Depuis le décret-loi du 2 mai 1938, notre droit frappe, sans distinction, « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France ». Cette rédaction, reprise dans l'ordonnance du 2 novembre 1945 et maintenue dans l'actuel article L. 622-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France, est restée pratiquement inchangée depuis soixante et onze ans, si bien qu'aujourd'hui, en dépit d'un contexte différent, la loi continue de faire l'amalgame entre les gestes de fraternité et la vénalité des réseaux de passeurs. Là, et là seulement, est l'objet de notre proposition de loi : mettre un terme à cette absence de différenciation des poursuites prévues à l'encontre de ceux appelés de manière confuse, y compris dans la loi de finances, les « aidants ».
Nous ne sommes plus en 1938, époque à laquelle le gouvernement s'appuyait sur les menaces à nos frontières allemande et italienne, mais aussi sur une xénophobie répandue et sur une réaction protectionniste à la crise de 1929 pour rédiger ainsi l'article 4 d'un décret-loi portant « police des étrangers ». Nous ne sommes plus en 1945, lorsque la France était le pays européen qui comptait le plus de réfugiés, et où le Général De Gaulle, à la tête du Gouvernement provisoire, procédait par ordonnance, se satisfaisant de la reprise rapide de décrets-lois pour ne pas avoir à procéder par voie législative.
En l'absence de contre-pouvoir parlementaire, c'est même le Conseil d'État qui évite alors que la France fonde sa politique d'immigration sur des quotas ethniques ! Vous le voyez, chers collègues : en tous temps, les contre-pouvoirs sont utiles à la démocratie !
Si ces contextes de 1938 et de 1945 sont bien loin aujourd'hui, la rédaction de l'article L. 622-1 en porte encore les séquelles puisqu'elle perpétue dans son intégralité le champ d'application fixé initialement. Certes, et c'est utile, cet article permet de poursuivre les réseaux de passeurs. Mais, du fait de son indétermination et par une rédaction, et parfois une application, extensives et abusives, il porte atteinte également à ceux qui, par un geste humanitaire ou dans l'exercice de leur devoir professionnel, font vivre le troisième terme de notre devise républicaine, la « fraternité ».
Au travers de cet article, survivent donc des contextes dépassés et des imprécisions dont notre législation s'est accommodée depuis 1938 à force d'interprétations et de directives ministérielles. Le Conseil constitutionnel ne s'est pas trompé sur les effets pervers de cette rédaction lorsqu'il a dû rappeler, à plusieurs reprises, que l'interprétation de cet article devait demeurer stricte car, dans sa rédaction actuelle, il était confus et donc sujet à interprétation. Les députés socialistes ne s'y sont pas trompés non plus lorsque, en 2003, ils ont déposé plusieurs amendements sur le projet de loi de maîtrise de l'immigration présenté par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, et visant notamment à transcrire la directive européenne du 28 novembre 2002 qui a « pour objectif de définir la notion d'aide à l'immigration clandestine ».
Or cette directive différencie expressément l'aide au séjour de l'aide à l'entrée et spécifie que l'aide au séjour apportée dans un but lucratif doit être passible de sanctions. En écartant cette distinction, le Gouvernement n'a pas saisi l'opportunité de circonscrire plus précisément l'application de l'article L. 622-1. Au contraire, la transposition de cette directive s'est faite sans grand changement de notre propre droit, au contraire de ce qui s'est passé dans d'autres pays européens.
À l'heure actuelle, la politique du chiffre en matière d'arrestations et d'expulsions d'étrangers, les quotas d'interpellations d' « aidants », représentent une menace constante, une « épée de Damoclès » – expression que j'ai entendue à plusieurs reprises alors que je travaillais à mon rapport – pour celles et ceux qui agissent par solidarité, ce qui rend d'autant plus nécessaire la modification que nous proposons aujourd'hui. Car, en l'absence de discernement dans sa rédaction, la loi peut s'appliquer à « toute personne » – c'est même le début de l'article L. 622 – qui aura aidé au séjour d'un étranger.
Monsieur le ministre, vous parlez de « mythe » à propos du délit de solidarité ; vous affirmez qu'il n'y a aujourd'hui aucune condamnation, aucune interpellation, aucune intimidation de citoyens bénévoles ou de travailleurs sociaux. Vous le savez, nous ne sommes pas d'accord sur ce point. Mais si, malgré tout, c'était le cas, alors modifions la loi pour qu'elle traduise cette réalité que vous décrivez. Sinon, expliquez-nous enfin précisément en quoi ce que nous proposons aujourd'hui empêcherait de lutter contre les filières d'immigration clandestine, au lieu de continuer de manier, comme ce matin encore, les approximations et les contrevérités qui laissent à penser que vous n'avez même pas pris la peine de lire ce que nous proposons.