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Intervention de Antoine Compagnon

Réunion du 31 mars 2010 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Antoine Compagnon :

En novembre 2007, l'article de Donald Morrison paru dans l'édition européenne du magazine Time sur « la mort de la culture française », a été suivi d'une polémique, à laquelle j'ai participé dans Le Monde. Un livre, édité par Denoël, a suivi : Que reste-t-il de la culture française ? suivi de Le souci de la grandeur. Il paraîtra prochainement en anglais, hélas sous le titre La mort de la culture française.

Enseignant à Columbia depuis un quart de siècle, je ne peux qu'être sensible à une moindre présence de la culture française sur la scène mondiale. Rien ne sert de se voiler la face, notre culture s'exporte moins bien. L'industrie française du cinéma subsiste seule en Europe, grâce aux aides, mais produit des films à consommation interne. Le roman contemporain est peu traduit – douze titres paraissent en anglais chaque année, dans des maisons d'édition moins commerciales et avec de plus faibles tirages. La culture française se défend cependant dans des domaines comme l'architecture ou la musique.

Ma thèse est qu'il ne s'agit ni d'un déclin, ni d'un affaiblissement, ni d'un crépuscule, mais de la fin d'un long privilège exorbitant, perpétué depuis les Lumières. J'y vois la conjugaison de deux raisons de fond.

La place de la culture littéraire, au sens que lui donnait Malraux, dans ce qu'on appelle « la culture » s'est réduite. Le modèle philologique – langue-littérature-culture –, ensemble insécable qui a longtemps perduré en France, a cédé, plus tard qu'ailleurs, devant la culture communautaire. Parallèlement, on a observé une montée en puissance des autres cultures européennes et des cultures du Sud. On ne saurait se plaindre du rééquilibrage qui en a résulté mais dans le monde global et postcolonial, ce sont les anciennes cultures nationales qui sont pénalisées. La culture française, particulièrement littéraire et nationale, est donc spécialement affectée.

Je vois dans ce phénomène non pas un déclin mais une normalisation, la fin d'une rente de situation. N'oublions pas que la IIIe République a développé sa politique culturelle à l'étranger parallèlement à sa politique coloniale, et au moment où sa puissance militaire, diplomatique et économique diminuait. L'Alliance française a été fondée en 1883 par Paul Cambon, chef de cabinet de Jules Ferry, sur le modèle de l'Alliance israélite universelle, comme « association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l'étranger ». Elle s'adressait alors « à tous les patriotes, aux hommes de bonne volonté, à tous ceux qui aiment la France ou la considèrent comme une seconde patrie ».

Partout, le nombre des étudiants en français fléchit et des départements universitaires ferment. Les « passeurs » traditionnels appréhendent cette situation de façon différente. Certains y voient une charge américaine anti-française. D'autres, de façon plus subtile, avancent l'idée que la culture n'a pas le même sens en France et dans le monde global. C'est la thèse que développe Marc Fumaroli dans son dernier livre Paris-New York et retour. Voyage dans les arts et les images. « Est-il si déshonorant que nous réussissions mal dans le domaine de l' « Art » globalisé, alors que nous avons si longtemps brillé, d'un éclat incontesté et quasi hégémonique, sans recourir à la publicité ou à la propagande, dans le domaine des arts au sens classique du terme ? Nous avons largement acquis le droit au repos, et même au recul salutaire », écrit-il.

Pour autant, je crois qu'il n'y a pas lieu de se résoudre à un isolement culturel français ou à une réaction obsidionale. Réaliste, je prône plutôt une conscience lucide des problèmes de la culture française et de son rayonnement. Quelles sont les questions actuelles les plus urgentes à traiter, les défis les plus pressants à relever ?

La première question porte sur le sens même de la culture en France, très incertain. Le ministère de la culture, qui a fêté son 50eanniversaire, paraît peu sûr de ses missions dans le cadre de la décentralisation et de l'autonomie croissante des établissements publics. Comme dans bien des domaines en France, on se trouve à la croisée des chemins, entre un modèle dirigiste et un modèle libéral. La réforme de l'État vient de produire un nouvel organigramme du ministère, d'où a disparu la direction du livre, ce qui est fort regrettable. Le financement de la culture par l'État semble moins assuré, avec un transfert vers la levée de fonds privés et un saupoudrage des subventions.

