Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues – chers car peu nombreux ; tout ce qui est rare est cher ! –, je serai très direct : ce texte ne nous convient pas car il ne répond aux attentes ni des salariés ni des téléspectateurs, compte tenu, qui plus est, de l'ampleur annoncée de la réforme, M. Copé ayant même parlé de réforme « historique ». À nos yeux, elle relève de la grande braderie plus que d'autre chose : une grande braderie pour mieux préparer l'enterrement du service public audiovisuel.
C'est d'autant plus regrettable qu'avec plus de trois heures de consommation quotidienne en moyenne, la télévision peut être considérée comme la première pratique « culturelle » des Français. Cette réforme aurait dû nous permettre de rappeler à quel point la télévision joue un rôle majeur dans le façonnement des esprits et des imaginaires de nos contemporains. Un espace médiatique démocratique digne de ce nom passe aussi et surtout par un service public audiovisuel fort ; il est inadmissible que vous le bradiez au profit des télévisions privées.
Permettez-moi un bref rappel historique. Après le démantèlement de l'ORTF en 1974, la télévision publique française n'a eu de cesse de se perdre, cruellement, au rythme des réformes politiques entreprises par la droite. Plus particulièrement, la loi de 1986, par laquelle Jacques Chirac créa les conditions pour que des empires télévisuels se constituent et se consolident – M. Léotard allait même jusqu'à parler, à l'époque, « d'un service public mort, d'un astre qui brille encore mais qui est mort » –, consacra l'entrée définitive du monde audiovisuel dans une logique libérale. Cela dura jusqu'en 2000, date à laquelle les missions de service public furent redéfinies dans le cadre de contrats d'objectifs et de moyens.
Ce rappel permet de mettre en lumière la présente loi, qui s'inscrit dans la lignée des réformes successives. Entre dérives financières, dérives de la programmation et prédominance du discours technologique, la télévision publique a, chaque fois, perdu un peu de son identité. Même si l'argument technologique doit être pris en considération, les mutations engendrées par la technologie étant importantes, il est fallacieux dans la mesure où il se confond toujours avec un discours marketing et politico-managérial inaudible.
L'annonce tonitruante du Président de la République s'inscrit très directement dans cette logique. Cette proposition phare de supprimer la publicité, pour attrayante qu'elle soit de prime abord, est un leurre politique. Car si elle n'est pas accompagnée de compensations financières à la hauteur, il y va très directement de l'existence même de la télévision publique et de la création. C'est tout l'équilibre de la politique audiovisuelle – laquelle a tout autant besoin d'acteurs audiovisuels forts que d'un soutien affirmé à ses créateurs – qui se trouve fragilisé et remis en cause. Le service public joue un rôle essentiel dans la diversité et le dynamisme de la création de fictions, de documentaires, d'animations et de spectacles vivants.
Quelques mois après la publication du Livre blanc de TF1, alors que le marché publicitaire, et en particulier celui de la télévision, ne cesse de décroître, la suppression de cette part importante de revenus pour France Télévisions n'a qu'un seul objet : répondre aux intérêts des télévisions privées, bien plus que de favoriser le service public audiovisuel dans sa capacité de production et de diffusion. Et ce en sacrifiant cet outil qui, même au milieu des centaines de chaînes qui dessinent notre paysage audiovisuel, parvient encore à faire montre d'innovation, de diversité culturelle et artistique, de programmation audacieuse, bien plus, en tout cas, que de nombreuses chaînes privées aux exigences financières intransigeantes, incapables de se remettre en question, de se réinventer, de se confronter au réel autrement qu'en termes de rentabilité immédiate et d'audimat.
J'évoquerai brièvement la question de la nomination des PDG par le Président de la République. Même si cette nouvelle attribution en dit long sur la conscience démocratique de notre Président, elle n'est en réalité que l'arbre qui cache la forêt. Cette mesure masque en effet la réelle réforme de ce projet de loi, qui n'est autre que l'asphyxie de France Télévisions pour mieux la voir mourir. De la même façon, lors de la réforme des institutions, avant l'été, beaucoup s'étaient trop longtemps concentrés sur la question de la venue du Président de la République devant le Parlement. Ces deux dispositions ébranlent certes des piliers de notre démocratie – la séparation des pouvoirs et l'indépendance des médias –, ce qui est extrêmement grave, mais ce qui se cache derrière est plus pernicieux encore.
