Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Jacques Attali

Réunion du 19 mai 2010 à 10h00
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Jacques Attali :

La situation économique actuelle ne rend pas nos propositions caduques. Notre rapport fait état de la grande inquiétude qui était déjà la nôtre, notamment à l'égard des dangers de la spéculation financière. Nous avions également souligné la nécessité d'accélérer les réformes en cas d'intensification de la crise. J'avais alors exprimé de la façon la plus claire ma conviction que la crise allait s'aggraver et souligné dès cette date l'urgence de réduire la dette publique. Si ces mesures n'ont pas été prises, la responsabilité n'en revient pas à notre commission.

Il est vrai que la crise actuelle est une crise de l'absence de régulation globale : personne ne peut être favorable à un marché qui ne soit pas soumis à une règle de droit. Or la globalisation du marché ne s'est pas accompagnée d'une globalisation de la règle de droit et nous sommes aujourd'hui, à l'échelle mondiale, confrontés à un marché sans règles. L'exigence fondamentale est de créer les conditions d'existence d'une règle de droit véritablement globale, sans laquelle la globalisation elle-même ne saurait fonctionner, et même n'aurait pas de sens.

De ce point de vue, toutes les mesures prises, notamment par le G 20, depuis l'explosion qui a rendu la crise visible ne constituent qu'un embryon, certes nécessaire, de ce qu'il faudrait faire, d'autant qu'il s'agit surtout d'annonces et de mesures locales et partielles. Une règle de droit européenne, dans l'instauration de laquelle la France jouerait un rôle plus significatif, serait un minimum.

Cette absence d'une règle de droit n'infirme pas les conclusions de notre commission : le monde est emporté par une vague de croissance d'une ampleur sans précédent dans l'histoire humaine. Le problème, c'est que, depuis les années quatre-vingt, les pays de l'OCDE ne participent à la croissance mondiale que par la dette, soit privée, soit publique. C'est cette réalité, longtemps occultée, qui commence à se révéler aujourd'hui : la dette privée commençant à exploser, on l'a transférée sur la dette publique, certains, aux États-Unis, au Royaume-Uni ou ailleurs, transférant aujourd'hui cette dernière sur la planche à billets. Ces solutions ne règlent rien. La crise n'est pas derrière nous : on s'est contenté de se livrer à une opération globale de cavalerie. Pendant ce temps, les dettes continuent à augmenter, les alarmes qui se déclenchent de temps à autre révélant que tout va mal.

De ce point de vue, monsieur le président, votre question est essentielle : la réduction, évidemment nécessaire, de la dette, ne risque-t-elle pas de tuer la croissance ? Sur ce sujet, je répondrai en mon nom propre, car la réflexion de la commission n'est pas encore achevée sur ce point, et je demanderai à Mme Lemoine d'apporter son point de vue d'économiste.

Si tous les pays d'Europe mènent au même moment une politique de rigueur, nous allons droit au désastre et à la dépression collective. C'est pourquoi, comme nous devons tous remettre de l'ordre dans nos systèmes, il est fondamental de se doter d'une politique européenne de relance. Tout ce que l'Europe a fait jusqu'à présent est très loin de suffire, même si la gouvernance européenne a fait davantage de progrès en dix jours qu'en dix ans : nous n'avons fait que mener la bataille qui aurait dû être menée il y a six mois. Il faut aujourd'hui que nous nous dotions d'un véritable gouvernement européen, d'un vrai ministère des finances européen et de la capacité d'émettre des bons du Trésor européens. l'Europe bénéficie en effet d'une capacité d'emprunt lui permettant de mener, à travers des investissements publics européens, une politique de relance qu'on ne peut plus mener à l'échelle nationale.

Au niveau national, il est primordial de réduire l'extraordinaire confusion que recouvre le terme de « dette » : notre commission va y travailler, mais en la matière votre rôle est essentiel. Notre comptabilité publique est d'un archaïsme incroyable : elle ne permet pas de distinguer les dépenses de fonctionnement des dépenses d'investissement ; elle ne comptabilise pas les actifs et les passifs ; elle met sur le même plan les choux et les carottes. Certes, elle est l'oeuvre d'un des plus grands ministres des finances de la République, M. Ramel, mais elle n'a pratiquement pas évolué depuis 1797.

Une réforme de la comptabilité publique n'aurait certes pas d'incidence immédiate. Je me permets pourtant d'insister sur l'importance de pouvoir distinguer la mauvaise dette de la bonne, celle qui sert aux dépenses d'investissement – et je ne classe pas sous ce chapitre les seules infrastructures, mais aussi les dépenses immatérielles : la dette qui finance les dépenses d'éducation nationale est à mes yeux de la bonne dette.

Si la situation économique ne remet pas en cause la pertinence de nos propositions, elle met en exergue la nécessité de prendre beaucoup d'autres mesures. J'ai souligné, en revanche, combien la mise en oeuvre de ces propositions me semblait incomplète ; on m'a d'ailleurs assez reproché d'avoir dit que nos propositions formaient un tout, et que faire fonctionner l'« hémisphère droit » sans « l'hémisphère gauche » du rapport en faussait la pertinence !

Ainsi, nos préconisations en matière d'urbanisme commercial nous semblent avoir été mises en oeuvre d'une façon incomplète : le seuil des 1 000 mètres carrés est trop bas et les mesures de protection que nous proposions, via, en particulier, le Fonds d'intervention pour les services, l'artisanat et le commerce, le FISAC, n'ont pas été retenues. Il est en tout état de cause très difficile de dresser le bilan d'une réforme seulement quelques mois après son adoption : il faut lui laisser produire tous ses effets.

De même, beaucoup de propositions dans le domaine de la recherche et de l'enseignement supérieur n'ont pas été suivies d'effet, en matière de formation professionnelle intégrée au cursus universitaire et de validation des acquis professionnels notamment.

Je trouve d'autant plus injuste que vous nous reprochiez de financer nos propositions par de la dépense fiscale, que nous avons fait à celle-ci, en collaboration avec les plus hauts responsables de l'administration, la chasse la plus rigoureuse, précisément dans la perspective d'une baisse des dépenses publiques et d'une réduction du déficit : sur 316 propositions, je vous mets au défi d'en trouver plus de deux ou trois qui soient financées par des dépenses fiscales. En outre, nous avions proposé d'innombrables gisements d'économies qui n'ont pas été exploités : ainsi la mise en oeuvre de programmes d'e-government, ou gouvernement informatique, aurait permis d'économiser quinze milliards d'euros.

La nécessité d'une régulation européenne, monsieur Muet, me paraît absolument fondamentale. Quant à notre RGPP, il suffit de la comparer à celle du Canada pour mesurer à quel point elle est en deçà des ambitions qu'on lui assignait.

Il est vrai, monsieur Sandrier, que les objectifs pour 2012 sont hors d'atteinte, mais vous avez bien fait de les rappeler pour montrer combien, non seulement la France, mais l'Europe entière, les États-Unis et le Japon sont en train de déraper, tels ces personnages de dessins animés qui continuent à courir au-delà du bord de la falaise, sans se rendre compte qu'ils courent au-dessus du vide, le vide en l'occurrence étant la dette ! Nous ne sommes pas, hélas, Tex Avery pour trouver une issue heureuse à une telle situation.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion