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Intervention de François Pillet

Réunion du 6 avril 2011 à 16h15
Mission d'information assemblée nationale-sénat sur les toxicomanies

François Pillet, coprésident pour le Sénat :

Nous débutons cet après-midi en auditionnant l'un des plus éminents spécialistes français des problèmes de toxicomanie, le docteur Lowenstein, qui dirige le Centre Montevideo à Boulogne-Billancourt, clinique spécialisée dans les soins aux usagers de drogues.

Nous souhaiterions connaître votre expertise sur ce sujet, Docteur, mais aussi votre opinion sur les politiques de lutte contre la toxicomanie, opinion que je crois très critique et qui nous donnera sûrement matière à réflexion et à débat.

Vous avez la parole.

Docteur William Lowenstein. Je vous remercie de votre invitation. Votre mission, d'après ce que j'ai pu en lire, recueille le savoir théorique et pratique des experts, scientifiques, responsables, spécialistes et intervenants. J'espère que cette approche vous permet une juste lecture de l'état des lieux et une définition précise des concepts: usage, abus, dépendance, méthodologies, prévention, soins, réduction des risques et répression- ainsi que des approches de politique de santé publique avec son versant légal et judiciaire -prohibition, criminalisation ou décriminalisation, dépénalisation ou pénalisation, libéralisation, légalisation…

Pour les médecins et les scientifiques, le travail de précision que vous menez est toujours un préalable nécessaire à toute synthèse ou décision, afin de ne pas laisser nos esprits se brouiller par des positions idéologiques ou dogmatiques.

Même s'il s'agit d'un réflexe plus journalistique que médical dont je vous prie de m'excuser, je souhaiterais, si vous en êtes d'accord, vous délivrer les trois messages principaux de mon intervention. Je me permettrai ensuite de me présenter, avant de survoler rapidement les évolutions cliniques constatées actuellement et de conclure sur la nécessité de faire évoluer notre politique de santé en matière d'addictions.

Quels sont les trois points essentiels à mes yeux ? Il s'agit de reconnaître l'addiction comme une maladie, de s'assurer de la qualité du recueil des données et d'un observatoire français des drogues et des toxicomanies indépendant, enfin de changer de cap pénal.

Reconnaître la dépendance -et plus précisément l'addiction au stade des dépendances- comme une affection de longue durée ouvrant la prise en charge à 100 % par la sécurité sociale et conduisant les mutuelles et assurances à ne plus exclure l'addiction de leurs garanties, de leurs emprunts ou de leurs assurances me paraît, en 2011, plus que nécessaire. Ce qui fut fait pour le VIH sida doit pouvoir l'être pour les addictions qui touchent entre dix à cent fois plus de personnes.

Second point : continuer à appuyer nos analyses et décisions thérapeutiques ou de santé publique sur des études épidémiologiques incontestables. Le départ récent -pour ne pas dire la révocation- du président de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), le docteur Jean-Michel Costes, après quinze ans d'un extraordinaire travail d'organisation de recueil des données, de prospection et de publications indiscutables, choque profondément la communauté des addictologues et des intervenants. Comment débattre sereinement si l'Observatoire français perd son indépendance, si les chiffres sont discutables ?

Le président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), M. Etienne Apaire, annonce une diminution de l'usage du cannabis et une consommation modérée de la cocaïne en France. Nous aimerions le croire sans avoir à en douter !

Mon troisième et dernier message préliminaire concerne le changement de cap. Après quarante ans de pénalisation, il est temps d'en débattre. Quelle est la méthode de décriminalisation la plus adaptée à notre pays ? La dépendance est une maladie et non un crime, paradoxe toujours délicat à faire partager. La plupart des experts reconnaissent, statistiques et expériences internationales à l'appui, que le phénomène des addictions est bien plus socioculturel, médical et individuel que pénal. En d'autres termes, le phénomène des addictions est pratiquement aveugle face à la loi ! Les comportements addictifs son très peu sensibles aux lois ; cependant, les conséquences sanitaires et sociales des addictions sont d'autant plus violentes et graves que la loi est répressive.

C'est pourquoi nous suivons avec une grande attention l'évolution du Portugal qui a eu lui aussi sa loi de 1970 mais a su réunir son gouvernement et ses experts en 1998 pour faire voter, à partir de 2000, une nouvelle loi régulièrement évaluée décriminalisant l'usage et la détention pour dix jours de toute drogue.

