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Intervention de éric Gissler

Réunion du 9 novembre 2011 à 18h00
Commission d'enquête sur les produits financiers à risque souscrits par les acteurs publics locaux

éric Gissler, inspecteur général des finances, médiateur désigné par le Premier ministre :

Depuis novembre 2008, c'est-à-dire depuis trois ans, je m'occupe, au moins à temps partiel, des sujets financiers qui ont trait aux collectivités locales. À ce titre, je peux dresser un état des lieux, sachant que ma mission est d'assister les collectivités.

Mon rapport sur le recours par les collectivités territoriales aux emprunts structurés tente d'abord de mesurer le risque. Même si, lors de sa rédaction, en février 2009, je disposais de peu d'éléments statistiques, il était évident que, même en l'absence de risque systémique, la rapidité avec laquelle se multipliaient les négociations finirait par poser problème, si l'on ne faisait rien, les produits les plus risqués occupant une part croissante de la dette. Un autre problème tenait à la concentration de la toxicité sur quelques collectivités.

Si l'on en est arrivé là, c'est que trois responsabilités se sont conjuguées : celle des banquiers, des collectivités locales et de la comptabilité publique.

Les banquiers qui mettent en place un crédit sur trente ans, ne gagnent quasiment que les frais de courrier, année après année, une fois encaissée la commission initiale. En revanche, celle-ci est multipliée par le nombre de fois où l'on renégocie l'emprunt. Reste que les banquiers en question ne sont pas des Madoff. Il faut éviter de regarder la situation de 2005 ou 2007, date à laquelle les emprunts ont été mis en place, avec les lunettes de 2009 ou de 2010. Bien des certitudes ont vacillé depuis. Du temps où j'étais directeur financier d'un grand établissement public, si l'on effectuait, pour revenir du franc suisse au franc français ou à l'euro, des currency swaps, on s'arrachait la signature d'AIG, seul triple A qu'on trouvait alors sur le marché. On sait ce qu'il en est advenu. De même, le meilleur placement en termes de sécurité et de rendement était alors la dette souveraine italienne. Il n'y a donc pas lieu de suspecter les banques de mauvaises intentions, en les accusant d'avoir pris des contre-positions. De même, il n'est pas vrai que les banques s'enrichissent, quand le montant des intérêts payés par les collectivités augmente.

D'autre part, si l'on en est venu au franc suisse c'est non par hasard, mais au terme de deux mécanismes bien distincts. Soit un syndicat à vocation unique, en matière de déchets ou d'énergie, ou une petite collectivité, avait besoin de quelques millions, par exemple pour construire école ou un gymnase, ou rénover une mairie, et cherchait par tous les moyens un financement en dessous des taux de marché. Soit le souscripteur choisissait des produits de pente, ce qui constituait le début d'une prise de risque croissante. En bonne logique, les taux longs sont supérieurs aux taux courts, tendance qui, en 2005 ou 2006, pouvait sembler pérenne. Mais la courbe s'est brièvement inversée. La barrière risquant d'être franchie, les collectivités locales comme d'ailleurs les banques ont caché qu'elles avaient fait un pari qui risquait de leur coûter cher. Tous les cas de figures se sont présentés. Le directeur financier ne l'a pas avoué au directeur général des services (DGS), et a renégocié un taux indexé sur le franc suisse afin de profiter de taux plus faibles pendant une période bonifiée. Le DGS ne l'a pas avoué à l'exécutif, et celui-ci, s'il était prévenu, ne l'a pas avoué à son opposition. Puisqu'on avait déjà recouru à des produits de pente, il existait une accoutumance à ce type de structure, et il était patent que les propositions des banques n'étaient pas garanties à 100 %. Le pire est que, si les collectivités locales n'avaient pas renégocié ces produits de pente, elles profiteraient aujourd'hui de taux bonifiés, puisque l'écart entre les taux longs et les taux courts est redevenu plus traditionnel.

Quant aux élus, ils se sont longtemps désintéressés des problèmes financiers. Il est aberrant qu'à l'époque, dans le cadre d'un audit de trésorerie, les auditeurs aient pu rendre compte de leur étude aux audités, alors que la logique voudrait qu'on s'adresse à un niveau supérieur. D'autre part, les élus s'étaient accoutumés à la baisse des taux. Les intérêts représentaient 12 % du budget de fonctionnement des collectivités locales en 1993, contre 8 % en 1998 et 4 % en 2007. En dépit d'une légère remontée en 2005, on pensait donc qu'ils ne pouvaient que baisser.

La comptabilité publique enregistre les décaissements, ce qui signifie qu'on ne voit que les flux financiers réels. Cela dit, le passage en comptabilité commerciale ne réglerait pas tous les problèmes : les prêts structurés ne sont pas valorisés au mark to market et, là encore, seuls les flux financiers réels sont enregistrés. Le cas des swaps est plus compliqué, puisqu'il faut déterminer s'il s'agit de swaps de couverture ou de swaps spéculatifs, lesquels ne sont pas spéculatifs par nature, comme le précise la Compagnie nationale des commissaires aux comptes dans une lettre directive de 2007. Pour le même type de produits, le swap de couverture n'est pas valorisé au mark to market, et ne l'est que lorsqu'il est jugé spéculatif, c'est-à-dire quand la barrière risque d'être dépassée. L'avertissement qu'on peut tirer de l'augmentation progressive du mark to market est donc annihilé par ce mode de comptabilisation.

La charte de bonne conduite doit être signée par les principaux acteurs bancaires de la place. Lors du bouclage, en juillet, j'ai recueilli leur accord et ils l'ont signée en décembre. J'ai également reçu l'accord de l'Association des départements de France (ADF) et de l'Association des régions de France (ARF). Je rappelle toutefois que la charte ne constitue qu'une annexe du rapport. Globalement, il a été presque plus facile d'obtenir des banques qu'elles renoncent à commercialiser certains produits à risque que des élus qu'ils renoncent à emprunter un capital en francs suisses. Beaucoup, parmi eux, m'ont soutenu qu'ils le faisaient depuis longtemps et s'en portaient fort bien.

La charte avait deux objectifs : mettre fin à la commercialisation des produits les plus risqués, et instaurer une échelle normative de risques sur lesquels l'exécutif se positionne de manière transparente par rapport à son assemblée délibérante, afin que, si risque il y a, il soit pris en connaissance de cause. J'ai aussi songé à des mesures coercitives, comme le passage à la comptabilité commerciale ou l'obligation de comptabiliser au mark to market ou de provisionner par rapport à un indice minimal, pour éviter des taux proches de zéro. J'y ai renoncé, car rien n'est pire à mes yeux qu'un texte non respecté. Or les services des préfectures ou des directions départementales des finances publiques (DDFIP) ne sont pas en mesure d'effectuer des vérifications trop complexes. Peu d'agents de catégorie C peuvent contrôler que le travail est fait convenablement sur un budget ou sur un compte administratif. La responsabilité du comptable public ou de la certification des comptes des collectivités locales est un autre débat.

J'appelle votre attention sur deux points. On parle toujours du seul tableau de risque, en omettant qu'il existe une corde de rappel : l'interdiction de fait que la période bonifiée soit supérieure à 15 % de la maturité totale, et que la bonification soit supérieure à 35 % du taux fixe ou du taux Euribor du moment. En pratique, cela signifie que le 5E est quasiment inaccessible. D'autre part, même si la classe 5 correspond à un indice hors zone euro, il ne faut pas y voir la persistance d'un indice exotique, puisque tout indice hors OCDE est proscrit. L'idée centrale est que la charte est autoportée. Elle ne requiert pas qu'on recoure à des vérifications complexes.

En 2009, quand je l'ai proposée à la signature, je n'ai pas réussi à faire accepter le fait que toutes les collectivités n'aient pas accès à la totalité des risques. Quand j'expliquais qu'il fallait proportionner la capacité de la collectivité au niveau de risque, et limiter, par exemple, les communes de moins de 10 000 habitants au 1A, on me reprochait de porter atteinte à leur égale dignité ou à leur autonomie financière. Je regrette toutefois que la mesure n'ait pas été mise en place. D'autre part, bien que l'existence de la charte ait pu faire croire que les renégociations aboutiraient rapidement à substituer les produits qu'elle avalisait à ceux qu'elle écartait, ce n'est pas ce qui s'est passé concrètement. Cependant, l'autorégulation a bien fonctionné, puisque les banques ne commercialisent plus de produits hors-charte, et que, de fait, elles ont introduit le critère démographique et dû renoncer à commercialiser certains niveaux, puisque la corde de rappel l'interdit techniquement.

Fin 2011, après plusieurs crises mondiales, on ne peut plus faire la même analyse qu'au début de 2009. Je ne verrais pas d'un mauvais oeil l'interdiction de certains produits, au moins pendant un certain nombre d'années. La charte pourrait être plus restrictive sur le type de produits autorisés ou limiter le niveau de risque maximum que peut supporter une collectivité locale. Quand on met en place des mécanismes compliqués, il est essentiel, par ailleurs, de savoir qui les contrôle. Plus on se montrera rigoureux, plus considérable sera le stock tampon des produits susceptibles d'être renégociés, avec des zones grises. Qui vérifiera la compatibilité de la renégociation avec la nouvelle grille ? Puisqu'on ne passera évidemment pas directement d'un 5E à un 3A, qui s'assurera que la politique des petits pas ne recèle pas de nouveaux dangers ? Pour cette raison, je suis hésitant, quand on me parle de constituer un gros stock potentiel de dettes à renégocier si l'on ne peut pas fixer par écrit des règles de renégociation précises. Le conseil de normalisation des comptes publics travaille sur la notion de provisionnement, qui a tout son sens. Encore faudra-t-il s'assurer que les provisions sont passées au bon niveau et au bon moment, ce qui n'est pas si simple.

