Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Louis Chauvel

Réunion du 23 février 2010 à 16h00
Commission des affaires sociales

Louis Chauvel, sociologue et professeur à Sciences-po Paris :

Ce serait sans nul doute le cas si tout le monde était bénéficiaire ! La dynamique d'amélioration systématique jusqu'en 1975 a été suivie d'une stagnation très problématique pour les salariés.

Si les cohortes de naissance du début des années 1950 ont connu, douze mois après leur sortie du système scolaire, un taux de chômage de 6 % pour les hommes et de 11 % pour les femmes, ces taux ont bondi à 32 % pour les hommes et à 42 % pour les femmes au milieu des années 1980 – au moment du tournant de la rigueur et du chômage de masse. Or ces transformations en matière de socialisation n'ont pas, au cours des vingt-cinq dernières années, été remises en cause.

Les « Trois Petites Glorieuses » de Michel Rocard à la fin des années 1980 et le boom internet de la fin des années 1990 n'ont que légèrement réduit le chômage, ce qui est très problématique pour les générations ayant cinquante-cinq ans et plus aujourd'hui.

Ces personnes, nées en 1955 et qui constituent l'écrasante majorité de la population en activité aujourd'hui, disparaîtront du monde du travail à l'horizon de 2015. Autrement dit, 2015 sera mécaniquement le début de la paupérisation des jeunes retraités en raison du remplacement des générations de retraités ayant connu le contrat social de la société salariale et l'entrée précoce dans le monde du travail dans des contextes de plein-emploi, par des générations nées à la fin des années 1950 et au début des années 1960, marquées, elles, par une entrée tardive dans le monde du travail et des périodes de chômage longues malgré des études plus poussées.

Ces nouvelles cohortes de seniors en difficulté seront visibles dans les statistiques à partir de 2020. À partir de 2025, ces retraités de soixante ans connaîtront plus de difficultés que ceux de soixante-dix à soixante-quinze ans.

Les conséquences de cette transformation profonde du mode de socialisation des nouvelles générations au cours des années récentes sont nombreuses : des inégalités statiques entre juniors et seniors, avec une dynamique générationnelle très problématique ; des inégalités dynamiques, les problèmes d'entrée des jeunes dans la vie adulte produisant des séquelles durables sur le corps social – une personne qui rate son entrée dans le monde du travail à vingt ans en subira les conséquences jusqu'à la fin de son existence – ; des conséquences personnelles, avec des générations sacrifiées ; des conséquences politiques, avec le déclin de la représentation et de la participation des jeunes.

Les jeunes vivant avec des niveaux de salaire au rabais, a fortiori au regard de leur niveau de diplôme, sont confrontés à des prix de l'immobilier devenus inaccessibles. La dynamique des salaires et des logements entre 1996 et 2006 dans Paris intra muros est très problématique pour les jeunes salariés entrant dans le monde du travail et à la recherche d'un logement près des centres-villes. En 1984, une année de salaire parisien moyen permettait de s'acheter 9 mètres carrés dans Paris intra muros, mais seulement 3 mètres carrés en 2005. En euros constants, le prix moyen dans le Val-d'Oise au milieu des années 2000 était le prix moyen dans Paris intra muros en 1995.

Cette dynamique est excellente pour les seniors devenus acheteurs de leur logement jusqu'en 1984 dans des conditions d'accès au crédit et d'inflation leur ayant permis de réaliser des plus-values patrimoniales considérables, même pour des salariés intermédiaires. Par contre, elle entraîne une transformation profonde au sein de catégories intermédiaires parisiennes : elles n'ont guère de possibilité de se loger décemment si les parents ne leur apportent pas une aide à l'achat ou à la location en se portant caution solidaire.

Les générations ayant connu le chômage de masse dans leur jeunesse au moment de leur entrée dans la vie active ont subi des séquelles durables, en particulier en termes de mobilité descendante. Dans Le déclassement, paru en 2009 chez Grasset, Camille Peugny met en évidence, contrairement à Éric Maurin, la réalité du déclassement pour une partie croissante de nos jeunes concitoyens qui, avec deux ou trois années d'études de plus que leurs parents, se retrouvent au mieux dans la même catégorie sociale que ces derniers.