Permettez-moi de présenter maintenant mon parcours… Je suis médecin interniste, addictologue, ancien interne des hôpitaux de Paris, chef de clinique, médecin des hôpitaux et habilité à diriger la recherche depuis 1991. Après vingt-trois ans à l'Assistance publique, à l'hôpital Laennec et à l'hôpital européen Georges Pompidou, j'ai quitté cette extraordinaire école de la vie et de la médecine pour créer en France le premier institut privé de recherche et de traitement des addictions, la clinique Montevideo, Institut Baron Maurice de Rothschild, dont je suis aujourd'hui directeur général.

Je me suis intéressé aux addictions en 1984. Jeune chef de clinique, j'ai pris en charge les premiers cas de sida chez les héroïnomanes par voie veineuse. J'ai publié en 1995 dans la presse médicale, avec l'aide du regretté professeur Dominique Dormont, la première lettre scientifique en Europe sur l'infection -que l'on appelait alors le LAV et non le HIV- chez les injecteurs de drogues.

En 1986-1987, j'ai participé à l'étude demandée par Mme Michèle Barzach et coordonnée par le docteur Ingold sur la mise en vente libre du matériel d'injection qui, il y a vingt-trois ans, posait déjà un problème de morale et de santé publique.

A partir de 1991, nous nous sommes engagés, avec d'autres collègues, dans une étape cruciale de la réduction des risques, la médicalisation des toxicomanies et l'accessibilité aux médicaments de substitution aux opiacés -méthadone en 1994 et la buprénorphine ou subutex- prescrits par les généralistes en 1996. Ceci a été rendu possible grâce au soutien et aux décisions pragmatiques de Mme Simone Veil et de son cabinet.

En 1994, j'ai créé à Laennec, à cinquante mètres d'une crèche et à soixante-dix mètres d'une école, le premier centre méthadone intra-hospitalier, le centre Monte-Cristo.

En 2006, avec l'aide de Mme Marie-Claire Carrère-Gée et de M. Frédéric Salat-Baroux, nous avons pu conseiller le Président de la République française, M. Jacques Chirac, pour qu'il annonce, le 17 avril 2006, en tout début du deuxième temps du plan cancer, la priorité donnée aux addictions et la nécessité d'un plan national addictions 2007-2011.

Dans ce plan national, passé sous la tutelle de M. Xavier Bertrand, figurait la création d'une commission nationale « addictions » dont je suis toujours membre, tout comme je suis président du groupe de travail sur les traitements de substitution aux opiacés.

Depuis six ans, je suis membre du bureau du Conseil national du sida, plus spécialement chargé de la question des addictions. Le président du Conseil national, Willy Rozenbaum, doit venir, je crois, vous présenter la synthèse de nos travaux réalisée en 2010 sur les politiques publiques à l'égard des drogues et leur impact sur la santé publique en ce qui concerne le VIH et les hépatiques. Ceci me permet d'éviter d'en parler aujourd'hui -bien qu'il soit crucial, comme M. Rozenbaum vous le dira…

Je vous propose à présent un rapide survol clinique de ce que nous observons aujourd'hui sur le terrain des hospitalisations et des consultations.

Le premier motif d'hospitalisation reste l'alcool, responsable de 40.000 décès par an. Ces hospitalisations sont « classiques », avec des hommes de cinquante à cinquante-cinq ans ou des femmes de quarante-cinq à cinquante ans, les conséquences étant plus précoces chez les femmes que chez les hommes.

Une nouvelle population frappée par l'alcool est apparue, celle des jeunes au sein des poly-abus et du « binge drinking », ce que l'on pourrait appeler en France les « apéritifs géants » même s'ils ne concernent pas que des lieux publics.

L'alcool reste le premier motif d'hospitalisation. Le second -quelle que soit, parfois, l'autosatisfaction épidémiologique de certains- est devenu la cocaïne. Cette cocaïne touche tous les milieux. Combien de morts, combien d'infarctus, combien d'accidents vasculaires, combien d'insuffisances rénales aiguës a-t-elle provoqué ? L'épidémiologie française est pour l'instant incapable de le dire ! La drogue illicite qui tue le plus aux Etats-Unis n'est pas l'héroïne mais la cocaïne. Tant que nos services d'urgences, nos SAMU, nos médecins, confrontés à un accident vasculaire cérébral chez un jeune, ne rechercheront pas la cocaïne, il sera difficile d'en avoir une épidémiologie précise, en dehors des chiffres des douanes.

Troisième motif d'hospitalisation, le cannabis. Là aussi, on trouve, de façon caricaturale, deux populations, soit des adolescents avec une consommation extraordinairement intense que l'on n'aurait pu imaginer dans les années 1970-1980 et très souvent une psychopathologie associée, soit des adultes de trente-cinq à cinquante-cinq ans qui n'en peuvent mais de leur dépendance, c'est-à-dire de leur consommation modeste mais quotidienne et régulière depuis vingt à quarante ans.