Madame la ministre, si je devais résumer votre projet en deux mots, je reprendrais ceux de mon collègue sénateur Jack Ralite : étatisme et affairisme. Tout est dit. Ce violent mélange de genres décrit à la perfection la logique de ce que vous donnez à lire : étatisme, car le contrôle de l'État devient presque totalitaire et met sous tutelle le premier média audiovisuel public français ; affairisme, car cette mesure ne fait que répondre aux appétits de grands groupes privés.
Personne, sur ces bancs ou à France Télévisions, ne conteste la nécessité d'une réforme. Mais pas de cette manière, et en aucune façon pour répondre aux seules injonctions du Président qui, dans l'unique but de faire une grande annonce politique lors des voeux à la presse et par égard pour ses amis financiers, a décidé, sans prévenir, impunément et contrairement à toutes les attentes, de supprimer la publicité sur France Télévisions ! Pourquoi imposer la fin avant de réfléchir aux moyens indispensables à l'autonomie de ce média public ? Pourquoi mettre la charrue avant les boeufs ?
Bien sur, nous avons quelques idées quant aux motivations profondes, entre autres grâce aux sorties saisissantes de certains députés, sénateurs ou porte-parole de votre gouvernement qui en disent long sur leurs attentes. Des attentes en totale contradiction avec votre discours et vos promesses. Des attentes qui n'ont malheureusement rien à voir avec le développement dynamique « d'une nouvelle télévision publique qui porte avec encore plus de force sa belle mission de service public », pour reprendre l'exposé des motifs.
Ce dernier affirme plus loin que « seul un financement public, garanti et pérenne, permettra à France Télévisions d'assumer son identité, sa différence ». Très bien ! Mais alors écrivez-le et faites-nous une proposition concrète visant à encadrer de manière normative cette compensation financière. Reprenez par exemple un de nos amendements refusé au titre de l'article 40, qui seul pourrait nous assurer que cette compensation n'est pas une illusion.
Nous ne pouvons nous contenter de cet obscur alinéa 13 de l'article 18 : « La mise en oeuvre de l'alinéa qui précède donne lieu à une compensation financière de l'État. » Où est l'intégralité de la compensation ? Sur quelles bases sera-t-elle être évaluée ? Comment vous engagez-vous à tenir cette promesse du Président d'une compensation sur la base de « l'euro par l'euro » ?
La question est d'autant plus importante que les quelques solutions qui avaient été dessinées dans le projet de loi ordinaire sont, après passage en commission, réduites à peau de chagrin. Et les amendements qui ne cessent de nous arriver n'ont d'autre but que d'achever la télévision publique.
Je vous invite à regarder du côté de nos voisins, puisque c'est souvent ce que vous faites. La BBC, ARD, ZDF, et même la RAI, sont financées par les contribuables, ce qui permet un financement pérenne et dynamique, et ce sont des sociétés détachées, dans leur organisation comme dans leur fonctionnement, du pouvoir politique en place. Et permettez-moi de vous rappeler que, même au pire moment des privatisations entreprises en Grande-Bretagne par Mme Thatcher, il n'a jamais été question de toucher à la BBC, ni dans sa structure ni dans son financement. Peut-être devrions-nous retenir cette leçon.
Si ce texte passe en l'état, les PDG de France Télévisions, de Radio France et de la future société nationale en charge de l'audiovisuel extérieur de la France – AEF – seront nommés et, si telle est sa volonté, révoqués par le Président de la République, devenu omnipotent. Comme cette mesure ne semblait pas suffire, le projet y ajoute encore la possibilité de changer de contrat d'objectifs et de moyens au fur et à mesure que valseront les PDG. Enfin, pour parfaire le cadre idyllique de leur travail, ces derniers devront composer avec des conseils d'administration ouverts plus que de raison aux personnalités extérieures, avec un budget totalement dépendant du contexte politique et financier.
Tout converge dans votre projet de loi, article après article, pour que notre télévision publique devienne une réelle télévision d'État qui, en perdant son autonomie financière, perdra le peu d'indépendance politique qui lui resterait après la décision totalement rétrograde de la nomination présidentielle.
