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Intervention de Yves Bur

Réunion du 11 janvier 2011 à 17h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaYves Bur, rapporteur :

L'actualité nous en fournit malheureusement souvent la preuve, la protection des droits de l'homme est un combat sans répit, qui exige une détermination et une vigilance sans faille. Ainsi, sur les ruines de la barbarie du premier XXème siècle, la construction européenne a arrimé son destin à celui de la promotion des libertés et des principes inhérents à la dignité humaine. C'est depuis 1949 la vocation du Conseil de l'Europe, la « première » tentative d'édification d'une Europe unie. Mais c'est aussi une dimension essentielle de l'Union européenne, héritière de la « seconde » édification européenne de 1951, et qu'on aurait tort de croire, sous la pression de la crise et des replis identitaires, à l'abri des répugnantes tentations des extrémismes.

Dans ce contexte, il faut avoir à l'esprit l'une des innovations les plus importantes, mais malheureusement l'une des plus discrètes, du traité de Lisbonne. Forgeant de nouvelles armes sur le front des droits de l'homme, notre nouveau traité a en effet doté l'Union d'un arsenal de protection des droits et des principes fondamentaux d'une exceptionnelle qualité.

Il a en particulier accordé une valeur juridique équivalente à celle des traités à la Charte des droits fondamentaux proclamée à Nice en décembre 2000.

La portée de ce progrès doit certes être nuancé. Loin de toute rupture juridique, la Charte s'intègre dans une longue tradition respectueuse des droits de l'homme. Si la construction européenne a longtemps déployé ses racines dans les domaines économiques, ses juges de Luxembourg ont tôt veillé à soumettre les actes européens à de nombreux « principes généraux du droit », communs à tous les Etats membres, qu'ils ont progressivement identifiés. Le traité de Maastricht a figé cette jurisprudence dans le marbre des traités. Puis le traité d'Amsterdam, soumettant les pays candidats à une exigence d'irréprochabilité sur les droits de l'Homme, a introduit à l'encontre des Etats coupables d'une violation « grave et persistante » des valeurs européennes des sanctions rigoureuses, allant jusqu'à la privation des droits de vote, mais improbables, car soumises à l'unanimité.

Par ailleurs, la Charte ne crée aucun nouveau droit ex nihilo. Elle constitue à l'inverse une cristallisation des principes déjà consacrés dans les traditions et les textes antérieurs communs à tous les Etats membres.

Enfin, les droits et les principes qu'elle proclame ne s'imposent qu'aux institutions de l'Union et aux Etats membres seulement lorsqu'ils appliquent le droit européen, et non lorsqu'ils exercent leurs compétences nationales.

Ces réserves relatives à la portée des innovations introduites par le traité de Lisbonne ne doivent pas pour autant éclipser les deux principaux apports de la Charte.

Tout d'abord, pour la première fois dans l'Histoire, se trouvent rassemblés dans un seul document, aisément lisible et accessible, un ensemble ambitieux de droits civils, politiques, économiques et sociaux actualisés aux évolutions les plus récentes.

L'énoncé des droits civils et politiques modernisent ainsi les droits garantis par la Convention européenne des droits de l'homme en introduisant les droits dits de « nouvelle génération » : droit à l'intégrité physique et mentale, notamment face au clonage et à la médecine, droit à la protection des données personnelles, droits des consommateurs et des enfants.

La Charte égrène ensuite des droits économiques et sociaux très ambitieux, allant du droit syndical au droits d'accès aux services de l'emploi et à la sécurité sociale en passant par l'aide au logement ou le droit à des services sociaux. Certes, ces droits ne sont pas directement opposables aux autorités publiques. Cependant leur respect s'imposera dans les actes européens qui tendent à les concrétiser, les juges étant invités à leur donner un poids réel lorsque des recours mettent en balance des normes qui leur sont antagonistes.

C'est d'ailleurs le destin des déclarations des droits de l'homme, et la grande plus-value de la Charte. Elle porte en-elle la perspective d'une « vie propre », d'un dynamisme grâce auxquels des droits considérés comme bornés au moment de leur rédaction peuvent s'émanciper des interprétations restrictives, tant il est vrai, et heureux, qu'en matière de droits de l'homme « l'offre crée la demande ».

Le second avantage important de la Charte est qu'elle donne une nouvelle impulsion politique en plaçant les droits fondamentaux tout en haut de l'agenda européen.

Dans cette dynamique, le Parlement européen s'est montré déterminé à saisir ses nouveaux pouvoirs, comme celui d'approuver la conclusion des engagements internationaux dans le cas de Swift ou des PNR, pour défendre une conception exigeante des droits de l'homme.

