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Intervention de Jean-Hervé Lorenzi

Réunion du 13 octobre 2010 à 16h00
Commission d'enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Jean-Hervé Lorenzi, professeur à l'université Paris-Dauphine, président du Cercle des économistes :

Il est difficile de parler de la spéculation sans donner son sentiment sur la crise – tant sur son origine que sur sa capacité à se résorber. C'est un sujet particulièrement complexe : depuis quinze jours, en vue de cette audition, je me suis plongé dans tous les travaux portant sur la spéculation, mais il est peu de domaines aussi flous et malaisés à aborder. Je ne suis donc pas certain de vous apporter une contribution très significative, ni dans l'analyse ni en termes de propositions, mais je me dis, pour me donner du courage, que mes collègues n'y parviendraient sans doute pas davantage.

Pour adopter une démarche intellectuelle rigoureuse, il faut évidemment commencer par définir la spéculation, mot qui peut être employé dans de nombreux sens. Nicholas Kaldor, économiste britannique d'origine hongroise qui a été, en matière de croissance, l'un des interprètes de Keynes, avait rédigé en 1951, à la demande du Parti travailliste, un rapport sur la productivité et la compétitivité de l'économie britannique. Spécialiste de l'économie réelle – j'avais eu moi-même l'occasion de le rencontrer –, il connaissait également très bien les mécanismes de la spéculation. Il l'a définie comme « l'achat (ou la vente) de marchandises en vue d'une revente (ou d'un rachat) à une date ultérieure, là où le mobile d'une telle action est l'anticipation d'un changement des prix en vigueur, et non un avantage résultant de leur emploi, ou une transformation ou un transfert d'un marché à un autre ». En somme, le mobile qui pousse le spéculateur à agir n'est pas le développement de l'activité réelle, mais l'anticipation de l'évolution d'un prix. Bien qu'elle émane d'un économiste de grand talent, cette définition reste un peu floue.

Au demeurant, l'une des raisons pour lesquelles nous avons tant de mal à comprendre précisément ce qui s'est passé au cours des trois dernières années est la séparation entre, d'une part, les économistes du réel, qui examinent ce qui se passe sur les marchés des biens et services ou sur le marché du travail et, d'autre part, les économistes spécialisés dans l'analyse des marchés financiers – non pas du marché de la monnaie, lequel est pour nous un point de passage naturel, mais des marchés de titres financiers, caractérisés par des mécanismes et des comportements spécifiques, notamment le mimétisme. Les économistes du réel, dont je fais partie, sont assez étrangers à cet univers de la finance.

Je retiendrai quatre mots pour rendre compte de la situation présente : incertitude, incompréhensible, inconnu, ambiguïté de la régulation.

Incertitude, d'abord.

Il me faut à ce sujet évoquer brièvement mon interprétation de la crise. Il s'agit en fait, comme toujours, d'une crise de l'économie réelle. Elle frappe par sa rapidité et sa brutalité. En dix ans, entre 5 % et 10 % – 7 % d'après mes calculs – de la valeur ajoutée des pays de l'OCDE – essentiellement les États-Unis et les pays européens – ont été transférés, directement ou indirectement, vers les pays émergents. C'est un mouvement de délocalisation sans précédent. Dans le rapport que j'avais rédigé en 2005 pour le Conseil d'analyse économique, j'avais montré que les délocalisations passées, qui détruisaient environ un emploi industriel sur dix, étaient gérables ; ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Les conséquences sont de trois ordres, et en lien avec les phénomènes spéculatifs. Aucune n'a trouvé de solution aujourd'hui. C'est pourquoi il est difficile de parler de fin de crise.

Il s'agit, premièrement, de la création de liquidités à l'échelle mondiale, dans des conditions non régulées. Quelles que soient les méthodes de calcul retenues, le taux de croissance des liquidités a été, de 2002 à 2008, de l'ordre de 15 % par an, pour un taux de croissance de l'économie réelle compris entre 4 % et 5 %. Ce décalage incite nécessairement à une utilisation des liquidités sans rapport avec l'économie réelle, c'est-à-dire spéculative. À cet égard, les déclarations des banquiers centraux japonais, américain et anglais, favorables à la création de liquidités en contrepartie d'achats de titres – ce qui a évidemment l'avantage pour eux de faire baisser le taux de change de leur monnaie vis-à-vis de l'euro –, sont très dangereuses car c'est ainsi que l'on fabrique des bulles spéculatives, l'argent mis en circulation trouvant à s'utiliser sur les marchés des matières premières ou de l'immobilier – dans les pays émergents comme dans ceux de l'OCDE. Nous sommes, donc, en train d'assister à la mise en place des conditions de la spéculation à venir.

