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Intervention de Henri Bourguinat

Réunion du 15 septembre 2010 à 17h00
Commission d'enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Henri Bourguinat, professeur à l'université de Bordeaux-IV :

Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je tiens, par pédagogie, à faire précéder mon propos d'une brève analyse du concept de spéculation, qui est difficile car il est connoté.

Pour un grand nombre de nos compatriotes, la spéculation, c'est le diable. En 1964, le ministre britannique des affaires étrangères, George Brown, avait évoqué « les gnomes de Zurich », qu'on considérait à l'époque comme les artistes de la spéculation. Je crains que les mêmes artistes n'aient essaimé aujourd'hui : j'en vois dans les paradis fiscaux, du côté de Londres, des Îles Anglo-normandes ou de l'État américain du Delaware ou encore en Chine. La liste n'est pas exhaustive. La spéculation est quelque chose de relativement envahissant. Elle est toutefois, pour les économistes, une catégorie d'opérations comme les autres, répondant à une nécessité du marché.

Spéculer, c'est tenter de réaliser un gain en prenant le risque d'anticiper une variation du prix d'un actif. La spéculation est aujourd'hui de plus en plus « à découvert » : on spécule sur un actif sans le posséder. Il s'agit d'une spéculation pure puisqu'elle ne fait pas intervenir un processus de transformation ou de mise en valeur de l'actif. Spéculer, c'est donc chercher à gagner de l'argent en « voyant au loin » (speculare, en latin), c'est-à-dire en essayant de deviner l'évolution du prix du marché.

La spéculation a fait l'objet depuis longtemps de l'attention des meilleurs économistes. Je pense non tant à Keynes qu'à Milton Friedman, l'apôtre de l'école de Chicago, pour lequel la spéculation est vertueuse car elle doit être gagnante : on spécule pour réaliser un gain. À cette fin, il faut acheter quand les prix sont bas et vendre quand ils sont hauts. La spéculation aurait une vertu stabilisatrice. Cette démonstration était toutefois un peu trop simple car on s'est aperçu, depuis, que la spéculation dépendait notamment des anticipations : elle peut donc également conduire à acheter quand le prix monte ou à vendre quand il baisse.

Un autre économiste, néo-keynésien, a également mis en valeur à la fin des années trente les vertus de la spéculation : il s'agit de Nicholas Kaldor. Pour lui, la spéculation est nécessaire parce que, dans toute société économique, deux catégories d'opérateurs s'opposent : ceux qui prennent des risques et ceux qui ne souhaitent pas en prendre. La spéculation a dès lors un caractère stabilisateur car elle permet de transférer le risque des seconds sur les premiers. Le mécanisme de la spéculation se rapprocherait ainsi de celui de l'assurance. C'est en partie vrai. S'il existe une face sombre de la spéculation – celle qu'on retient aujourd'hui –, il n'en existe donc pas moins une face positive puisque la spéculation peut participer de la croissance et du bien-être économique.

Le seul problème tient au dosage car il convient d'éviter de se lancer dans des mouvements incontrôlés. Il n'en est pas moins vrai que de tels mouvements parsèment l'histoire économique, du XVIIe siècle, avec la folie des tulipes en pays batave, bien avant la crise de 2007, en passant par la spéculation des Mers du Sud au XVIIIe, le mouvement des chemins de fer aux États-Unis en 1905, le krach de 1929. Or, depuis cette date, on observe une accélération de ces mouvements, ce qui ne peut que nous inquiéter : 1987, 1991, 2001 avec la spéculation sur la « nouvelle économie », et, enfin, 2007. Du reste, cette dernière crise n'est toujours pas finie en 2010 : nous sommes engagés dans sa troisième année.

Si la spéculation connaît périodiquement des dynamiques incontrôlables, c'est notamment en raison du comportement panurgéen des opérateurs et des spéculateurs et d'anticipations qui, pour être erronées, n'en sont pas moins autoréalisatrices du fait que tous les opérateurs les développent en même temps. Il ne faudrait pas non plus oublier les « bulles », qu'on évoque parfois à tort et à travers : en effet, il ne saurait y avoir de bulle financière sans prix d'équilibre, ce qui ne fut pas le cas, par exemple, lors de la très forte hausse du prix du pétrole. Il n'y a donc pas eu, à proprement parler, de bulle pétrolière.

En août 2007, ces divers phénomènes ont débouché sur un quasi-blocage du système financier. Le marché interbancaire a presque été stoppé, puisque les banques ne se sont plus prêtées entre elles. Il convient d'ajouter à cette situation la tendance à développer des chaînes d'opérations très longues et très fournies, de ce fait incontrôlables. J'avais essayé à l'époque de mettre en garde contre la perte de contrôle des dérivés de crédits, en raison de leur absence de traçabilité : dans la plupart des cas, ils sont liés en effet à des opérations non pas de couverture du risque mais spéculatives, de prise de risque : songez aux événements récents relatifs à la dette souveraine grecque.

La spéculation peut donc avoir des effets délétères tout à fait impressionnants : le Bureau international du travail estime à 51 millions le nombre de chômeurs engendrés par la crise, que la spéculation a provoquée. C'est un chiffre effrayant.

Cette crise a donné lieu à des plans de sauvetage qui étaient inévitables. Comme l'a noté Martin Wolf, on a fait décoller les « hélicoptères » des banques centrales. Des « torrents de liquidités » ont été versés et on a réussi à colmater les brèches avec beaucoup de difficultés. Nous payons aujourd'hui en termes de déficit budgétaire le prix des politiques mises en oeuvre de lutte contre la spéculation. Or les endettements sont de plus en plus difficiles à gérer, ce à quoi il convient d'ajouter un nouveau phénomène : la dépossession des États. Ce qui s'est passé en Grèce à partir de mars et d'avril derniers montre qu'un mouvement de spéculation, une fois amorcé, est difficilement gérable et qu'il peut mettre en cause jusqu'au sort d'une grande monnaie, en l'occurrence l'euro. Il a fallu mettre en oeuvre deux plans de sauvetage : 110 milliards d'euros tout d'abord avant quelque 500 milliards du côté de l'Union européenne et 250 pour le FMI.

Nous en sommes donc à une période charnière : nous pouvons en effet nous interroger sur les possibilités déstabilisatrices profondes du système actuel, que peut emporter la spéculation. Le marché des obligations commence lui-même à être touché. Les banques centrales, je le répète, ne pouvaient pas ne pas intervenir mais les traites de cette intervention sont désormais tirées sur notre avenir. Or ces traites sont très lourdes et certains gouvernements travaillent aujourd'hui, comme nous l'avons souligné dans notre dernier livre, « sous bracelet électronique ». Les hommes politiques ont désormais l'oeil fixé, du reste fort légitimement, sur la note du triple A, du fait que nous dépendons de l'endettement international et que la spéculation a mis à mal l'équilibre monétaire et financier. Hier, c'était le secteur public qui renflouait le secteur privé des banques ; demain, qui, le cas échéant, sera capable de renflouer le secteur public si la situation des États s'aggrave ?

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