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Intervention de Marie-Louise Fort

Réunion du 7 juillet 2010 à 11h15
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarie-Louise Fort, rapporteure :

Je vais donc, après Jean-Marc Roubaud, aborder rapidement deux autres aspects de la politique étrangère actuelle de la Turquie : l'infléchissement réel ou supposé de son ancrage occidental, d'une part, et ses ambitions régionales, d'autre part.

Une chercheur que nous avons rencontrés a résumé les interrogations actuelles dans une question provocante : « dans quel camp sont les Turcs ? ».

L'évolution de la société turque, les vicissitudes des relations stratégiques avec Israël et les Etats-Unis ainsi que l'enlisement des négociations d'adhésion à l'Union européenne seraient à l'origine d'une rupture dans la politique étrangère turque qui aurait pour conséquence une réorientation de celle-ci au détriment de l'Occident.

Sur le premier point, l'arrivée au pouvoir en 2002 du parti de la justice et du développement, l'AKP, et la nomination de M. Erdogan au poste de Premier ministre ont jeté le trouble sur la fermeté de l'attachement turc au principe de laïcité. L'intérêt turc pour le Moyen-Orient a donné un nouveau coup de projecteur sur cette question puisque cet intérêt serait selon certains commentateurs motivé par une dimension religieuse.

Si les négociations d'adhésion à l'Union européenne ont encouragé de nombreuses réformes, l'évolution de la démocratie en Turquie demeure également un sujet de préoccupation : le respect des droits de l'homme est loin d'être assuré, la réforme constitutionnelle ne semble pas dénuée d'objectifs propres à l'AKP et à son chef et la perte d'influence de l'armée n'est pas nécessairement un signe positif en raison des conditions dans lesquelles elle se produit.

Sur le deuxième point, Israël comme les Etats-Unis expriment aujourd'hui des inquiétudes sur la distance que la Turquie semble prendre par rapport à eux et sur les conclusions qui peuvent en être tirées quant aux orientations de la politique turque.

Si l'élection de M. Barack Obama à la présidence et sa visite en Turquie, première visite présidentielle à l'étranger, ont permis le réchauffement d'une relation dégradée avec les Etats-Unis depuis l'intervention américaine en Irak, l'administration américaine s'interroge aujourd'hui sur le bien-fondé de son « pari sur la Turquie ». Celle-ci en tire jusqu'à présent la conclusion qu'il convient de consolider l'arrimage de la Turquie à l'Union européenne afin de ne pas précipiter une dérive éventuelle vers la radicalité.

Avec Israël, l'arraisonnement meurtrier de la flottille par l'armée israélienne le 31 mai dernier a porté un nouveau coup à une relation bilatérale altérée. Rien ne permet toutefois d'affirmer à ce jour que la flottille a provoqué des dégâts irréversibles entre les deux pays. Pendant longtemps, les intérêts respectifs des deux parties convergeaient pour entretenir des relations stables mais cette convergence a progressivement perdu en intensité avant même la guerre de Gaza. Sur cette question, la Mission considère qu'Israël comme la Turquie ont intérêt à rétablir des relations normales, à défaut d'être privilégiées, le premier pour rompre son isolement régional, la seconde pour consolider son statut de pacificateur de la région. Afin de parvenir à ce rétablissement souhaitable, la Turquie doit notamment en finir avec ses déclarations qui mettent en cause la légitimité de l'Etat d'Israël.

Sur le troisième point, l'Union européenne, après l'euphorie qui a suivi l'ouverture des négociations d'adhésion, la Turquie comme l'Europe semblent victimes de désenchantement. Le processus est enlisé faute de progrès suffisants de la part de la Turquie dans les réformes et de soutien de la population. Les opinions publiques européennes, relayées par certains gouvernements, doutent du bien-fondé d'une adhésion turque. Chaque partie se renvoie la responsabilité de l'impasse actuelle.

Si l'incertitude plane sur la volonté et la capacité turques à mettre en oeuvre les réformes nécessaires, les interlocuteurs de la Mission ont tous réaffirmé que l'adhésion demeure une priorité pour la Turquie et souligné les conséquences désastreuses pour la détermination turque de nombreuses prises de position refusant la perspective de l'adhésion.

La Mission partage l'analyse de nombreux connaisseurs de la Turquie selon laquelle les déboires européens de la Turquie sont, pour une part seulement, à l'origine de son virage en faveur du Moyen-Orient.

La Mission considère que si l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est un audacieux pari sur l'avenir qu'il appartiendra aux futurs élus de la Nation de prendre ou pas, il est important aujourd'hui de ne pas insulter l'avenir. Cela signifie ne pas décourager les forces progressistes et démocratiques en Turquie, ne pas donner des arguments à la Turquie pour se détourner d'un Occident qui la rejetterait. Pour ces raisons, la Mission souhaite que le processus d'adhésion se poursuive dans les meilleures conditions.

Alors que la Turquie connaît des difficultés sur la scène européenne et qu'elle peine à s'affirmer sur d'autres continents, elle se tourne naturellement vers son environnement régional, qu'elle a longtemps délaissé.

Si la diplomatie turque met en avant son slogan « zéro problème avec le voisinage » pour preuve de son engagement en faveur de la stabilité régionale, certains observateurs lui prêtent d'autres ambitions, celle de devenir une puissance régionale tirant profit de sa situation stratégique.