La massification scolaire sans véritables moyens – massification low cost ou fausse démocratisation – a abouti à une situation très inquiétante. Le baccalauréat, par exemple, a perdu beaucoup de sa valeur en termes de positionnement dans la pyramide sociale : si les jeunes bacheliers des années 1970 avaient une chance sur deux d'accéder à une profession intermédiaire ou plus – travailleur social de catégorie B dans la fonction publique, par exemple –, ils ne sont plus que 22 % en 2006.

Un ensemble d'éléments permet de montrer les transformations profondes en matière de bien-être, de niveau de vie et de mode de consommation au sein de la population française.

Les jeunes en stage ou à la recherche d'un poste, qui peinent à rembourser leur logement ou à payer leur location, ne partent pas en vacances. Aujourd'hui, les voyages forment les seniors ! Autrement dit, ces jeunes connaissent des difficultés croissantes pour accéder à un niveau de vie de catégorie intermédiaire.

Ainsi, l'un des paradoxes de la société française est que nous sommes jeunes de plus en plus vieux, et vieux de plus en plus jeunes. La dynamique des suicides est éclairante. Au cours des cinquante dernières années, le taux de suicide des quinquagénaires et des sexagénaires a fondu par rapport à celui des années 1950 et 1960. Par contre, on voit émerger aujourd'hui de nouvelles générations sur-suicidaires de quarante à quarante-cinq ans : cette classe d'âge ne s'est jamais autant suicidée depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. Les seniors d'aujourd'hui ont été les bénéficiaires d'une amélioration considérable en termes de santé et de conditions de travail. Quant aux seniors de soixante à soixante-cinq ans en 2020, ils seront marqués par les séquelles des mauvaises conditions de leur entrée dans le monde du travail à partir des années 1970.

Cette situation n'est pas sans conséquences politiques qui se manifestent par un déséquilibre de la représentation politique. Dans un de mes articles écrit en 2001, je décrivais déjà le vieillissement du personnel politique – qui existe aussi pour les représentants syndicaux. On comptait un député de plus de soixante ans pour un député de moins de quarante ans en 1981, mais neuf députés de plus de soixante ans pour un député de moins de quarante ans en 2007. Les deux grandes générations de députés sont, d'une part, celle d'une trentaine d'années à la Libération, marquée par un vieillissement jusqu'en 1973, et la génération des jeunes ayant émergé dès 1978 et dont beaucoup sont encore en activité. Un exemple parmi bien d'autres : le plus jeune membre de l'Assemblée nationale en 1981 est Premier ministre aujourd'hui. Loin d'être stoppée, cette dynamique est problématique car le renouvellement générationnel n'est, d'aucun point de vue, préparé. L'Italie connaît la même situation.

La France est donc un cas problématique, tout comme l'Espagne, l'Italie, la Grèce et même le Portugal, où les politiques sociales et la représentation politique sont à la dérive. Au contraire, la Finlande et d'autres pays nordiques connaissent une grande stabilité intergénérationnelle – entre générations et à l'intérieur de chaque génération – : leur système d'organisation sociale plutôt stable dans le temps permet aux jeunes générations de bénéficier de conditions d'entrée dans le monde du travail et de possibilités de réalisation de soi similaires à celles dont profitaient les seniors auparavant. Parallèlement, la représentation syndicale et politique connaît, dans les pays nordiques, un renouvellement.

Le monde anglo-saxon est, lui aussi, marqué par une certaine stabilité intergénérationnelle, certes avec une expansion des inégalités à l'intérieur des générations, mais sans sacrifice de certaines générations comme en Espagne et en Italie. En Espagne, la génération des mileuristas, ces jeunes de trente-cinq ans titulaires d'un master, gagnant 1 000 euros par mois et restant dans la dépendance de leurs parents, est marquée par un affaissement de la fécondité et une paupérisation : pour ces jeunes très diplômés, il n'existe de place ni dans le monde du travail, ni dans celui du logement.

À l'horizon de 2020, les grandes difficultés en France viendront de la réplication, avec quelques variantes, de ce qui s'est passé en Espagne et en Italie : une focalisation sur les retraites, le quatrième âge et la santé, autrement dit une focalisation de l'ensemble des politiques sociales sur le dernier tiers de la vie. Un tiers des adhérents de la CGT sont des retraités. Le fait que le monde du travail soit représenté par des retraités me semble induire des difficultés de dynamique.