Dans un même esprit, la Commission européenne, qui dispose désormais d'une Commissaire aux droits fondamentaux, Mme Reding, ayant en outre le statut de vice-présidente de la Commission, a affiché sa volonté de faire de la Charte « la boussole de toutes les politiques de l'Union ». Elle a ainsi décidé, dans sa communication du 20 octobre 2010, d'assortir toutes ses propositions d'une étude d'impact sur les droits fondamentaux et de rédiger un rapport annuel sur l'application de la Charte dans l'Union.

Toutefois, cette entrée en force de l'Union intervient dans un domaine déjà occupé, et avec un très net succès, par le Conseil de l'Europe.

L'aîné de la coopération européenne a en effet su édifier un dispositif de protection des droits d'une qualité, d'une expérience et d'une efficacité incontournables.

Son fleuron est évidemment la Convention européenne des droits de l'homme, dont on célèbre aujourd'hui le soixantième anniversaire, et sa Cour de Strasbourg qui s'est imposée, en matière de droits de l'homme, comme la Cour suprême incontestée de 800 millions de citoyens, développant une jurisprudence audacieuse solidement intégrée aux législations nationales.

Mais le Conseil de l'Europe a aussi institué de très nombreux mécanismes de contrôle et de suivi des droits, qui ont accoutumé à l'échelle du continent tout entier une surveillance permanente de l'état des droits de l'homme.

Citons, parmi les nombreux acteurs que j'ai rencontrés, la « Commission de Venise » qui diffuse le patrimoine constitutionnel européen dans le monde entier, la Commission pour la prévention de la torture, dont les rapports sans concession sur l'état des prisons sont désormais des rendez-vous réguliers de l'actualité, ou le Commissaire aux droits de l'homme, qui depuis 1999 exerce une magistrature morale en tirant parti de sa visibilité médiatique et de son accès aux plus hautes autorités des Etats.

Grâce à ces outils exceptionnels et au travail remarquable de son Assemblée parlementaire, forum démocratique du continent rassemblant les parlementaires de quarante-sept pays, dont notre collègue M. Jean-Claude Mignon préside avec talent la délégation française, le Conseil de l'Europe a ainsi joué un rôle décisif pour ancrer la démocratie et l'Etat de droit dans les nouvelles démocraties libérées de l'emprise soviétique.

Or, à peine sorti de cet « âge d'or » de l'après-1989, le Conseil de l'Europe doit maintenant affronter une nouvelle crise d'identité face au nouveau partenaire qu'est l'Union européenne, à la force de frappe financière et juridique sans égal. Chacun connaît en effet les faiblesses du Conseil.

Ses moyens, d'abord, sont très modestes. Son budget, gelé depuis 2005, ne dépasse pas 218 millions d'euros, soit 0,2 % des crédits consacrés par l'Union à la cohésion sociale ou 15 % du budget du seul Parlement européen. Ses procédures de décision, ensuite, sont souvent verrouillées par la rude contrainte de l'unanimité, lorsque Bruxelles dispose à l'inverse des moyens de trancher et d'agir vite. Enfin, le Conseil a pu accuser, au cours des années 90, une certaine dispersion de ses activités dans de trop nombreux domaines isolés, comme la culture ou l'éducation, dans lesquels il ne disposait pas toujours de la « masse critique » nécessaire, sans que ce constat ne s'étende d'ailleurs à ses activités les plus précieuses, comme la pharmacopée européenne.

Il n'en reste pas moins que le Conseil de l'Europe demeure « la » référence incontournable dans le domaine des droits de l'Homme grâce à la diversité de ses instruments, à son expérience et, surtout, à son emprise sur tout le continent.

Arrivant en second, l'Union européenne doit ainsi tenir pleinement compte des activités du Conseil, une trop forte étanchéité entre les deux institutions menant inéluctablement à la redondance, au risque d'affaiblir leurs actions réciproques, de contredire l'effort d'assainissement budgétaire que s'imposent tous les Etats européens, et, pire, de laisser émerger des doubles standards selon que l'on habite d'un côté ou de l'autre des frontières de l'Union.

Fort heureusement, mes travaux m'ont permis de constater que ce rapprochement indispensable des deux Europe des droits de l'homme est aujourd'hui en bonne voie. Il est vrai que le traité de Lisbonne parcourt la moitié du chemin en imposant que l'Union adhère à la Convention européenne des droits de l'homme. Il fournit ainsi l'opportunité d'une unification juridique de l'Europe des droits, en confiant à la Cour européenne des droits de l'homme la mission de veiller à ce que le droit européen, comme tous les droits nationaux, respecte toujours la conception exigeante qu'elle s'est faite des droits civils et politiques à la base de notre contrat social.

