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Intervention de Jean-Hervé Lorenzi

Réunion du 13 octobre 2010 à 16h00
Commission d'enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Jean-Hervé Lorenzi, professeur à l'université Paris-Dauphine, président du Cercle des économistes :

Tous les calculs qui ont été faits au cours des cinq dernières années se fondent sur une distinction entre les auteurs des transactions : venant d'un hedge fund, la transaction sera classée comme spéculative ; venant d'une banque, elle ne le sera qu'éventuellement.

Troisième mot : inconnu.

La plupart des valorisations des produits dérivés sont faites à partir de modèles comme celui de Black et Scholes, souvent un peu incompréhensibles mais qui donnent une « base scientifique » à l'idée que la spéculation ne serait qu'un marché parmi d'autres, obéissant à des règles rationnelles. Les difficultés rencontrées sur les marchés financiers ont été l'occasion de mettre en évidence ce qui pose problème dans cette modélisation, qu'il s'agisse du mimétisme des acteurs ou, surtout, comme Nicole El Karoui vous l'expliquera mieux que moi, de ce qui se passe en « queue de distribution » sur la courbe de probabilités.

Comment agir dans un univers incertain ?

Le discours sur les produits dérivés est toujours le même. On dit qu'ils sont utiles, ce qui est vrai, parce qu'ils contribuent à stabiliser le comportement des acteurs, qu'il s'agisse de producteurs de pétrole ou de produits agro-alimentaires ou des investisseurs qui souhaitent, par exemple, acheter de la dette souveraine – et qu'il est bon de rassurer au moment de leur décision d'investissement. On dit, ensuite, qu'ils donnent aux marchés beaucoup plus de liquidité. Ce à quoi nous avons assisté en matière financière, c'est avant tout une crise de liquidité. Les produits dérivés offrent aux acteurs de marché la garantie de pouvoir en sortir.

Mais il faut aller au-delà. Keynes, qui avait le sens de la formule, écrivait dans La théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie : « Les spéculateurs peuvent être aussi inoffensifs que des bulles d'air dans un courant régulier d'entreprise. Mais la situation devient sérieuse lorsque l'entreprise n'est plus qu'une bulle d'air dans le tourbillon spéculatif. Lorsque, dans un pays, le développement du capital devient le sous-produit de l'activité d'un casino, il risque de s'accomplir dans des conditions défectueuses. » L'idée d'une économie de casino n'est pas nouvelle ! Comment les choses se présentent-elles aujourd'hui ?

Nous connaissons la conjoncture macroéconomique des trois prochains semestres : la croissance devrait être de l'ordre de 1,5 ou 1,6 % en France, de 1,1 ou 1,2 % en Europe, et approcher 2 % aux États-Unis. Même si on n'est pas capable de déterminer précisément le coefficient multiplicateur négatif des restrictions budgétaires, nul ne peut nier leur impact ; on restera donc très en deçà de la croissance potentielle. L'Allemagne elle-même verra sa croissance très largement déterminée par sa politique budgétaire, et donc probablement maintenue légèrement en dessous de 2 %. Le contexte est donc difficile, même s'il ne s'agit pas de récession. S'il n'y a pas de crise des changes – et c'est une épée de Damoclès qui est suspendue au-dessus de l'économie mondiale –, néanmoins les problèmes d'équilibre des marchés de biens et services et du marché du travail ne seront pas résolus. Il va bien falloir songer à compenser le transfert d'au moins 5 % de notre valeur ajoutée – ce qui représente un très grand nombre d'emplois – vers les pays émergents ; or personne n'a la moindre idée des activités nouvelles qui pourraient prendre le relais. On parle beaucoup des emplois dans les maisons de retraite, mais cela ne représente pas plus de 0,1 % du PIB et des emplois. Dans ces conditions, il est difficile de prévoir, et même d'imaginer ce qui se passera en 2012 ou 2013.

Pour concevoir la régulation, il faut se poser quatre questions.

Tout d'abord, en quoi les produits dérivés – futures, options, collars, caps,… – nous aideront-ils à financer les investissements nécessaires – que j'évalue à 150 milliards d'euros – dans un monde qui aura radicalement changé ? Je passe sur le problème des changes, en sommeil tant que l'Europe n'a pas la capacité d'afficher une position ; le jour où elle en aura une, on entrera dans un jeu à trois, extrêmement compliqué à gérer. La donnée essentielle est que les pays émergents vont devoir financer leurs infrastructures et répondre à la demande de biens et services des centaines de millions de personnes arrivées sur le marché du travail. Cela ne sera possible qu'avec une baisse de leur taux d'épargne et l'arrêt des flux d'épargne qui vont aujourd'hui des pays émergents vers les États-Unis.

De même, l'Europe a une balance des paiements courants à peu près équilibrée, mais elle a besoin d'investir dans un système productif nouveau. Nous avons beaucoup d'épargne, mais comment surmonter l'aversion au risque des épargnants dans des pays marqués par le vieillissement ? Ce qui est vrai pour la France l'est aussi pour l'ensemble des pays européens. Il faut organiser un transfert de l'épargne vers le long terme, afin de changer la trajectoire de notre croissance. Dans un rapport que je suis en train de rédiger avec trois collègues du Conseil d'analyse économique sur la croissance potentielle en France, trois hypothèses sont identifiées : retrouver les 2 % de croissance potentielle en récupérant ce qui a été perdu pendant trois ans – mais ce n'est pas réaliste ; ne pas récupérer, mais parvenir à retrouver le même niveau de croissance ; ne pas récupérer et avoir une croissance potentielle plus faible.

Les produits dérivés seraient-ils capables de favoriser la prise de risque par l'épargnant ? C'est une question qu'il faut impérativement se poser. Pour ma part, j'imagine par ailleurs que, pour les 150 milliards que j'évoquais, l'État pourrait jouer un rôle d'assureur ou de réassureur ; cela permettrait de réduire l'aversion au risque – qui est une question macroéconomique majeure de notre pays.

En second lieu, peut-on accepter que de grands pays comme l'Espagne – qui a la perspective de quatre ou cinq années difficiles – soient à la merci des décisions d'intervenants comme M. Soros, dont personne n'a oublié la stratégie sur la livre sterling ? Les propositions qui ont vu le jour – réforme Dodd-Frank, préparation du sommet de Séoul, projet de directive Barnier – sont pleines de bonnes intentions mais il faudrait, me semble-t-il, décider – les Allemands l'ont fait pour la vente à découvert de CDS sur dette souveraine – que la dette souveraine doit rester en dehors du champ des CDS.

En troisième lieu, et alors que le marché des CDS est passé de 1 500 milliards de dollars en 2001 à 60 000 milliards en 2008, croissance sans rapport avec celle du sous-jacent, il serait indispensable d'imposer le passage par des chambres de compensation. Tout le monde en parle, mais encore faudrait-il le décider.

Enfin, comment mutualiser les risques ? Il faudrait prévoir des mécanismes, comme pour les calamités agricoles. Je vous laisse en parler avec Mme El Karoui.

Le sujet étant très complexe, ces quatre propositions ne résolvent pas tous les problèmes mais je crois qu'elles vont dans le bon sens.

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