Deuxièmement, la crise d'origine réelle entraîne, de fait, une répartition des revenus dans les pays développés – au sein desquels la France présente quelques particularités – qui n'est pas à l'avantage des salariés, dont le nombre diminue du fait de la concurrence des pays émergents, laquelle pèse également sur le niveau des salaires. Il en résulte que le seul moyen de maintenir l'activité est de distribuer du crédit aux ménages, ce qui aboutit au surendettement. Se pose alors la question de la répartition du risque. Dans une petite étude intitulée 2007-2010 : une seule crise, j'ai tenté de montrer que, qu'il s'agisse des mécanismes de titrisation ou de la volatilité des prix des matières premières, le problème était toujours le non-contrôle de cette répartition et du contenu même de ce risque. Il ne s'agit pas exactement de spéculation telle que définie par Kaldor, mais les produits qui sont vendus ne le sont pas dans des conditions de transparence et de véracité des prix.

Troisièmement, la brutalité des transferts d'activité a eu pour conséquence une demande très fluctuante de ressources rares, à commencer par les matières premières. La volatilité des prix constatée depuis 2007, et qui a gagné les marchés de l'énergie et de l'agroalimentaire, est pour partie de nature spéculative ; mais intuitivement, je pense que ce sont les déséquilibres de marché qui déclenchent la spéculation, laquelle rétroagit à son tour sur les marchés. Je ne pense pas que la spéculation soit à l'origine de la volatilité des marchés – mais je n'ai aucune certitude, même après avoir lu tous les travaux sur le sujet. Patrick Artus et moi-même, il y a quelques jours, avons ainsi constaté ensemble que les spreads sur les dettes souveraines avaient significativement augmenté ces dernières semaines et que parallèlement, la volatilité des prix des matières premières s'était accrue ; nous pensons que la spéculation n'est pas en cause et qu'il faut plutôt chercher l'explication dans le fait que beaucoup d'investisseurs institutionnels ont décidé de se retirer des marchés de dette souveraine, au moins pour l'instant, et que la demande de stockage a augmenté sur les marchés de matières premières. L'origine des mouvements spéculatifs, donc, me semble plutôt à rechercher dans l'économie réelle.

Sur ces trois éléments d'incertitude que sont l'abondance des liquidités, l'endettement des ménages et la volatilité du prix des matières premières, il n'y a aujourd'hui pas l'amorce d'une solution. Les propositions du Président de la République pour le G20 sont intéressantes, en particulier sur la volatilité du prix des matières premières. Il y a également celles sur les taux de change, mais je lui souhaite bon courage.

Deuxième mot que je retiens : incompréhensible.

Ce qui est incompréhensible, c'est d'abord le rôle de la spéculation. Dans un travail que je viens de réaliser pour le Cercle des économistes sur les équilibres agro-alimentaires mondiaux, j'ai consacré une partie à la financiarisation des marchés, sujet sur lequel j'ai donc répertorié les études qui avaient été faites. Beaucoup de travaux ont été consacrés aux CDS des dettes souveraines, pour tenter d'isoler la composante spéculative. Concernant le prix du pétrole, un rapport de Jean-Marie Chevalier, Patrick Artus et Philippe Chalmin montre la difficulté du sujet, en étant prolixe sur les prévisions de prix et très peu disert sur la spéculation. En ce qui concerne les produits dérivés, les transactions porteraient sur 600 000 milliards par an – chiffre repris par Michel Barnier –, soit l'équivalent de dix fois le PIB mondial. Ce rapport ne paraît pas très surprenant, s'agissant d'un côté de transactions financières et de l'autre de production de richesses réelles ; mais il conduit à l'idée que les chiffres de la spéculation sont moins impressionnants que l'on imagine, même si l'on ne peut nier son rôle perturbateur et accélérateur et sa contribution à l'opacité du système.

Les travaux effectués sur les CDS de dette souveraine, sur les denrées alimentaires et sur le pétrole vont dans tous dans le même sens. Environ 10 % seulement des transactions sur CDS de dette souveraine seraient de nature spéculative. Pour les produits agricoles, la situation est variable selon les produits et les périodes. Concernant les produits pétroliers, Jean-Marie Chevalier observe que le baril valait 42 dollars en septembre 2007, 102 dollars fin janvier 2008 et 147 dollars à la fin juin ; sur un peu plus de 100 dollars d'augmentation, la spéculation stricto sensu en expliquerait 30. En outre, si la spéculation explique 30 % à 50 % du prix à terme, le marché à terme lui-même détermine totalement le marché au comptant.

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