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Intervention de Claude le Pen

Réunion du 13 avril 2010 à 15h00
Commission d'enquête sur la manière dont a été programmée, expliquée et gérée la campagne de vaccination contre la grippe a

Claude le Pen, professeur de sciences économiques à l'université de Paris-Dauphine :

Je pourrais souscrire à la quasi-totalité des propos de M. Tabuteau, à l'exception d'un point sur lequel je reviendrai. J'insisterai pour ma part sur cinq éléments.

Le premier est le paradoxe d'une surpréparation aboutissant à un échec. À la différence en effet de crises sanitaires antérieures, comme celle de la canicule qui a surpris les pouvoirs publics, il y avait ici un excès de préparation. Mais être très préparé ne prémunit pas contre les effets d'une politique inadaptée. La France, qui l'était fortement à un risque de virus du type H5N1, a transposé ce plan à une attaque du virus H1N1, pensant que le scénario qui s'était déroulé au Mexique était le scénario catastrophe annoncé, dans lequel s'associaient la létalité d'un virus aviaire classique et la transmissibilité du virus H1N1 traditionnel. D'où une réponse massive qui s'est soldée, de façon inédite, par au moins un demi-échec.

En deuxième lieu, dès avant l'été jusqu'en novembre, l'action des pouvoirs publics a été commandée par la peur d'une pénurie de vaccins, du fait de l'incertitude quant aux doses à administrer et aux process de fabrication, ainsi que des difficultés que rencontraient les laboratoires pour obtenir les autorisations de mise sur le marché. Lors du pic épidémique, au début de décembre 2009, il y a eu une véritable angoisse de ne pouvoir satisfaire la demande en cas de ruée de la population. La négociation avec les laboratoires était, au début du moins, très centrée sur les délais de livraison et sur les capacités de production – question qui avait d'ailleurs été soulevée déjà dans le cadre de la préparation à une grippe H5N1. À cela s'ajoutait le fait que la France est l'un des très rares États à s'être engagés à fournir des vaccins à d'autres pays… Cette peur de la pénurie a été très réelle jusqu'au retournement brutal de situation intervenu vers le 20 ou 25 décembre 2009, moment où l'on a constaté la pléthore.

Le troisième point, sur lequel je suis en léger désaccord avec Didier Tabuteau, porte sur le principe de précaution. La réponse a été excessive par crainte d'une réponse insuffisante. L'application du principe de précaution, inscrit dans la Constitution, pose un énorme problème. En effet, si la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement dite « loi Barnier » dispose que « l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves », comment proportionner une réponse à un risque inconnu ? C'est précisément ce qui conduit à la disproportion, par crainte de ne pas faire assez. La même question se pose pour le « coût acceptable ». Le texte est certes pédagogique, mais il est inapplicable.

Le quatrième point, que me suggère l'étude de l'histoire des épidémies, est qu'il est constant que l'épidémie, maladie du peuple, est une maladie plus politique que sanitaire. Les opinions publiques y ont toujours réagi d'une manière politique. Permettez-moi de vous lire à ce propos un texte cité dans un ouvrage de François Delaporte sur le choléra à Paris en 1832 : « Beaucoup de personnes en France n'avaient vu dans cette maladie qu'une direction donnée aux esprits par le gouvernement afin de détourner l'attention des affaires publiques ». Lorsque le choléra a commencé à tuer, on a dit que « le prétendu fléau n'était que l'exécution d'un projet d'extermination conçu par le gouvernement » après les Trois Glorieuses de 1830, dans un climat social tendu. Ce phénomène n'est pas propre à la France : « À l'apparition de cette maladie, le peuple de Revel, semblable à celui de toutes les cités russes, reste persuadé qu'il est empoisonné. Sa défiance devient extrême. Il refuse les secours de l'art, refuse jusqu'aux aliments qu'on lui distribue, éprouve une aversion insurmontable pour les hôpitaux et commence à méconnaître les voix puissantes de l'autorité. » L'épidémie suscite le doute. Dans un contexte politique tendu, on recourt à des métaphores militaires : la maladie est assimilée à une invasion et le virus à un ennemi, auxquels l'individu oppose des « défenses » immunitaires.