Cette adhésion, bien engagée grâce à l'adoption en juin dernier des mandats de négociation, prendra du temps, puisqu'elle sera suspendue à une ratification unanime dans les quarante-sept Etats du Conseil de l'Europe et de l'Union.

Elle suppose de lever des obstacles techniques importants pour protéger les spécificités du droit de l'Union européenne.

Je pense notamment au statut particulier des traités, si difficiles à modifier, comme nous sommes bien placés pour le savoir en France. Est-il opportun que la Cour de Strasbourg puisse censurer des dispositions des traités fondateurs et rouvrir ainsi la boîte de Pandore des négociations intergouvernementales ? Je ne le crois pas, et nous semblons nous orienter vers une solution plus satisfaisante grâce à laquelle ces textes fondamentaux feraient l'objet de « réserves » protectrices.

Mais je pense aussi au précieux monopole de la Cour de Luxembourg dans l'interprétation du droit européen, qui seul garantit la cohérence d'un droit appliqué au quotidien par les juges de 27 Etats aux traditions juridiques souvent différentes.

Dans un même esprit, l'existence de deux textes différents, la Charte et la Convention européenne, interprétés par deux Cours indépendantes, pourrait attiser des contradictions de jurisprudences. Le mieux, à mes yeux, est de s'en remettre à la qualité du dialogue entre les deux cours, en sauvegardant la prééminence de l'une, la Cour de Strasbourg, sur les droits communs aux deux textes.

Mais l'essentiel est ailleurs. Les droits n'ont de réalité que s'ils peuvent être aisément et rapidement défendus par les citoyens. A cet égard, le plus grand danger qui guette l'Europe des libertés est l'embolie des juridictions. La Cour de Strasbourg est aujourd'hui proche de l'asphyxie, en dépit des réformes récentes, faisant face à un stock de 120.000 affaires pendantes. La Cour de Luxembourg atteint à son tour l'extrême limite de ses capacités. Un effort de rationalisation devra être entrepris, sans lequel la confiance des citoyens menace d'être significativement érodée.

Cette unification juridique doit toutefois être complétée par un rapprochement des actions concrètes des deux organisations européennes.

Les craintes de redondance entre le Conseil et l'Union ont rencontré une incarnation presque caricaturale avec la création, en 2007, d'une Agence de l'Union européenne des droits fondamentaux dont les moyens budgétaires, avec 20 millions d'euros par ans, et humains, avec un staff de presque cent experts, contrastent durement avec la cure d'austérité que s'impose Strasbourg depuis de nombreuses années.

Notre commission avait alors vivement critiqué cette énième manifestation de l'« agenciarisation » de l'Europe par laquelle, au cours des dernières années, il n'est guère de crises ou même de volonté d'Etat d'accueillir une institution européenne qui n'ait rencontré en réponse l'institution d'une nouvelle Agence, nourrissant une inflation spectaculaire qui grève désormais 600 millions d'euros du budget européen.

Cette préoccupation à l'esprit, j'ai souhaité examiné de près les plus-values concrètes de l'Agence, en me rendant à Vienne et en interrogeant à son sujet tous mes interlocuteurs, tant à Strasbourg qu'à Bruxelles. Ces travaux m'ont permis de dégager quelques conclusions que j'espère consensuelles.

La qualité des travaux de l'Agence me semble tout d'abord absolument incontestable.

L'Agence a en effet su édifier, conformément à son statut, un appareil statistique exceptionnellement fouillé et précis, animé d'un souci constant d'emprise sur le terrain et de relations directs avec les personnes concernées.

La conviction de ses experts est en effet qu'une protection efficace des droits repose avant tout sur l'établissement de données pertinentes mesurant concrètement et régulièrement les principales difficultés rencontrées sur le terrain. Ces études exhaustives permettent de mieux cibler l'action publique. Ainsi, au cours de ses travaux sur les droits de l'enfant, l'Agence a pu identifier la problématique particulière des enfants seuls demandeurs d'asile, dont le nombre signale fréquemment l'apparition de difficultés connexes, par exemple liées à la traite des êtres humains.

Cette démarche technique est plus complémentaire que redondante avec celle du Conseil de l'Europe.

Elle l'est par nécessité, parce que Strasbourg ne dispose manifestement pas des moyens de mener des études d'une telle ampleur. Le commissaire au droit de l'homme m'a ainsi indiqué que les travaux de l'Agence lui offraient une considérable plus-value, en mettant à sa disposition un appareil statistique qu'il ne pourrait établir seul, lui-même se contentant d'en étendre les méthodes aux autres membres du Conseil.

Les démarches des deux institutions sont aussi complémentaires dans leur philosophie.