L'autorégulation qui s'est mise en place est une manière de traiter l'avenir, puisqu'on n'a pas réamorcé la pompe du risque. Reste le problème du stock. La charte a été rédigée dans l'idée qu'une renégociation interviendrait quasiment à marche forcée. Il n'en a rien été. Sur 102 prêts en médiation, 11 seulement ne sont pas des produits de change, et introduisent de forts multiplicateurs. On ne demande pas de renégociation quand on n'a pas affaire à des produits immédiatement en risque, ou pour lesquels la barrière ne sera pas franchie immédiatement. Pour l'essentiel, les dossiers correspondent donc à des produits de change, dont 73 concernent le franc suisse. La plupart d'entre eux sont arrivés après avril 2010, c'est-à-dire après que la barrière de 1,44 ou 1,45 a été franchie, ce qui crée des conditions de renégociation déplorables. Conçue à l'origine comme une infirmerie ou une cellule d'aide psychologique, la médiation est devenue une unité de soins intensifs. Douze dossiers ont été renégociés de manière définitive. Treize renégociations temporaires, c'est-à-dire hors période bonifiée 2011 et 2012, ont été conclues. Quatorze dossiers sont sortis de la médiation, parce que la proposition a été refusée et qu'il y a eu assignation. Pour les autres, il s'agit de produits en franc suisse encore en période bonifiée, pour lesquels on ne peut trouver qu'une solution temporaire, fixing par fixing. On ne pourra proposer de solution que lorsqu'on sortira de la période bonifiée, par exemple en 2012 ou en 2013.

Les élus qui entrent en médiation ne sont généralement pas ceux qui ont signé le contrat, ce qui explique, de leur part, une certaine méconnaissance historique du dossier. Pour les produits liés au franc suisse, on se trouve dans une situation extrêmement difficile, le mark to market représentant 100 % du capital restant dû (CRD), voire plus, contre 20 % ou 30 % en 2009, quand la médiation a été engagée. Je ne nie pas la difficulté pour les collectivités de payer même une partie significative de tels montants, mais on ne trouve plus aucun candidat pour sortir à de tels taux. S'ils redescendent à 20 %, les collectivités qui auront senti le vent du boulet souhaiteront peut-être renégocier, mais ce n'est pas le cas actuellement. Quant aux produits de pente, avec de forts taux multiplicateurs, l'évolution défavorable du mark to market dissuade également les candidats potentiels.

J'insiste, pour finir, sur les avantages de la médiation. Les accords concernant les prêts ont été conclus sans témoin, ce qui explique la surprise des nouveaux élus, quand on reconstitue pièces en main l'historique des dossiers. La médiation apaise le débat, et permet de prendre conscience de certaines choses. Nous avons brisé la légende selon laquelle la banque encaisserait la totalité de l'augmentation : lorsqu'un taux s'élève à 17 %, on est dans une logique perdant-perdant. En outre, quand on partage un mark to market, le dernier million est essentiel. Mus par une suspicion qui peut sembler légitime, compte tenu de ce qu'ils ont vécu, ou influencés par des conseils qui peuvent soutenir des contre-vérités, beaucoup d'élus se méfient quand on leur propose un nouveau produit et redoutent qu'il comprenne une commission. Pour les rassurer, je suis appuyé par le service de valorisation de la Banque de France, qui vérifie que l'offre proposée est dans les clous, et qui garantit l'exactitude de la somme demandée pour dénouer le swap. Mon rôle est également d'amener les banques à payer. Tandis que les avocats des collectivités locales leur promettaient que le juge se ferait un plaisir d'annuler les contrats, ceux des banques, quand ce n'était pas leurs services juridiques, leur garantissaient que les dossiers étaient solides, et qu'elles n'avaient aucune raison de bouger. Pour n'être appointé ni par les unes ni par les autres, et avoir vu un grand nombre de dossiers, je peux expliquer aux premières que, n'étant pas totalement innocentes, elles n'ont pas été volées comme au coin d'un bois, aux secondes, qu'elles y sont parfois allées un peu fort. Mais je constate que, sur les solutions temporaires auxquelles on parvient, fixing après fixing, si les banques lâchent parfois quelque chose, il y a des collectivités locales, qui ne renoncent même pas à l'assignation. Cela semble déséquilibré, puisque le principe de la médiation est la renonciation réciproque.

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