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Intervention de Michel Aglietta

Réunion du 8 septembre 2010 à 17h30
Commission d'enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Michel Aglietta, conseiller au Centre d'études prospectives et d'informations internationales :

La loi adoptée aux États-Unis vise à traiter les problèmes globalement. En Europe, on a des directives séparées. La vision d'ensemble que proposait le rapport de M. de la Rosière s'est trouvée éclatée, du fait de mécanismes de négociation renvoyant soit aux hedge funds, soit aux marchés dérivés, soit aux assurances, etc. D'une certaine manière, les Américains ont repris le dessus et l'on peut se demander si leur législation ne va pas avoir des effets sur l'ensemble des instances de négociations internationales – le G20, le FMI et le Comité de Bâle, qui est désormais investi d'un rôle de proposition considérable et devient le lieu de coordination entre tous les banquiers centraux et superviseurs.

Bien entendu, il faudra prendre ce qu'il y a de meilleur aux États-Unis. L'Europe dispose déjà, mais sans la même force décisionnaire, d'un Comité du risque systémique. Jusqu'à présent, le postulat (celui de Bâle, notamment) était qu'une régulation individuelle suffisait : un comportement raisonnable des banques était censé garantir la robustesse du système. Or l'échec est bien celui de cette coordination par les marchés. J'y reviens, les marchés du crédit ne fonctionnent pas comme des marchés ordinaires : il existe des situations dans lesquelles le marché dérive par sa propre logique.

Voilà pourquoi on n'y a rien vu. C'est dans l'euphorie que les fragilités sous-jacentes se développent. Les comptes font apparaître une très bonne rentabilité et l'on développe un discours affirmant que cette situation euphorique est normale et correspond à des changements profonds. This time is different, pour reprendre le titre d'un récent ouvrage de Rogoff et Reinhart : avant chaque crise, la communauté financière et académique explique que les enseignements des crises passées ne sont pas pertinents parce que l'on n'est plus dans le même monde. Dans cet état d'extrême euphorie, on ne voit rien car on ne construit pas les indicateurs.

Si l'on a créé le Comité du risque systémique, c'est que le danger le plus important est la propagation des chocs et des instabilités d'un acteur à tous les autres, avec effet de feedback. Il faut examiner non seulement le bilan des acteurs, mais aussi leurs interconnections. Un acteur systémiquement important n'est pas nécessairement de grande taille, mais ses interconnections créent un risque de contreparties s'enchaînant les unes aux autres. C'est ainsi qu'AIG abritait en son sein une véritable bombe, à savoir une banque d'investissement cachée qui était la contrepartie des marchés dérivés du crédit du monde entier. La Fed ne pouvait laisser AIG faire faillite le lendemain de la faillite de Lehman Brothers : comme l'a dit Ben Bernanke, si l'on n'avait rien fait, l'économie aurait connu un effondrement généralisé.

Bref, il faut identifier et superviser de façon plus rigoureuse les entités systémiquement importantes : des banques traditionnelles mais aussi des hedge funds de grande taille, des banques d'investissement, des investisseurs institutionnels développant des activités d'intermédiation de marché. Ce « système bancaire fantôme » (shadow banking system) est à l'origine de la plupart des dérives qui ont mené à crise. Puisqu'il n'était regardé par personne, il est logique que l'on n'y ait rien vu !

J'en viens la question plus personnelle qui m'a été posée. Dans un livre paru en avril 2007, j'affirmais qu'une crise immobilière aux États-Unis était certaine en raison de la dérive des prix. Je n'étais d'ailleurs pas le seul à le dire. Mais on ne pouvait discerner la nature du processus de transmission de risques, dans la mesure où le phénomène était totalement opaque et caché par les banques d'affaires. C'est à mon retour de vacances, le 15 août 2007, que j'ai commencé à reconstituer le puzzle à partir des informations qui arrivaient.

Les agences de notation, en particulier, ont dû s'expliquer : alors que les prix de l'immobilier baissaient depuis l'automne 2006 mais que l'on continuait à titriser abondamment, elles n'ont dégradé massivement les crédits qu'en avril 2007.

La myopie généralisée s'explique aussi par le fait que les régulateurs ne contrôlaient pas le coeur du mécanisme. Aux États-Unis, chacun des régulateurs est en concurrence avec les autres et veille à sa chasse gardée. En Europe, cette concurrence se retrouve au niveau national : alors que beaucoup de banques sont transnationales, les régulateurs nationaux, jaloux de leurs informations sensibles, ne veulent pas coopérer. Le Conseil du risque systémique obligera à coopérer. Il appartiendra aux banques centrales, qui seront le pivot du Conseil, d'élaborer des indicateurs d'alerte, d'abord assez simples pour détecter le moment où les choses commencent à mal tourner.

Il faut d'ailleurs noter que la Banque des règlements internationaux (BRI) tirait la sonnette d'alarme au sujet de la dérive du crédit depuis la première crise immobilière des années 1990, qui avait mis en faillite les banques scandinaves. Les autorités ont ignoré ces mises en garde.