A noter qu'alcool, cocaïne, cannabis, les trois premiers motifs d'hospitalisation, constituent des dépendances qui ne bénéficient pas de traitements officiels ou consensuels. C'est dire la nécessité, comme cela avait été annoncé dans le plan national « addictions 2006 », de promouvoir une recherche en addictologie, avec un partenariat public-privé qui tarde à trouver ses marques. Ces trois substances psychoactives touchent par ailleurs de plus en plus précocement des jeunes femmes et des patients atteints de poly-dépendances.

Le quatrième motif d'hospitalisation est la dépendance médicamenteuse aux somnifères, aux tranquillisants ou aux antidépresseurs, qui touche plus particulièrement les femmes.

Nous sommes intervenus plusieurs fois pour tenter de limiter les prescriptions, la responsabilité médicale étant évidemment engagée au premier plan. Du point de vue de la culture médicale, il faut redire, comme cela a déjà été fait il y a une quinzaine d'années, que ces médicaments sont tout, sauf des médicaments qui ne réclament pas de surveillance, de prescriptions ou d'évolution.

Le cinquième motif d'hospitalisation est plus moderne : c'est celui des troubles addictifs alimentaires -anorexie, boulimie- souvent confinés dans le psychiatrique pur, et même dissimulés en ce qui concerne les femmes boulimiques et vomisseuses.

En sixième motif d'hospitalisation réapparaît l'héroïnomanie, avec de nouveaux usages chez des jeunes de dix-sept à vingt-cinq ans, souvent extraordinairement précarisés.

Outre le tabac, qui reste en première position et qui est responsable de 60.000 décès par an, sont apparues les nouvelles addictions et notamment les addictions sans drogue -cyberdépendance, jeux pathologiques…

J'ai eu le plaisir de croiser tout à l'heure le sénateur Trucy ; nous avons parlé de l'ouverture des paris et des jeux en ligne en 2010, fondée sur son travail et sur une loi d'Éric Woerth qu'on ne peut que conseiller de relire, tant le pragmatisme l'emporte sur la morale ou la crainte de créer des addictions !

En parlant du web, je voudrais évoquer le nombre grandissant de patients qui commandent sur des sites de tous pays de nouvelles drogues de synthèse -les « party pills »- totalement légales et livrables en 48 heures tant qu'elles ne sont pas repérées et interdites.

L'ecstasy est interdite, mais il suffit de rajouter une demi-molécule d'oxygène pour créer une nouvelle molécule qui deviendra une drogue légale.

Le cannabis étant interdit, il suffit de synthétiser des cannabinoïdes dits de synthèse vendus comme engrais, sels de bain, encens et déconseillés à la consommation humaine pour ne pas être inquiété par la police ou par les douanes ! Chaque semaine, une nouvelle molécule de synthèse est créée avant d'être interdite. Dans un jeu sans fin du chat et de la souris informatique, des centaines de millions de comprimés ou de grammes de poudre sont vendus.

Ce décalage entre les possibilités répressives et la rapidité du web me permet de faire l'articulation avec le dernier point, la question de notre politique de santé dans le domaine des addictions. Pour ce qui est du sida et les hépatiques, Willy Rozenbaum présentera notre réflexion au sein du Conseil national du sida…

En ce qui concerne les stratégies plus globalement mises en place depuis quelques années et plus particulièrement depuis la nomination de M. Etienne Apaire à la présidence de la MILDT, il est clair que la France s'est réorientée, après une période d'ouverture médicale et de réduction des risques, vers une politique anti-usage, sauf pour l'alcool puisqu'on est dans ce domaine dans une politique anti-abus dont le messager principal est : « Buvez avec modération ». Beaucoup entendent : « Buvez ! », peu entendent : «… Avec modération ».

Trois exemples de cette politique anti-usage : le « niet » aux salles de consommation médicalement assistées, le « niet » au programme d'échange de seringues en prison, le « niet » au programme de produits de substitution injectables.

Beaucoup d'entre nous espèrent, notamment, à travers les travaux de cette mission, un débat national puis européen qui évite de retrouver les impasses dangereuses et coûteuses de la guerre à la drogue décrétée par Nixon.

La guerre à la drogue était une mauvaise politique de santé publique mais on aurait pardonné au président américain si elle avait réussi. Nous savons que ce n'est pas le cas. Il est grand temps, comme dans bien d'autres pays -Etats-Unis, Suède, Etats d'Amérique du Sud, Portugal, Belgique, Italie- d'étudier d'autres voies pour les politiques publiques de santé en matière d'addictions, notamment celle de la décriminalisation !

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