Je ne parle même pas de la future société nationale en charge de l'audiovisuel extérieur de la France, qui, au prétexte de mutualiser les moyens de TV5, de France 24 et de RFI, va voir fondre ses moyens, donc ses missions et ses effectifs. Vous allez sacrifier l'humain et le matériel, et dégrader une image de la France déjà bien entamée par les fermetures successives de nos centres culturels ou la réduction de leurs moyens. Si la fusion de ces trois entités audiovisuelles doit suivre l'évolution de France 24, nous voilà bien mal partis ! Nous sommes, là encore, très loin du modèle de la BBC, si souvent cité en exemple.
La seule question est de savoir comment répondre aux injonctions de qualité et d'audimat quand les caisses sont vides, quand rien ne permet à une entreprise de garder le cap en termes d'objectifs et de moyens. Il ne faudra pas compter sur la révision générale des politiques publiques, qui ne manquera pas d'avoir des effets nocifs sur France Télévisions, Radio France et RFI. C'est d'ailleurs ce que semble prévoir notre collègue Frédéric Lefebvre qui, à plusieurs reprises et notamment hier, a affirmé compter sur le départ volontaire de plus 900 personnes.
Or le service public audiovisuel devrait être conçu comme un élément de régulation du paysage audiovisuel global, un garde-fou indispensable pour l'ensemble des acteurs : journalistes, producteurs, intermittents.
Ne leurrons personne. Ce projet de loi ne doit pas être sorti de son contexte. Il est en effet présenté au lendemain du lancement des états généraux de la presse depuis le perron de l'Élysée, donnant le la au contrôle des médias. Il est précédé de la renégociation, très opaque, des décrets Tasca réglementant le financement de la production audiovisuelle par les chaînes, et sera suivi du très contesté projet de loi sur Internet et les droits d'auteur.
L'étau se resserre sur l'information plurielle et l'indépendance des médias, entre des journalistes de plus en plus pressés par une logique purement économique rendant quasi impossible leur travail d'investigation et la disparition à terme de structures publiques. Ne perdons pas de vue que l'audiovisuel public est la dernière barrière pour éviter que les investisseurs privés ne fassent entendre que ce qu'ils veulent.
Alors, madame la ministre, je m'interroge – un peu naïvement, je vous l'accorde. À qui profite le crime ? Qui est le grand bénéficiaire de cette braderie ? Certainement pas France Télévisions, ni les téléspectateurs, encore moins la démocratie. Il suffit de voir comment ont été balayés nos amendements pour comprendre que le débat qui s'ouvre risque de n'être qu'une mascarade. Les dés sont pipés. Les débats ont eu lieu ailleurs, dans les bureaux de l'Élysée, peut-être dans ceux de TF1, peut-être parfois rue de Valois, mais de plus en plus loin de l'enceinte parlementaire.
Vous pourriez nous prouver le contraire, madame la ministre, et nous n'attendons que cela ! Nous vous présenterons, via nos amendements, des propositions qui sont, je le crois, recevables si vous êtes dans une démarche constructive et favorable au service public de la télévision. Elles tiennent compte d'une concertation assez large et répondent en partie aux revendications des salariés qui étaient aujourd'hui dans la rue, mais aussi aux préoccupations des directeurs de France Télévisions, qui ne savent pas de quoi demain sera fait. Elles défendent en outre les intérêts des auteurs et des producteurs, qui se sont exprimés hier dans une tribune publiée par un grand quotidien du soir. Il y va aussi de la prise en considération des intérêts des salariés de France Télévisions et de RFI par l'assurance de la continuité de leurs conventions collectives.
Nous reviendrons, durant le débat, à la suppression de la publicité en proposant de la moduler sur plusieurs années, de manière plus sereine et moins abrupte pour que France Télévisions dispose de ressources financières pérennes et dynamiques. Nous proposerons d'étendre la taxe sur les produits engendrés par la publicité en y assujettissant tous ces produits, exceptés ceux de la presse écrite, des télévisions publiques et du cinéma. Nous préconiserons aussi d'encadrer plus précisément et de manière plus contraignante les modalités de compensation financière par l'État afin que l'annonce par le Président de la République d'une compensation à l'euro près soit consacrée dans la loi et ne reste pas du strict domaine de la promesse – on a en effet déjà vu ce que de telles annonces pouvaient donner.