De nos jours, on vit de plus en plus dans une vision de prolongement indéfini de la jeunesse. Votre serviteur de quarante-deux ans est jugé à l'intérieur même de son syndicat comme un petit jeune aux dents longues, alors qu'il y a quarante ans ceux qui avaient son âge étaient considérés comme ayant fait leurs preuves, voire leur temps.

La dynamique familiale est problématique. Les liens familiaux sont devenus une base du fonctionnement des politiques sociales en France. S'ils ne font pas partie des 3 % d'anciens étudiants des grandes écoles, les jeunes qui ne bénéficient pas du soutien de leur famille connaîtront de réelles difficultés.

On voit donc émerger le risque d'une société d'héritiers.

L'expansion de la valeur des patrimoines moyens, avec un étrange retour à la société d'avant 1914, c'est-à-dire à une société de rentiers, est une véritable problématique sur laquelle vous aurez peut-être l'occasion d'interroger Thomas Piketty.

Les responsabilités sont partagées entre le système scolaire, l'université, les entreprises, les parents, les syndicats, les concepteurs des politiques publiques, la haute fonction publique, les femmes et les hommes politiques.

Concernant la dynamique française, la grande crainte que nous pouvons avoir vient de ce que nous cumulons depuis vingt-cinq ou trente ans un faux libéralisme, n'offrant de liberté qu'à ceux qui disposent déjà d'un patrimoine, et profitant à ceux qui en ont les moyens, et un faux socialisme, qui a oublié ses enfants, l'un et l'autre entravant la dynamique de négociation de l'ensemble du système social. La France, l'Italie et l'Espagne sont des sociétés d'insiders, protégeant ceux qui ont déjà un statut et qui se trouvent au centre du système, mais faisant le sacrifice de ceux qui sont structurellement des outsiders – les immigrés, les femmes, les jeunes, a fortiori ceux qui sont les trois à la fois. Ce sont deux mauvaises réponses face aux enjeux auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés.

Pour sauver la dynamique politique, face à nos concitoyens qui ont reçu beaucoup de promesses mais jamais de réponses positives, il faut se remettre à penser le long terme. La pyramide de la représentation politique le permet-elle aujourd'hui ? Il nous appartient d'y réfléchir.

Il faut revoir les priorités : la sauvegarde à l'identique de notre système de retraite, de notre système de santé et de notre système social tout entier est-elle la bonne réponse ? Très sincèrement, j'en doute. En matière de déficits publics, nous avons une très mauvaise dynamique car il ne s'agit pas de déficits d'investissements mais de déficits de subventions, de déficits sociaux dus à la consommation d'un bien-être essentiellement destinée au dernier tiers de la pyramide des âges. Il faut donc repenser le système fiscal.

Il importe aussi que la politique dispose d'une véritable vision à long terme et prenne en compte à la fois les flux et les stocks. Le problème des politiques sociales à la française vient de ce que les réformes ne portent que sur la partie la plus fragile du flux, à savoir les nouveaux entrants – les jeunes – à qui l'on offre des statuts au rabais et des salaires plus bas, tout en exigeant des niveaux de diplôme plus élevés. Je pense qu'une bonne politique publique doit s'adresser aux stocks, ce qui en France est indicible car une telle politique consiste à revenir sur un ensemble de droits acquis – droits qui, malheureusement, disparaissent progressivement pour les nouvelles générations, lesquelles perdent peu à peu les avantages des statuts de leurs aînés.

La natalité française est une bonne et une mauvaise nouvelle. Contrairement à l'Italie, à l'Espagne et à la Grèce, la France a la chance d'avoir un taux de fécondité extrêmement élevé. De ce fait, nous aurons encore longtemps à gérer les problèmes des nouvelles générations. Notre système social, politique et organisationnel sera marqué par une certaine conflictualité, une remise en cause et une volonté de changer les choses. C'est un profond contraste avec ce qui se passe en Suisse et en Italie.

J'ai été volontairement provocateur, mais je précise que les travaux que je vous présente se fondent sur des constats démographiques objectifs et tangibles, que l'INSEE utilise de façon différente. En tant que sociologue, je me fais un devoir de tirer longtemps à l'avance des signaux d'alarme. Malheureusement, au cours des quinze dernières années, ces signaux ont été assez largement ignorés par nos concitoyens.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion