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Intervention de Jean-Pierre Filiu

Réunion du 5 mai 2010 à 10h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Pierre Filiu, professeur associé à Sciences Po :

C'est un honneur que d'avoir été invité par votre Commission.

Si Al-Qaida n'a qu'une importance relative dans le Yémen actuel, ce pays compte en revanche beaucoup pour l'organisation terroriste. Oussama Ben Laden, d'origine yéménite par son père, né dans l'Hadramaout, s'est entouré depuis la fondation d'Al-Qaida en août 1988 au Pakistan, d'une garde constituée de militants yéménites ou saoudiens d'origine yéménite. Le premier terrain choisi par l'organisation pour mener ses actions terroristes est le seul État marxiste de la région, la République démocratique et populaire du Sud-Yémen : dès 1989, des attentats anticommunistes y sont perpétrés. En 1992, le premier attentat antiaméricain de l'organisation est dirigé contre un hôtel d'Aden, qui héberge des permissionnaires de Somalie. Il fera deux morts, un employé yéménite et un touriste. Ce n'est qu'en 2000 qu'Al-Qaida réussit à infliger à la marine américaine un revers spectaculaire en attaquant en rade d'Aden l'USS Cole : 17 soldats y trouvent la mort.

Al-Qaida Central, ainsi que l'on désigne Ben Laden et la direction d'Al-Qaida, est réfugiée dans les zones tribales du Pakistan depuis l'hiver 2001-2002. C'est d'elle qu'émane Al-Qaida pour la péninsule arabique (AQPA), constituée dans la clandestinité en Arabie en 2003. A la différence d'AQPA, les deux autres filiales d'Al-Qaida, Al-Qaida en Irak et Al-Qaida au Maghreb Islamique, existaient comme organisations avant leur intégration à Al-Qaida, effective avec le serment d'allégeance de leur chef à Ben Laden, en 2004 pour la première et en 2006 pour la seconde.

En 2006, la branche saoudienne d'Al-Qaida voit son objectif révolutionnaire défait par la mobilisation du régime de Ryad. Celui-ci a accompagné sa répression méthodique par une politique de réhabilitation, voire de rachat, de militants repentis, neutralisant ainsi la campagne terroriste lancée trois ans plus tôt. Les rares djihadistes saoudiens encore en activité passent alors la frontière, rejoignant le réseau yéménite en voie de reconstitution : la même année, vingt-trois cadres aguerris s'évadent collectivement de la prison centrale de Sanaa.

Les deux branches fusionnent et la création de cette nouvelle Al-Qaida pour la péninsule arabique est proclamée en janvier 2009. La direction est bicéphale : le patron est un Yéménite, Nasser Al-Wahayshi, vétéran d'Afghanistan ; le numéro 2 est formellement un Saoudien, Saïd Al-Shihri. Que ce dernier, ancien de Guantanamo, soit mis en avant n'est pas un hasard : sa nomination prouve qu'Al-Qaida fait tout pour éviter la fermeture du camp, annoncée par le président Obama, car l'existence de Guantanamo demeure un de ses principaux arguments de recrutement.

Pour mener ses actions de terrorisme publicitaire, Ben Laden s'est appuyé sur ses réseaux yéménites. À l'occasion du 7e anniversaire du 11 septembre, l'ambassade américaine à Sanaa est attaquée. L'organisation manque sa cible, tuant 15 Yéménites et une Américaine mariée à un ressortissant local, qui attendait devant le consulat. À la Noël 2009, un attentat contre le vol Amsterdam-Detroit est déjoué. Umar Farouk Abdulmutallab, étudiant nigérian d'une famille aisée, peut-être recruté par Al-Qaida à Londres et certainement formé au Yémen – des vidéos l'y montrent avec une Kalachnikov –, est arrêté. Comme à Times Square le 30 avril, l'attentat est raté. Mais Al-Qaida cherche à obtenir avec ce fiasco le même résultat qu'avec un attentat réussi, d'où une provocation médiatique délibérée, revendiquée d'abord par Al-Qaida au Yémen, puis par Ben Laden lui-même.

La manoeuvre est limpide. Il s'agit d'attirer les États-Unis au Yémen, non pas pour les y combattre – Al-Qaida compte peut-être 300 partisans en armes, une goutte d'eau dans cet océan de Kalachnikov, de jambiyas et de RPG-7 qu'est le Yémen –, mais pour y créer le chaos. Connaissant le nationalisme exacerbé de la population yéménite – et son taux d'armement individuel –, Ben Laden sait qu'une intervention américaine directe créerait un désordre extraordinaire et déstabiliserait le régime yéménite. Du même coup, l'organisation pourrait élargir son cercle d'inconditionnels, demeuré le même depuis le djihad en Afghanistan.

Le piège n'a pas fonctionné et d'autres forces ont pu occuper le devant de la scène. D'après les informations dont je dispose, Al-Qaida a raté trois manoeuvres de manipulations sur le terrain yéménite :

– face à la rébellion houthiste, elle aurait pu se relancer en se posant comme garante de l'orthodoxie sunnite, comme aux pires moments de la terreur anti-chiite impulsée par Zarqaoui en Irak. Depuis février, le cessez-le-feu ne lui permet plus de pêcher dans ces eaux troubles.

– dans le Sud, Al-Qaida n'a pas réussi à se concilier les faveurs des anciens d'Afghanistan, dont certains ont rompu formellement et de manière très brutale avec l'organisation.

– Al-Qaida n'est pas parvenue davantage à mobiliser les tribus, ne s'attachant que des chefs intermédiaires dans les régions de Marib ou de Chabwa. Si ceux-ci lui ont accordé leur protection, c'est en lui demandant de faire profil bas.

Enfin, le sang-froid dont la communauté internationale a fait preuve et le soutien qu'elle a apporté au gouvernement de Sanaa lors de la conférence de Londres de janvier dernier ont fait perdre à Ben Laden son pari sur une internationalisation de la crise. Cela pourrait expliquer qu'il n'y ait pas eu d'attentat majeur depuis Noël, hormis la tentative d'attentat suicide contre l'ambassadeur britannique à Sanaa, le 26 avril.

Demeure une inconnue, qui ne laisse pas d'effrayer : les liens qui pourraient se nouer entre les djihadistes somaliens et Al-Qaida pour la péninsule arabique. Toutefois, on ne constate pas de ralliements de part et d'autre de la mer Rouge. Il faut y voir sans doute plusieurs raisons : les djihadistes somaliens sont basés dans le sud du pays, loin du Yémen ; comme tous les autres djihadistes, ils répugnent à s'engager sur mer – même si l'organisation Hizbul Islam a pris il y a quelques jours le bastion pirate d'Haradheere, il n'est pas certain qu'elle reprenne à son compte cette activité maritime ; enfin, leur xénophobie n'a d'égale que celle des Yéménites, qui, de surcroît, ne parlent pas la même langue que les somaliens. Rien au cours des derniers mois ne permet d'accréditer ces craintes.

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