Le principal progrès, aujourd'hui, est que l'on se rend compte enfin que les marchés ne sont pas toujours capables de fonctionner et qu'il faut s'en occuper par une régulation macroprudentielle.

Les indicateurs simples peuvent donner une première alerte. Si l'on constate un dérapage des prix d'actifs, un écrasement des spreads de crédit traduisant une évaluation incorrecte du risque, une augmentation rapide du volume du crédit par rapport au PIB, la configuration est dangereuse. Il faut dans un second temps que la banque centrale organise des tests de stress macroéconomique, à l'avance (et non pas après coup) et avec une certaine périodicité. Ces tests permettent de déterminer où sont les risques de contrepartie les plus importants. Si on les avait pratiqués avant la crise, on aurait sans nul doute identifié AIG.

Par ailleurs, en dépit de l'opposition du lobby bancaire, il faudrait interdire certaines activités très dangereuses au sein des banques. C'est ce que l'on appelle la règle Volcker : le compte propre des banques investi pour rechercher des rentabilités extrêmement importantes constitue un facteur de fragilité considérable ; il faut donc séparer cette activité dans des filiales capitalisées séparément, qui ne contaminent pas la banque, qui ne soient pas « subventionnées » par elle et qui ne mettent pas les dépôts en danger.

L'Europe ne mettra pas oeuvre cette règle car on considère que le modèle de la banque universelle donne un avantage comparatif. Les États-Unis, en revanche, vont dans cette direction.

Autre sujet de réflexion, le fameux principe du too big to fail, qui fait que des entités financières se considèrent comme tellement importantes d'un point de vue systémique qu'en cas de menace de faillite, elles prennent en otage les régulateurs et les autorités politiques, obligés de les sauver de peur d'un effondrement de l'ensemble du système.

Comment résoudre la question de la faillite, c'est-à-dire de la sanction nécessaire pour les banques, tout en évitant la propagation ? Un système de marché capitaliste où tout un secteur s'exonère de la loi de la faillite est en danger de mal fonctionner. Il faut trouver le moyen de rétablir une possibilité de résolution des faillites bancaires avec sanction des dirigeants, des actionnaires et des gros obligataires, qui ont le pouvoir de faire de la « discipline de marché » mais qui ne le font pas. Les faillites, puis les restructurations, doivent pouvoir se faire. Une manière d'y répondre serait de casser les banques en réduisant leur taille (on a vu, par exemple, les effets favorables de la réduction du monopole de AT&T dans le domaine des communications). Le lobby bancaire a été capable de s'y opposer jusqu'à présent.

Plusieurs questions ont porté sur les incitations. On s'aperçoit que de nombreux dispositifs (rachat d'actions, stock-options, rémunération de certaines professions...), mis en place en vue d'aligner les intérêts des actionnaires et ceux des dirigeants, peuvent avoir des effets pervers, y compris pour les actionnaires eux-mêmes.

S'agissant des stock-options et de la rémunération des professions qui agissent sur le risque, une mesure simple serait de suivre l'opération jusqu'au bout et de rémunérer les personnes une fois qu'elle est bouclée, au lieu de distribuer des stock-options avec possibilité de revente immédiate. On s'accorde à dire que les stock-options ne devraient pas être exercées avant 3 à 5 ans, en n'étant rémunératrices que si l'entreprise a réalisé une surperformance par rapport à la Bourse. Il s'ensuivrait un véritable alignement sur l'intérêt des actionnaires, et non la constitution de fortunes invraisemblables à laquelle on a assisté.

Quant aux rachats d'actions, ils ne devraient pas être possibles s'ils ne sont pas fondés sur une logique d'entreprise et ne servent que d'expédient pour créer une plus-value à court terme. Sur le plan comptable, le rachat engendre une fragilité du passif qu'il est nécessaire de justifier par l'utilité que peut avoir la hausse du cours pour l'entreprise (réalisation d'acquisitions ou de fusions dans de meilleures conditions, par exemple). On ne peut interdire systématiquement cette pratique dans une économie de marché, mais on a besoin de plus de transparence et d'argumentation.

En matière de titrisation, il faut également séparer le bon grain de l'ivraie. La titrisation peut être une très bonne chose. Dans le contexte actuel, par exemple, ce serait une bonne chose de titriser les crédits aux PME, et de vendre ces titres aux investisseurs institutionnels. Cela étant, une supervision est nécessaire pour éviter le travers consistant à ne pas évaluer le risque. Une première manière de faire est d'obliger les initiateurs du crédit à en conserver une partie. Mais c'est insuffisant. Il faut y ajouter, soit le contrôle indirect des agences, soit le contrôle direct de régulateurs de marché comme la SEC, l'AMF, etc. En outre, la structure du transfert de risque doit se faire le plus possible dans le cadre de marchés organisés, ce qui implique la normalisation de ce qui est titrisable. Les titrisations en chaîne permettent de prélever des commissions et d'échapper aux règles de Bâle ; en revanche, elles n'ont strictement aucun intérêt économique. Le jeu aurait pu se cantonner aux seules banques d'affaires, mais des fonds de pensions ont acheté des titres et, du fait de leurs pertes, n'arrivent plus à payer les retraites.

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