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Intervention de Nicole El Karoui

Réunion du 13 octobre 2010 à 17h00
Commission d'enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Nicole El Karoui, professeur à l'Université Paris VI :

Des opportunités réelles sont détectées et utilisées mais, dans des marchés de mieux en mieux maîtrisés et arbitrés, elles ne peuvent pas durer éternellement. On ne sait pas quand cela va casser, mais la cassure se produit nécessairement. Or on constate qu'au niveau d'un trader, d'une salle ou même d'une banque, à partir d'un certain niveau de performance on mise comme au casino, en oubliant que la performance va structurellement de pair avec un plus haut niveau de risque, lequel peut produire des effets dramatiques. Ces phénomènes s'apparentent à ceux d'une bulle, mais il n'est pas nécessaire qu'il y ait une bulle pour les constater : on les observe à des niveaux variés de l'activité de marché. Le risque est amplifié par l'importance des liquidités et par les comportements moutonniers.

Sur les marchés de dérivés – et du côté des banques –, on a pu constater au cours des dix dernières années que les produits standards sur les actifs ou sous-jacents liquides ne permettaient plus de dégager des marges suffisantes : les marchés étant bien arbitrés, on ne peut attendre des produits dérivés, tels que les options, qu'une performance très faible. Dès lors, le rendement passe par le volume ; l'activité se développe donc sur des gros nominaux.

Par ailleurs, la diminution des marges sur les activités optionnelles standard incite à innover. Une partie des produits nouveaux sert à couvrir les risques induits par l'activité de forte taille sur les produits standard, les autres visant notamment à utiliser la complexité pour augmenter les marges. Mais selon les professionnels des marchés, un nouveau produit n'est rentable que pendant environ six mois ; au-delà de ce délai, la compétition fait retomber sa rentabilité à un niveau commun, ce qui conduit à créer de nouveaux produits de plus en plus complexes.

On a pu également constater la tendance à investir sur de nouveaux marchés ou sur des marchés à forte composante spéculative. La période 2000-2010 a vu l'émergence des produits dérivés de crédit. En France, il y a eu beaucoup de produits de ce type sur le risque de défaut des entreprises. Sur ce marché à forte composante spéculative, les dérivés de crédits étaient surveillés de manière assez légère. Il fallait des milliards en CDS pour couvrir les CDO, ce qui a créé un important déséquilibre de marché, face auquel les mathématiciens étaient quelque peu réservés. Bien qu'on ait été très loin des hypothèses de base qui auraient permis de couvrir les produits dans la vision de Bachelier ou de Black et Scholes, le marché s'est fortement emballé. Non seulement les banques ont vendu, mais les investisseurs ont acheté – puisque, il ne faut jamais l'oublier, il y a toujours deux parties dans un marché ; et il est un peu étonnant que des acquéreurs se soient ainsi portés sur des dérivés de crédit qui, structurellement, dès lors qu'ils présentaient une rentabilité nettement supérieure à celle des taux, comportaient un risque, même si celui-ci n'était pas instantané.

Les dérivés de crédit ayant quasiment disparu, le marché des dérivés se repositionne. Ces grands mouvements devraient être surveillés – je parle d'observation et non de sanction. Dans l'immédiat, il faut particulièrement s'intéresser au marché des matières premières, dont on imagine bien qu'il donnera lieu à une demande importante dans les prochaines années. Je connais plusieurs banques qui ont réduit leur activité standard sur les dérivés pour s'orienter vers le marché des matières premières. C'est un marché très complexe, notamment du fait d'une grande asymétrie d'informations, et par ailleurs stratégique pour l'économie réelle ; mieux vaut, donc, être vigilant.

Quant aux risques à venir, ils concernent entre autres l'assurance dans son département « vie ». L'allongement de l'espérance de vie crée un risque important pour les fonds de pension, les assureurs-vie et pour le financement des retraites. Une réflexion intéressante est menée sur le rôle des marchés financiers dans le financement de ce type de risque. En Angleterre, les fonds de pension seraient exposés à des pertes très importantes si l'espérance de vie de la population était retenue pour son chiffre réel, et non maintenue au niveau indiqué par des tables qui remontent à cinq ou six ans. Une réflexion intéressante est menée sur le rôle de la finance dans ce type de risque. Il faut être conscient que les volumes en jeu seront très importants et que, s'agissant d'enjeux de long terme, l'analyse des risques sera difficile. Existe-t-il un risque potentiel ? Faut-il exercer une surveillance ? Quel type de veille assurer ? Telles sont les questions qu'il faut se poser.

J'en viens, toujours sur le marché des dérivés, à la situation des investisseurs.

Pour le spéculateur, les produits dérivés sont des instruments à fort effet de levier. Les contrats à terme fixent le prix d'une opération qui n'interviendra que dans le futur. Il est très facile d'investir si l'on peut anticiper que le cours sera très éloigné de la valeur affichée, d'autant qu'il n'y a quasiment aucun échange d'argent sur le moment. Mais si l'on peut espérer un gain important, on doit néanmoins ne pas oublier que, si l'anticipation est fausse, on perdra beaucoup. Les produits dérivés, dont certains jouent un rôle d'assurance contre des hausses trop brutales de produits essentiels, sont des instruments privilégiés pour le spéculateur ; mais il reste à savoir comment on peut les gérer et les contrôler.

C'est une question importante car les sociétés de gestion utilisent de plus en plus ces produits, même si c'est dans des proportions variables, afin d'augmenter leur rentabilité. J'ai eu l'occasion d'observer le recours à des produits extrêmement compliqués, dont l'utilité – en dehors de la performance espérée – était peu claire et qu'il serait indispensable de mieux maîtriser. Il a été proposé par exemple de créer des plates-formes de valorisation indépendantes. Cela n'est pas sans danger car on ne détermine pas le prix d'un produit en soi, mais à travers un modèle, ce qui suppose de savoir comment on s'en sert, ce qui l'a motivé et pourquoi on peut obtenir deux prix différents pour un même produit dérivé. Les instruments d'analyse ne doivent pas être considérés comme fournissant une information de nature à garantir la sécurité des produits, faute de quoi ils produiront l'effet inverse de celui qu'on en attendait. Si l'on veut stabiliser les marchés financiers, il me paraît important d'éduquer l'acheteur et de lui faire comprendre les risques, pour éviter qu'il ne se laisse séduire par des produits qu'il ne maîtrise pas.

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