L'Agence privilégie une approche de « conviction par la preuve », armée par des comparatifs rigoureux et la promotion des meilleures pratiques, à une posture dénonciatrice de tel ou tel Etat que lui interdisent d'ailleurs ses statuts. Cette « modération » explique sans doute la modestie de sa couverture médiatique, qui peut nuire à sa légitimité mais certainement pas à la qualité de ses travaux.

A l'inverse, les organes du Conseil de l'Europe s'inscrivent dans une démarche beaucoup plus immédiatement politique et opérationnelle, tirant pleinement partie de leur visibilité médiatique.

De cette complémentarité spontanée est d'ailleurs né un mode de coopération à bien des égards exemplaire. Face aux réticences du Conseil de l'Europe, l'Union a veillé à étroitement associer Strasbourg au fonctionnement quotidien de l'Agence. Le Conseil est ainsi représenté au sein de son conseil d'administration et de son comité exécutif. Il participe à l'élaboration de son programme de travail annuel. Une personne de référence assure dans les deux organes une coopération permanente, tandis qu'une réunion annuelle du Comité des ministres de Strasbourg fait le bilan des actions entreprises.

Dans les faits, après une période d'ajustement, il semble qu'une véritable communauté de vue se soit établie tant sur le choix des sujets explorés que sur les modalités de leur traitement. Ainsi, par exemple, le Conseil et l'Agence ont décidé, le 2 novembre dernier, de travailler désormais en commun sur la question des Roms en se concentrant sur l'application des dispositions concrètes du plan d'action adopté le 20 octobre 2010 par les quarante-sept Etats du Conseil de l'Europe.

Il m'est même apparu, de manière paradoxale, que les travaux de l'Agence étaient souvent bien mieux connus des acteurs du Conseil de l'Europe que des institutions de Bruxelles elles-mêmes qu'elle a pourtant pour vocation d'éclairer !

Cette constatation motive d'ailleurs mes recommandations. Plutôt que de réclamer une bien improbable suppression d'une Agence au bilan flatteur, il me semble plus judicieux de renforcer encore ses liens avec le Conseil, qui dispose ainsi d'un nouvel outil, tout en invitant les institutions européennes, et nos parlements nationaux, à mieux recourir à cette expertise remarquable.

Cette expérience pourrait d'ailleurs opportunément inspirer le chantier plus vaste des relations entre l'Union européenne et le Conseil de l'Europe.

La culture de la complémentarité est en effet, à mes yeux, beaucoup moins le fruit de procédures tatillonnes que de démarches progressives et concrètes, assises sur quelques constats lucides. La force la plus précieuse est la capacité de façonner l'agenda, de définir les priorités. Ici, le Conseil de l'Europe, fort de son expérience, bénéficie d'atouts maîtres. Les deux Europe sont beaucoup plus complémentaires qu'on ne le dit trop souvent. A l'Union, certes, la force de frappe financière et juridique. Mais le Conseil dispose de ses propres forces : son expertise, unanimement reconnue, la tribune médiatique que lui congère sa Cour de Strasbourg et ses organes qui ont trouvé leur place dans le débat public ; surtout, la cohérence géographique est de son côté, tant il est vrai que les défis contemporains en matière de droits fondamentaux supposent aujourd'hui de s'attaquer à leurs racine.

Dès lors, chacun doit savoir se concentrer sur ses plus-values. Le Conseil de l'Europe doit ainsi, à mes yeux, retrouver un réel élan politique pour s'imposer comme « le » forum et « le » gardien des droits fondamentaux en Europe. Le courageux recentrage des activités engagé par son Secrétaire général va dans la bonne direction. Mais pour aller plus loin, ses Etats membres doivent mieux s'impliquer, par exemple en s'assurant que son Comité des ministres réunissent réellement des ministres, et non leurs simples représentants comme trop souvent, ou en veillant à ce qu'il se saisisse de vrais sujets pour débattre sans concession de la situation des droits de l'homme, comme le fait très régulièrement son Assemblée parlementaire. Ce renouveau serait utilement incarné par un « grand débat » annuel fixant les grandes priorités de l'agenda des droits et dénonçant les violations les plus manifestes, relayé par l'organisation d'une session commune entre l'Assemblée parlementaire du Conseil et le Parlement européen.

L'Union européenne, pour sa part, doit veiller à laisser toute sa place, nécessairement prééminente, aux travaux du Conseil de l'Europe, par exemple en consacrant un chapitre de son rapport annuel sur l'application de la Charte à l'état de convergence des travaux des deux institutions et en introduisant dans toutes les propositions européennes un considérant justifiant précisément les plus-values attendues de l'action de l'Union par rapport aux acquis du Conseil de l'Europe.

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