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Intervention de Christine Lagarde

Réunion du 25 novembre 2010 à 9h00
Commission d'enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Christine Lagarde, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie :

Fin 2008, j'avais analysé la crise financière comme celle de tous les excès : excès de crédit, de volatilité, de sophistication et de cupidité. Au vu de ce qui s'est passé au cours des derniers mois, on peut y ajouter l'excès de naïveté, qui n'est pas le moindre des facteurs ayant conduit à la crise. Il a entraîné les régulateurs, les banquiers centraux, les autorités publiques et certains acteurs de bonne volonté, commissaires aux comptes ou agents travaillant aux bordures de certaines transactions, à se laisser bercer par la fable qui voudrait que les marchés soient parfaits, liquides, profonds, efficients et régis par une force centrifuge corrigeant spontanément les déséquilibres. La recherche académique et universitaire a contribué à la diffusion de ce mythe si largement enseigné. Or la crise a révélé que cette croyance était une illusion d'optique, la réalité étant beaucoup plus crue.

Là où certains pensaient que les marchés dérivés contribuaient à disperser les risques, on a découvert l'extraordinaire concentration du marché des CDS autour d'un acteur, AIG, représentant à lui seul la contrepartie d'un montant notionnel de 440 milliards d'euros. Là où d'autres pensaient que les marchés allouaient spontanément le capital de manière efficace, nous avons réalisé que la pratique américaine de la titrisation amenait agences de notation, banques et autres acteurs à se rémunérer par d'importantes commissions ayant pour seul effet de financer l'infinançable : c'est la définition même des subprimes, qui consistaient en réalité à doter certains prêts, rebaptisés prêts NINJA (no income no job and no assets : pas de revenu, pas de travail ni d'actifs), en contrepartie de risques inconsidérés. D'autres croyaient que la spéculation n'était qu'une force positive, dont l'action permettait d'ajuster le prix des actifs à une réalité économique sous-jacente. La crise grecque nous a rappelé qu'un frémissement provoqué sur le marché très étroit des CDS souverains suffisait à décaler le prix des obligations souveraines, permettant à ceux qui s'étaient positionnés à découvert d'empocher des profits importants, même si la preuve précise que ces mouvements ont été opérés fera toujours défaut.

Assurément, ces mythes ont vécu. Le laisser-faire a charrié son flot d'imperfections, à l'origine de spéculations qui, au mieux, n'apportent pas grand-chose à l'économie et, au pire, l'ont conduite au bord du gouffre. Soucieux de contrer cette dérive, révélée par une analyse trop tardive, les chefs d'État et de Gouvernement ont choisi de tourner le dos à une finance dérégulée, pour supprimer les occasions de spéculation dangereuses pour nos économies. Sous l'impulsion du Président de la République, la France a été le premier pays à appeler à une refondation du système financier international par l'instance qui représente le moins mal les économies du monde : le G20.

Qu'on ne juge pas mon propos excessif : je ne nie pas l'utilité du marché, que je ne cherche pas à remettre en cause de manière aveugle et catégorique, ce qui reviendrait à passer d'un excès à l'autre. Le marché remplit sa fonction quand il sert de pont entre des entreprises qui ont besoin de capitaux pour investir et des investisseurs à la recherche d'opportunités d'investissement. Il est utile lorsqu'il permet à Air France, par exemple, de s'assurer contre la hausse du prix des carburants ou la variation de la valeur de ses recettes en devises. Les produits dérivés permettent en effet aux entreprises de se couvrir contre des risques.

Mais utilité ne doit pas rimer avec naïveté : ce n'est pas parce qu'il est utile que le marché sait s'organiser lui-même en évitant de produire des dégâts considérables. Régulation, contrôle, surveillance et capacité de sanctionner sont nécessaires si l'on veut que les marchés travaillent utilement au service des ménages, des entreprises ou des collectivités locales ; ils sont indispensables pour éradiquer des phénomènes purement spéculatifs, qui devraient n'être que l'écume de la vague, mais qui ont constitué dans certains cas la vague tout entière.

Les principes de régulation, de contrôle et de sanction, auxquels je crois et qui me semblent être libéraux, doivent s'attacher à lutter d'abord contre l'irresponsabilité des acteurs, que le système a toléré à tort, puis contre l'asymétrie d'information, qui fait le lit de la spéculation, et, enfin, contre la volatilité.

Dans les années qui ont précédé la crise, les acteurs du système financier ont dégagé des profits immédiats, en laissant à d'autres une ardoise sans précédent. Un système dans lequel les investisseurs peuvent transmettre leur passif, sans assumer les conséquences de leurs décisions, invite à la plus nocive des spéculations. Quand un candidat sollicite un emploi, alors qu'il n'est jamais resté plus de deux ans à un poste, on s'en méfie, car une telle durée suffit sans doute pour commettre des erreurs, mais non pour en mesurer les conséquences ni les réparer. Il en va de même en matière financière. Si le système permet à un investisseur de percevoir le fruit d'une spéculation sans en assumer le passif, ce n'est pas bon signe.

Trois moyens permettront de lutter contre l'irresponsabilité des acteurs.

En septembre 2009, le G20 réuni à Pittsburgh a décidé que les banques devraient conserver dans leur bilan une fraction des produits qu'elles titrisent, au lieu de se contenter de les fabriquer, de les agréger et de les transférer à d'autres. Contraintes d'assumer les conséquences de leurs produits, elles les concevront probablement avec plus d'attention et de diligence. La mesure, intégrée à la « CRD 3 », c'est-à-dire la troisième directive européenne sur les exigences en fonds propres (Capital Requirements Directive), s'appliquera en France dès janvier 2011. Le pourcentage des actifs que les banques devront conserver dans leur bilan est fixé à 5 % ; il est déjà difficile de faire admettre ce taux à l'un de nos partenaires.

