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Intervention de Serge Letchimy

Réunion du 7 février 2008 à 9h30
Ratification du traité de lisbonne — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSerge Letchimy :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, ce débat sur le projet de ratification du traité de Lisbonne me fait penser d'emblée à deux grands poètes, deux grands résistants l'un contre le nazisme, et l'autre contre la colonisation, les pires calamités du XXe siècle. Aimé Césaire a eu cette belle formule : « Je choisis le plus large contre le plus étroit ». Elle avait l'avantage de définir non seulement le principe de sa poésie, mais surtout de révéler sa posture politique face au défi qu'il lui fallait relever. René Char, dans ses feuillets de résistance, écrivait : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »

Il y a deux Europes possibles, monsieur le secrétaire d'État : l'une étroite, que ce traité – qui reprend l'essentiel du projet avorté de Constitution – ambitionne de continuer à mettre en oeuvre ; l'autre plus large, qui constitue mon horizon personnel.

Je comprends René Char qui parlait de la lucidité comme d'une blessure. La lucidité est la seule des attitudes de l'esprit qui peut voir à la fois le rêve ou l'utopie, et continuer à agir, sans renoncement, dans les ombres et les régressions du réel. C'est en cela qu'elle peut être douloureuse, mais c'est par là qu'elle devient une blessure stimulante.

Mais votre Europe, monsieur le secrétaire d'État, est étroite. Je ne fais preuve d'aucun aveuglement à son égard. C'est l'Europe de la finance et du libéralisme économique le plus indécent, de la concurrence sans partage. Même si Mme Guigou y trouve des valeurs qui semblent placées au-dessus des marchés, celles-ci sont au-delà des fondements de l'Europe : ce n'est possible de s'en prévaloir que par le recours juridictionnel, vous l'avez dit vous-même. C'est l'Europe de la croissance à tout prix, même au prix de la survie de la planète et de l'espèce humaine. C'est l'Europe de l'État réduit à un minimum, sous le poids d'une logique de dérégulation généralisée. C'est l'Europe qui s'éloigne de la laïcité pour instituer une référence religieuse dans les fondements de sa démocratie et de ses droits fondamentaux. Les discours de Riyad et de Latran n'en sont-ils pas des prémices inquiétantes ? L'homme qui espère ce n'est pas seulement l'homme qui croie, c'est l'homme qui lutte pour un monde meilleur.

Or c'est une Europe forteresse quand elle fait sienne l'obsession de la répression de tous les flux migratoires, quand elle vise à se transformer en une sorte d'îlot de pureté culturelle, religieuse ou même raciale. Tant que l'Europe verra à ses frontières de pauvres gens se jeter contre des murs aveugles, escalader des barbelés, tant que des êtres humains agoniseront sur ses plages, perdront une part de leur dignité dans des centres de rétention, ou sauteront par des fenêtres pour fuir les polices d'immigration, l'Europe se trahira elle-même en se rétrécissant encore un peu plus, en renonçant un peu plus à elle-même !

Cette Europe-là n'est pas la mienne ! Elle est mise en oeuvre par les forces ultra-libérales, qui, dans le domaine de la mondialisation, ont presque vingt ans d'avance sur toutes les instances de progrès social, de culture et de solidarité humaines. Mais ce n'est pas parce que ces forces sont en avance sur nous que nous allons sacrifier la belle idée européenne et nous accommoder d'un renoncement stérile. Peut-on stopper cette Europe-là simplement en disant « non » au traité de Lisbonne ? Malheureusement, je ne le pense pas.

C'est pourquoi je nourris cette conviction très simple : pour lutter contre l'Europe étroite, nous avons besoin de l'Europe ! Notre combat pour l'Europe la plus large se fera avec l'Europe et dans l'Europe ! C'est pour nous le vrai champ de bataille, la seule échelle démocratique où nous avons à oeuvrer tout en luttant pour un autre imaginaire économique : celui du progrès social, celui d'une mondialisation plus juste et plus équitable.

Mais l'Europe la plus large n'appartient pas eux seuls Européens. Elle n'est pas une simple cohérence géographique. C'est un principe d'existence et de relation au monde. Elle n'est pas la mise en oeuvre d'un nouvel empire dominateur, mais la mise en relation de tous ceux qui partagent les mêmes idéaux de progrès, de respect de la diversité et de la dignité des peuples ! Une dignité qui s'accommode mal, par exemple, de la vision de peuples africains « hors de l'histoire » pour lesquels « il n'y aurait de place ni pour l'aventure humaine ni pour le progrès », telle que présentée par le discours de Dakar !

Il n'y a pas une seule désolation, une seule souffrance, en Asie, en Afrique, dans les Amériques ou dans les Caraïbes, pas une seule ferveur en Turquie ou ailleurs, qui n'attendent l'avènement de cette autre Europe ! Car notre perspective est d'habiter le monde de la manière la plus juste, la plus sobre et la plus humaine possible !

L'Europe à laquelle je crois est l'utopie qui manque actuellement à la mondialisation. C'est celle par laquelle la République française une et indivisible pourrait ainsi devenir une république unie, riche de l'autonomie pleine et entière de ses diversités, sans sujétion, sans assistance et sans dépendance. Car l'Europe la plus large conçoit, selon les mots de Glissant, que l'on peut « changer en échangeant avec l'autre sans pour autant se perdre ou se dénaturer ».

Soyons donc lucides sur les régressions de notre époque, mais soyons aussi déterminés à utiliser les quelques avancées que nous confère ce traité pour continuer à nous battre en faveur d'une Europe du progrès, de la diversité, imprégnée des valeurs d'égalité et de solidarité.

C'est notre blessure stimulante. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche et du groupe de la Gauche démocrate et républicaine.)

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