonaise. Si la Pologne avait perdu son indépendance, c'est qu'elle pratiquait le liberum veto, donc l'unanimité comme principe de fonctionnement démocratique. L'échec du référendum irlandais peut à cet égard nous faire réfléchir… Quoi qu'il en soit, cette façon de fonctionner relevait de la responsabilité des Polonais eux-mêmes, ce qui rend une telle interrogation d'autant plus dramatique.

L'expérience du système communiste fait partie de la mémoire de la Pologne. Ce système censurait tout ce qui touchait à la Russie et à l'histoire russe. Le principe de la lutte des classes définissait les discours historiques, et le religieux était passé sous silence. C'est contre ces obligations et interdits qu'est apparu le concept de solidarité, opposé à la toute puissance de la lutte des classes et au morcellement de la société, lequel peut être considéré comme un fait de l'histoire polonaise. Avant même l'apparition du mouvement Solidarnosc, les sociologues considéraient dans les années 80 qu'un seul groupe en Pologne était capable de dépasser ce morcellement et possédait une conscience nationale collective : celui des ouvriers des chantiers navals.

Entre 2005 et 2007, la Pologne a fait l'expérience d'une « politique historique », inspirée par la philosophie soviétique de l'histoire. La thèse de Poklowski, selon lequel l'histoire est la politique appliquée au passé, fut ainsi reprise par un mouvement politique anti-communiste par excellence. Mais elle eut une autre source d'inspiration, Carl Schmitt, le grand juriste nazi, qui présentait la scène publique comme nécessairement conflictuelle : s'il n'y a pas de conflit, et donc d'ennemis, il faut les créer.

L'expérience de la Pologne est intéressante sur plusieurs plans. Elle doit être prise en compte, comme celle des autres nouveaux pays, pour définir la mémoire collective de l'Europe.

La politique des commémorations, c'est l'histoire qui entre dans la vie publique. Elle passe par la création des lieux historiques, par la dénomination des rues, par la construction des monuments. C'est elle qui nourrit le souvenir à tous les niveaux de la vie quotidienne et de la vie sociale et qui assure la place de la mémoire.

On peut remarquer que dans cette politique de commémorations et de mémoire, il y a une dialectique des rapports : l'État représente le changement et la Nation la continuité. L'identité du groupe et la conscience, par un groupe, de son identité passe par cette continuité nationale. Mais national ne veut pas dire nationalisme. Le national réunit, en paraphrasant un peu Ernest Renan, le deuil et les victoires ; or la place du deuil et des victoires est importante.

Doit-on considérer le champ de l'histoire comme soumis à la législation et à la volonté des législateurs ? J'ai passé un quart de siècle dans les assemblées législatives, mais je suis historien et j'éprouve une certaine réticence à imaginer que le législateur puisse intervenir dans le domaine de la recherche de la vérité. En revanche, dans le domaine des valeurs fondamentales, j'estime que le législateur a non seulement le droit, mais encore le devoir de prendre position, par exemple en condamnant la xénophobie et la haine raciale ; la directive européenne contre les racismes et la xénophobie en est un bon exemple.

Après un bon exemple, je vous en citerai un mauvais : il y a deux ans, la Pologne a introduit dans son code pénal un article 132 prévoyant que celui qui accuserait publiquement la Nation polonaise d'avoir participé, organisé ou d'être responsable des crimes commis par les communistes ou les nazis sera puni d'une peine pouvant aller jusqu'à trois ans de prison. Une telle formule est contraire à la liberté de pensée et de recherche, et je souhaiterais qu'elle disparaisse au plus tôt de notre code pénal.

L'éducation historique est une question très importante, qui est liée à la vie publique. On peut la décliner sur trois plans : national, européen et universel.

Au plan national, il convient de présenter la guerre et la paix. Napoléon III disait que l'histoire, c'était la guerre, tandis que Lucien Febvre disait que l'histoire, c'était la paix. Ils avaient tort tous les deux : l'histoire, ce sont les guerres et les paix. Il est important de les présenter les unes et les autres, cela constitue le début de l'éducation historique. Ensuite, il convient de présenter la place de l'individu dans la société et les rapports qu'entretient l'individu avec la société ; les rapports entre le domaine économique et le domaine social. Enfin, il faut présenter l'histoire de la liberté contre toute tentation totalitaire.

Au plan européen, il conviendrait de se pencher sur les grands moments de l'histoire européenne, notamment sur la formation de la chrétienté médiévale, qui fut la première communauté européenne. Voltaire fut le premier à parler d'une Europe chrétienne. Pendant le siècle des Lumières, une réflexion sur la place de l'homme dans le monde, nourrie de la pensée de la Renaissance, rassembla une communauté des élites européennes. Dernier grand moment : l'intégration européenne, c'est-à-dire la rencontre entre le rêve européen et la réalité institutionnelle de l'Europe, au XXe siècle.

Dans le cadre de cette histoire européenne, il faut poser le problème de la réunification des mémoires. Le grand élargissement de 2004-2007 s'est traduit par l'entrée de douze nouveaux pays dans l'Union européenne. La réunification des économies ne se passe pas trop mal ; la réunification des administrations se passe bien ; la réunification des mémoires est autrement difficile.

Prenons l'exemple de la Première guerre mondiale. Verdun, les immenses cimetières : toute la tristesse d'une grande bêtise pour les Anglais, pour les Français, pour les Allemands. Mais pour d'autres, en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, ce fut l'époque de la formation de l'indépendance. Quel écart entre les mémoires !

Prenons l'exemple du mois de septembre 1939 : c'est le début de la Seconde guerre mondiale, l'invasion par les nazis de la France, l'entrée en guerre de l'Angleterre ; mais le 17 septembre, l'Armée rouge entre sur le sol polonais, attaque les républiques baltes qu'elle privera de l'indépendance nationale pendant des dizaines d'années. Et puis il y a Auschwitz, mais aussi les crimes de Katyn.

Il ne s'agit pas de comparer l'importance des événements et l'on ne saurait parler de mauvaise volonté du côté Ouest ou du côté Est. Les problèmes rencontrés, comme j'ai pu m'en apercevoir au Parlement européen, sont d'abord dus à l'ignorance. La réunification des mémoires est une tâche énorme, mais l'Europe n'aura jamais autant besoin d'une mémoire collective. Si elle veut se donner une dimension politique, elle a besoin d'avoir une identité et de savoir répondre aux questions : d'où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ?

Le troisième plan de l'éducation de l'histoire renvoie à l'universalité des droits de l'homme. C'était un des messages de la civilisation européenne. Pour autant, ce serait une erreur que de l'approprier à la tradition européenne : c'est une tradition universelle.

Dans ma façon d'approcher ces problèmes, ma vie et mes engagements font que je me soucie de placer le paradigme antitotalitaire au centre de la conscience européenne. Cette phrase d'Orwell est peut-être pessimiste, selon laquelle : « Qui contrôle le passé contrôle l'avenir ; qui contrôle le présent contrôle le passé. » Mais elle met l'accent sur l'énorme importance de l'exploitation de l'histoire. C'est dire l'immensité de la tâche devant laquelle nous nous trouvons. Pour Hannah Arendt, la vérité des faits sert la défense des êtres humains devant la tyrannie, comme la Constitution et la Charte des droits. L'expression de ce paradigme antitotalitaire est justement propre à l'expérience européenne.

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