Les relations de la Turquie avec ses trois voisins chrétiens sont une composante essentielle de sa politique étrangère. Si la perspective de normalisation avec l'Arménie que laissait entrevoir la signature des protocoles de Zürich s'éloigne, des signes d'ouverture sont perceptibles dans les relations avec la Grèce, tandis que la question chypriote demeure dans l'impasse. Je ne m'étendrai pas longuement sur ces points – nous y reviendrons éventuellement si vous avez des questions – sauf pour regretter sur le dossier arménien que les deux parties campent sur leur position et pour encourager une réconciliation qui offrirait notamment à l'Arménie un oxygène économique dont elle manque cruellement tandis que cette réconciliation donnerait corps à l'image de puissance pacificatrice que la Turquie revendique.

La question kurde fut longtemps le principal déterminant de la qualité des relations de la Turquie avec ses voisins musulmans. Aujourd'hui, tous ces pays partagent la préoccupation turque à l'égard des revendications autonomistes des Kurdes présents sur leurs territoires. L'interdépendance économique régionale constitue également une puissante incitation au bon voisinage.

La nature et l'évolution des liens de la Turquie avec la Syrie, l'Irak et l'Iran ne peuvent cependant pas être mis sur le même plan.

Les préoccupations sécuritaires comme économiques expliquent en grande partie la stabilité de la relation turco-iranienne. La Mission estime que la position turque sur le dossier nucléaire iranien manque de clarté. S'il est souhaitable que des canaux de communication restent ouverts en complément de la fermeté que traduisent les sanctions, la Mission s'interroge sur l'instrumentalisation – assumée ou non – dont la Turquie comme le Brésil pourraient être victimes de la part de l'Iran.

Aujourd'hui les trois dossiers qui minaient les relations entre la Turquie et la Syrie ont presque disparu des agendas politiques pour laisser la place à une relation qualifiée de « lune de miel » par certains. L'expulsion du leader kurde, Abdullah Öcalan, a probablement été le déclencheur d'un rapprochement dont les retombées économiques sont importantes. La Mission espère, au vu des derniers développements, que l'éclaircie dans les relations avec la Syrie ne signifie pas l'éclipse dans celles avec Israël puisque la Turquie est la première à revendiquer sa capacité à dialoguer avec tous les acteurs régionaux.

Comme avec ses deux autres voisins musulmans, les relations entre la Turquie et l'Irak sont dictées à la fois par des considérations économiques et sécuritaires. La lutte contre le PKK justifie l'attention particulière portée au devenir de l'Irak et au maintien de son intégrité territoriale. La politique à l'égard du Kurdistan irakien est souvent reconnue comme un succès indéniable, parfois le seul, de la politique étrangère turque.

Le Moyen-Orient apparaît donc aujourd'hui comme le seul véritable terrain d'expression pour la politique étrangère turque. Le rapprochement avec la Syrie et l'Irak ainsi que liens cordiaux avec l'Iran constituent la première pierre de la construction d'une puissance régionale qui s'enorgueillit de pouvoir dialoguer avec tous les interlocuteurs. Cette position, pour autant qu'elle soit tenable, suscite des questions voire des craintes parmi les puissances occidentales mais aussi parmi les acteurs du Moyen-Orient.

La Turquie, en s'investissant de nouveau au Moyen-Orient, cherche d'abord à tirer parti de la nouvelle donne géopolitique.

D'une part, la Turquie comble le vide laissé par les échecs américains, la passivité européenne et les grands frères arabes. D'autre part, la Turquie compense l'absence de perspective européenne en se tournant vers d'autres terrains d'action.

Cette volonté turque de s'imposer dans la région se heurte néanmoins à la réticence voire à l'opposition de nombreux pays du Moyen-Orient. La Turquie présente notamment le défaut de n'appartenir ni au monde arabe ni au monde perse. Il est en outre nécessaire de distinguer la perception de la « rue arabe » et des dirigeants. Le Premier ministre turc fait d'ailleurs preuve d'un talent certain pour s'adresser aux masses musulmanes.

Sur le conflit israélo-palestinien, les responsables palestiniens que nous avons rencontrés ne semblent par exemple pas convaincus par la pertinence des interventions turques.

Plus qu'entre sunnites et chiites ou entre perses et arabes, le Moyen-orient semble aujourd'hui divisé entre islam modéré et islam radical. La Turquie pourrait s'imposer comme le porte-drapeau de l'islam modéré. Certains pays arabes voient en la Turquie le seul pays de la région aujourd'hui capable de contrebalancer l'influence iranienne.

De nombreuses personnes rencontrées par la Mission considèrent que la Turquie peut être un modèle pour le Moyen-Orient, modèle économique et démocratique.

Les liens avec le Hamas sont présentés par les Turcs comme la preuve de leur objectivité, de leur capacité à ne prendre parti ni pour l'un ni pour l'autre. L'attitude actuelle de la Turquie à l'égard d'Israël semble pourtant contredire cette affirmation. La Turquie ne peut cependant rompre ces liens avec le Hamas si elle veut peser dans le processus de réconciliation nationale même si cette attitude suscite des craintes, y compris chez les Palestiniens.

La Mission souhaite saluer l'implication bienvenue de la Turquie dans la solution des conflits du Moyen-Orient. Elle considère qu'en dépit de quelques dérapages condamnables, la Turquie est parvenue au nom de sa capacité de médiation à maintenir un équilibre subtil entre la modération et la radicalité. Cependant, cet équilibre est précaire. La Mission estime donc que les relations de la Turquie avec les Etats ou les organisations extrémistes doivent être observées avec une vigilance particulière.

Je laisse de nouveau la parole à M. Roubaud pour conclure.

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