En outre, nous n'avons pas encore réussi à résoudre deux contradictions fondamentales, qui pénalisent la diffusion de la culture française à l'étranger. S'agit-il d'un ministère des artistes, dans la tradition du mécénat d'Ancien Régime, ou d'un ministère du peuple, dans la tradition des Lumières ? Le ministère de la culture doit-il prendre en charge l'éducation artistique ou la laisser au ministère de l'éducation nationale ?

Le second défi consiste à définir ce que doit être l'action culturelle extérieure. La politique culturelle remonte au début du XXe siècle, quand le service des oeuvres françaises à l'étranger, créé en 1920, succédait au Bureau des écoles et oeuvres françaises à l'étranger et réorganisait la propagande française après la Première Guerre mondiale. Son action, avant tout linguistique, scolaire et universitaire, était menée par des instituteurs et des professeurs détachés à l'étranger. S'y est substituée dans les années 1980 une action beaucoup plus culturelle. L'Association française d'action artistique, devenu CulturesFrance, organisait alors la promotion des artistes français à l'étranger, remplaçant les traditionnelles tournées du théâtre français.

Le passage d'une politique essentiellement « éducative » à une politique de diffusion culturelle s'est accompagné ces dernières années d'une forte baisse des crédits. La RGPP a modifié l'organigramme du ministère des affaires étrangères, faisant dépendre les services culturels de la direction générale de la mondialisation.

Ayant observé l'action des services culturels depuis 25 ans à New York, je dois avouer mon scepticisme sur leur efficacité. Le ratio budget de fonctionnementbudget d'activités n'est pas établi, les résultats semblent opaques et l'évaluation réduite. J'ai toujours été frappé par le souci du court terme qui semble animer ces services, les résultats d'une action étant mesurés à l'aune de la revue de presse, plus ou moins fournie, qu'ils pourront adresser au Quai d'Orsay. La Cour des comptes a d'ailleurs dénoncé avec sévérité cet aspect de l'action de CulturesFrance.

Il m'a toujours semblé malheureux que la variable d'ajustement du budget des services culturels porte sur les bourses du Gouvernement, alors que celles-ci ont précisément une visée à long terme et qu'elles devraient être prioritaires. Au moment où le Goethe Institut et l'Institut Cervantès mènent des politiques durables grâce à des agences indépendantes, je regrette que la réforme actuelle s'arrête au milieu du gué.

Enfin, il convient de s'interroger sur l'état de notre culture. Beaucoup d'interlocuteurs traditionnels de la France en dressent un bilan sévère. La France qu'ils aiment appartient au passé. Historiquement, c'est la culture vivante qui, telle un appât, montrait le chemin vers les classiques, le patrimoine, attirant les lecteurs et les lettrés, faisant passer les étudiants de Camus à Montaigne. Or ces « produits d'appel », indispensables pour aujourd'hui et pour demain, manquent. Giraudoux pouvait écrire : « Il est, dans chaque ville d'Europe [du monde], quelle que soit l'altitude, quelle que soit la latitude, un illuminé qui a pris pour profession d'aimer la France », mais ce mythe de la France comme seconde patrie des hommes et des femmes libres semble disparu. Aussi certains fidèles et amis ont-ils le sentiment « d'être trahis par la France et quelque peu fâchés avec elle », comme l'écrivait récemment Joao de Melo dans le Jornal de Letras de Lisbonne. Ils ne reconnaissent plus la France généreuse, accueillante, désirable de leur jeunesse.

Mais cette France qu'ils aimaient, c'était la France de la Révolution, de la Terreur, de la violence de la pensée. La pensée française d'aujourd'hui s'épanouit dans un climat plus apaisé : la Révolution s'est terminée avec son bicentenaire, le libéralisme s'est installé. Pour mieux exporter la culture française, peut-être faut-il appeler à une pensée plus violente ?

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