Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, la libération, le 24 juillet, de cinq infirmières bulgares et d'un médecin, arrêtés arbitrairement en Libye en 1999, torturés, condamnés à mort à trois reprises, constitue un événement d'une exceptionnelle portée dont nous nous félicitons tous, tout comme nous nous félicitons que la France ait pris part à ce très heureux dénouement.
Cependant, celui-ci n'aura pas été le fruit d'un retournement de dernière minute. Les autorités libyennes – il suffit de lire le rapport 2007 d'Amnesty International pour s'en convaincre – sont impitoyables et féroces dans la conduite de l'État. Elles répriment dans le sang les oppositions qui s'expriment au travers de manifestations. Cette libération ne pouvait donc être que l'aboutissement d'un combat tenace, le fruit du long travail de sape de tous ceux qui s'investirent huit longues années dans la poursuite de cet objectif.
Disant cela, je pense à la mobilisation d'associations humanitaires et d'organisations non gouvernementales, qui témoigne de l'immense étendue des soutiens acquis à ces otages dans le monde ; je pense à l'apport des médias pour gagner les consciences à la cause de ces innocents ; je pense aux collectifs d'avocats déterminés à défendre les inculpés, dans un contexte de mépris du droit qui demeure la réalité inacceptable de l'État libyen.
Je pense aussi aux personnalités de la science et de la médecine, engagées dans l'affirmation de la vérité des faits – la contamination de plus de 450 malheureux enfants frappés par le sida, dont près de soixante sont morts. Je pense en particulier à ces 114 lauréats du prix Nobel qui ont cosigné, le 9 novembre 2006, une lettre ouverte appelant à un procès juste, au nombre desquels le professeur Luc Montagnier, co-découvreur du virus du sida dès 1983, et qui, le 3 septembre 2003, témoignait déjà au procès des otages bulgares en s'appuyant sur les conclusions de la mission d'expertise qu'il avait dirigée avec le professeur Vittorio Colizzi. On sait le sort que les responsables de la justice et les dirigeants actuels de la Libye réservèrent à l'époque à ce rapport, au mépris de la vérité, de la science et du droit.
Enfin, considérant toujours la somme des efforts investis pour la libération des otages, je pense au rôle des États nationaux et des institutions internationales. Avant d'en évoquer plusieurs aspects, je souhaite revenir avec le politologue François Burgat, spécialiste du Maghreb, auteur d'un « Que sais-je ? » sur la Libye, sur la réalité de ce régime avec lequel nous renouons des liens hasardeux de coopération et des partenariats industriels, bancaires et militaires qui posent question.
« Kadhafi, souligne François Burgat, a redouté en 2003 de subir le même sort que Saddam Hussein. Ayant fait "un véritable hara-kiri nationaliste", il a estimé n'avoir pas été rémunéré pour ses multiples concessions, ni par les États-Unis, ni par l'Union européenne. Dans ce contexte, il se pourrait que le dossier des infirmières ait constitué l'arme du pauvre, une sorte d'"os nationaliste" à offrir à ses partisans, une manière de signifier qu'il n'avait pas complètement perdu sa capacité à défier la communauté internationale. » Voilà l'homme avec lequel ont été négociées la vie et la libération de six innocents !
Quant à l'État libyen, condamné pour les attentats terroristes de Lockerbie et du Niger, il y a à peine vingt ans, il n'a jamais fait mystère de sa stratégie guerrière ni de sa quête de l'arme nucléaire. La France des années soixante-dix ne craignait pas de commercer avec ce régime et de faciliter l'acquisition de Mirages Fl, d'hélicoptères Super-Frelon et Gazelle. C'était aussi l'époque, à laquelle renvoient les accords brusqués de juillet 2007, de la concession à Thomson de la couverture radar de ce pays. On connaît la suite de tout cela !
Par ailleurs, les recherches pétrolières très prometteuses reprises depuis trois ans par des compagnies étrangères en Libye ont pesé dans la balance. Alors que ce pays va devenir encore plus riche, il fallait – cette analyse a été largement développée dans la presse – « redonner à Kadhafi le minimum de respectabilité suffisant pour permettre de lui vendre ces choses qu'on ne peut décemment vendre qu'aux gens bien... ».
« Tout le monde a payé » résume pour sa part le chef de la diplomatie libyenne, Abderrahman Chalgham, tandis qu'un diplomate européen en poste à Tripoli constate pour sa part que, face au chantage, « l'Union européenne a cédé parce qu'elle y trouve son compte ».
Benita Ferrero-Waldner, commissaire européenne aux relations extérieures, ne dit rien d'autre en replaçant le dénouement dans un processus de négociations qui avait pris son essor dès 2005, sous la présidence britannique de l'Union, et en relativisant l'intervention de la France.
En l'espèce, la France est le pays qui cède à la Libye 300 millions d'euros d'armements. Qu'en est-il, à ce sujet, des affirmations du ministre de la défense contestant tout lien avec la libération des otages ? Quels documents attestent le déroulement d'une commission interministérielle sur ces ventes d'armes et un accord qui aurait été donné cinq mois plus tôt, en février 2007, selon M. Hervé Morin ?
C'est bien la France qui fournit un réacteur nucléaire à la Libye « pour le dessalement de l'eau de mer », comme le précise le secrétaire général de l'Élysée. Il semble que ce soit une première technologique, et il semble aussi qu'Areva lorgne sur les réserves d'uranium libyennes. Quelles technologies nous apprêtons-nous à livrer ? Que signifie – et l'affirmation est du Président de la République – une sécurité nucléaire assurée par « un système permettant de désactiver une centrale de l'extérieur » ? Comment concilier l'accord du 25 juillet, qui officialise cette coopération nucléaire, avec la déclaration faite la veille par Nicolas Sarkozy et selon laquelle « il n'a pas été question d'un quelconque accord dans le domaine nucléaire » ?
Le fils du colonel Kadhafi a fait état d'un « projet de manufacture d'armes pour l'entretien et la production d'équipements militaires ». Quels engagements ont été pris en ce sens ?
Un autre élément essentiel a été « le versement par les autorités libyennes d'un million de dollars par famille » – je cite les propos tenus par Bernard Kouchner le 31 juillet dernier devant notre commission des affaires étrangères. Si j'ai bien compris, le Qatar a payé la Fondation Kadhafi, qui a payé les familles. La question est : qui a payé le Qatar ou qui va le faire…