Au cours de la même réunion du G20, nous avons ferraillé pour obtenir l'encadrement de la rémunération des opérateurs de marché, auquel plusieurs États étaient farouchement opposés. La France ayant obtenu l'adhésion d'autres acteurs européens, elle a eu gain de cause : désormais, les bonus garantis sont interdits, le paiement d'une partie des bonus sera différé et une fraction de la rémunération devra intervenir sous forme de titres et non de cash. La part différée se sera versée qu'à la condition que les performances soient au rendez-vous. En mettant un malus en face des bonus, nos gouvernements ont décidé que les opérateurs peu soucieux des risques devaient en payer les conséquences.

Enfin, il faut éviter qu'en cas problème les États n'aient à lutter contre l'aggravation de la crise en soutenant les établissements bancaires. Désormais, en vertu des accords de Bâle 3, les établissements bancaires doivent relever le niveau de leurs fonds propres. De ce fait, ils seront plus solides. De même, la France, l'Angleterre, l'Allemagne et la Suède – mais malheureusement pas les États-Unis – ont mis en place une taxe bancaire, dite « taxe systémique » qui vise à inciter les banques à réduire leurs risques. Mais notre action ne se limitera pas à un dispositif de taxation. J'ai demandé à Jean-François Lepetit de rédiger un rapport sur la résolution des situations de crise, afin d'organiser les mécanismes de redressement et de réorganisation qui s'appliquent quand la situation est désespérée.

Outre les mesures destinées à faire échec à l'irresponsabilité, nous avons tenu à assurer ce qu'il faut bien appeler la transparence, quoique le terme soit parfois utilisé de manière abusive. Car une transparence qui se traduirait par une abondance d'informations que nul de comprendrait nous ferait retomber dans les mêmes errements que l'excès de sophistication. À quoi bon mettre toutes les informations sur la table si l'on n'est pas capable de faire le tri ? La transparence que je souhaite doit être associée à des mécanismes de lisibilité et d'identification des risques permettant surveillance, contrôle et, le cas échéant, sanction.

L'information est un des biens qui coûte le moins cher à partager. Toutefois, si on la conserve par devers soi, elle constitue un avantage compétitif, qui est un des fondements de la spéculation. Dès lors que l'on détient une information auquel le marché n'a pas accès, on se trouve en position privilégiée pour prendre une position et en tirer avantage. C'est pourquoi nous devons mettre en place une régulation visant à faire de l'information un bien public.

Jusqu'à la crise de 2008, les marchés de dérivés étaient totalement dérégulés et obscurs. Nul n'en avait de vision consolidée, en dehors de quelques acteurs suffisamment importants, qui en étaient les grands intermédiaires et organisaient les transactions. Pour éviter que quelques opérateurs ne se réservent l'information, le G20 a imposé deux principes forts : la transparence sur toutes les transactions, ce qui suppose leur passage obligatoire par les chambres de compensation, et le recensement de tous les contrats dérivés dans des bases de données accessibles aux régulateurs.

Le 15 septembre 2010, la Commission européenne a proposé un règlement qui met en oeuvre les décisions du G20. La France l'a complété par la loi de régulation bancaire et financière, qui a étendu les pouvoirs de l'Autorité des marchés financiers (AMF) en qualité de gendarme de la Bourse. L'AMF pourra sanctionner les abus de marché, comme les manipulations de cours sur les marchés dérivés. L'effet de la régulation est automatique : la disparition de l'asymétrie d'information réduit les occasions de spéculation et permet l'intervention des pouvoirs publics.

Parce que la transparence ne doit pas se limiter au marché des produits dérivés, la France a pris l'initiative de demander une ambitieuse révision de la directive concernant les marchés des instruments financiers. Car, contrairement à ce que nous souhaitions, la libéralisation de la négociation des actions en Europe est loin d'avoir été une bonne mesure : elle a produit une fragmentation des marchés et fait naître des places peu transparentes, peu régulées, à structure légère, qui doivent manifestement être encadrées. Actuellement, une action de France Télécom ou d'EADS est cotée simultanément sur cinq bourses, qui lui attribuent autant de prix. Pour résoudre le défaut de transparence imputable à la fragmentation des marchés, la France demande la création d'une infrastructure européenne permettant de consolider en un lieu unique et accessible aux autorités de contrôle ainsi qu'aux investisseurs les informations relatives à toutes les transactions intervenant sur les marchés, ce qui permettra d'en connaître le prix.

Un autre enjeu porte sur les dark pools et les crossing networks, plateformes opaques qui bénéficient de dérogations aux obligations de transparence prévues par la directive concernant les marchés des instruments financiers. J'ai demandé à M. Barnier de recenser toutes ces dérogations afin de les réduire au strict minimum, voire de les supprimer.

En matière d'information, le dernier chantier vise à réorienter vers des bourses transparentes les transactions réalisées aujourd'hui dans l'opacité des marchés de gré à gré. Le G20 a franchi une première étape en imposant aux banques de recourir à des chambres de compensation rendues nécessaires par la standardisation. La standardisation nécessaire ouvre la voie à la création de bourses.

La question comporte, outre un volet de régulation, un volet industriel sur lequel je me suis beaucoup engagée. À ce titre, je me réjouis de l'ouverture, en mars 2010, d'une chambre de compensation sur les dérivés de crédits à Paris et, l'an prochain, de deux bourses obligataires en France. Disposer de telles plateformes est indispensable si l'on veut avoir son mot à dire dans les enjeux de régulation au niveau international. Pour les ouvrir, il a fallu mener un rude combat.

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