Je crois pouvoir faire l'hypothèse que ces épisodes de santé publique sont d'autant plus mal vécus que la société est clivée politiquement. C'est peut-être la raison pour laquelle la réaction a été très différente dans les pays nordiques, notamment en Suède, où 80 % de la population a été vaccinée. Faute d'une confiance suffisante entre les pouvoirs publics et l'opinion publique, une suspicion malsaine a joué. Je ne crois pas, bien sûr, qu'il y ait eu de complot de la part des opposants aux vaccins ou de sombres capitalistes, mais je pense que des messages inquiétants ont réveillé un fonds de représentations populaires qui remonte à 150 ans. A ainsi joué une coupure entre les élites et la masse, entre la parole des experts et le vécu des gens. Ce vécu s'exprime dans les réponses à une enquête d'opinion citées par l'un des experts auditionnés par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques : lorsqu'on demandait aux personnes interrogées si elles pensaient qu'elles contracteraient la grippe, puis, au cas où elles la contracteraient, si elles pensaient que ce serait grave, elles répondaient deux fois « non ». Le discours alarmiste est apparu en contradiction avec cet état de l'opinion publique et a semblé procéder d'une volonté sournoise d'exercer un inacceptable « contrôle des corps », selon l'expression de Michel Foucault. La résistance n'est pas liée à une mauvaise appréhension des risques ou à l'ignorance, mais elle est une sorte de sursaut face aux tentatives d'imposer une solution que l'on ne comprend pas. Cette réaction négative ne doit pas nécessairement être appréciée en termes négatifs.

Mon cinquième point a trait à la place des professionnels de santé. Si l'on rejouait aujourd'hui la pièce, je pense qu'on le ferait pratiquement dans les mêmes termes – on passerait les mêmes commandes et formulerait les mêmes hypothèses sur la couverture de la population. En revanche, on n'écarterait sans doute pas du dispositif l'extraordinaire potentiel que constituent les 55 000 médecins libéraux, les 60 000 infirmières, les 3 000 hôpitaux et les 22 000 officines de ce pays. Ces professionnels ont très mal ressenti leur exclusion et émis des anticorps davantage du fait de cette exclusion que de la politique sanitaire proprement dite, et c'est dans cette absence d'implication que réside, selon moi, la faiblesse de l'organisation choisie.

Cette défiance vis-à-vis des médecins tient à plusieurs raisons. Sans doute la crainte d'une pénurie a-t-elle joué, incitant à concentrer plutôt les vaccinations en certains lieux. On a également trouvé des arguments techniques, liés à l'impossibilité de fractionner les flacons de dix doses – mais, au point où on en était, on aurait fort bien pu le faire, quitte à en perdre quelques-unes. Sans doute considérait-on que la santé publique est, au fond, une politique régalienne, relevant de la responsabilité de l'État – des préfets plutôt que des professionnels de santé. D'où une organisation très militaire, hiérarchique – « top-down », dans le vocabulaire des consultants –, où l'autorité est une autorité d'ordre avant d'être une autorité de santé. L'ordre l'a emporté sur la santé, et il est à craindre que ce doive être encore le cas. On redoute l'anarchie et la prise d'assaut des pharmacies – le plan H5N1 prévoit d'ailleurs une protection policière des pharmacies en cas de pandémie.

Le dernier point, que l'on pourrait numéroter 5 bis, porte sur la crise de légitimité. L'État s'est dépouillé de sa légitimité au profit d'agences, de telle sorte que l'on ne sait pas où réside aujourd'hui la légitimité en matière de santé publique : appartient-elle à la Haute Autorité de santé, à l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, à l'Institut national du cancer, à l'Institut de veille sanitaire ou au ministère ? Qui a le droit de parler ? Est-ce la ministre, qui a créé toutes ces agences spécialisées ? Les Français voient mal où est le pouvoir réel et d'où vient l'analyse des questions de santé qui les concernent.

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