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Intervention de André Vallini

Réunion du 23 février 2010 à 21h30
Application de l'article 65 de la constitution prorogation du mandat des membres du conseil supérieur de la magistrature — Discussion générale commune

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Vallini :

Madame la ministre d'État, je vous indique d'emblée que le groupe SRC votera le projet de loi organique prorogeant le mandat des membres du Conseil supérieur de la magistrature. Il faut à l'évidence adopter ce texte afin d'éviter les problèmes que vous venez d'évoquer.

Le projet de loi organique relatif à l'application de l'article 65 de la Constitution que nous examinons ce soir est la conséquence directe de la réforme constitutionnelle de 2008. Il comporte une grande avancée juridique, mais surtout démocratique : la saisine directe du CSM par les justiciables d'une plainte contre le comportement d'un magistrat.

Cette possibilité – Philippe Houillon s'en souvient très bien – avait été évoquée lors des travaux de la commission d'enquête sur l'affaire d'Outreau. Nous avions imaginé un système qui consistait à passer par le médiateur de la République, système qui n'était pas parfait et quelque peu compliqué. Celui que vous nous proposez est bien meilleur, et je vous en donne acte.

Cette innovation pose toutefois quelques problèmes d'application. Premièrement, les plaintes seront filtrées par la commission des requêtes. Or comme il y aura plusieurs commissions distinctes, pour le siège et le parquet, on risque d'aboutir à une divergence de jurisprudences.

Deuxièmement, le CSM est dépourvu de vrais moyens d'investigation. Je défendrai donc des amendements tendant à lui donner un vrai pouvoir d'investigation, mais aussi une réelle indépendance budgétaire.

Troisièmement, le garde des sceaux aura toujours la possibilité de saisir le CSM alors même que la commission de filtrage aura rejeté la plainte du justiciable. Nous y voyons une marque de défiance à l'égard d'une institution dont on prétend renforcer l'indépendance et qui pourra voir sa décision de ne pas poursuivre un magistrat remise en question par le pouvoir politique. La décision de rejeter la plainte du justiciable prise par la commission des requêtes ne devrait être susceptible d'aucun recours notamment sous la pression de l'opinion publique – ce qui risque, on le sait bien, de se produire.

En effet, s'il faut certes donner à la saisine du justiciable son plein effet, il faut se garder de déstabiliser les juges – je pense notamment aux juges aux affaires familiales, aux juges des mineurs ou encore aux juges d'application des peines dont les décisions sont souvent contestées.

Cela dit, la saisine du CSM par le justiciable, je le répète, constitue une véritable avancée et nous nous en félicitons.

Hélas, ce texte présente par ailleurs deux défauts majeurs qui découlent directement de la révision de la Constitution de 2008 : la composition du Conseil supérieur de la magistrature et son rôle dans la carrière des magistrats du parquet.

La révision de l'article 65 de la Constitution aurait pu marquer un progrès en accordant une garantie supplémentaire à l'indépendance des magistrats. Elle fut au contraire une régression puisqu'elle marque une défiance à leur égard en prévoyant que les magistrats seront désormais minoritaires au sein du CSM.

Dans l'Union européenne, tous les homologues du CSM sont majoritairement composés de magistrats à deux exceptions près : la Belgique et la République slovaque, qui pratiquent la stricte parité. La minorité des magistrats en France pose problème à l'heure où de nombreux textes internationaux recommandent au moins la parité dans les organes de régulation de la magistrature.

Ainsi, la charte européenne sur le statut des juges édictée en 1998 par le conseil de l'Europe impose que des juges élus par leurs pairs représentent au moins la moitié d'une instance indépendante des pouvoirs exécutifs et législatifs. Le comité consultatif des juges européens va même plus loin en appelant à une instance comptant une majorité substantielle de juges élus par leurs pairs.

L'association européenne des magistrats a exprimé en mai 2008 les graves préoccupations que lui inspirait la réforme du CSM français.

Enfin, le conseil de l'Europe invite la France à rétablir une majorité de juges et de procureurs au sein du Conseil supérieur de la magistrature ou à veiller à ce que, parmi les membres nommés par les organes politiques, figurent également des représentants de l'opposition.

Magistrats et non magistrats ne seront donc pas à égalité et compte tenu du mode de nomination des non magistrats, l'emprise de l'exécutif restera forte sur le CSM, d'autant plus que même si vous n'en serez plus la vice-présidente, madame la ministre d'État, le garde des sceaux participera de droit aux séances du CSM, sauf en matière disciplinaire.

Loin de renforcer l'indépendance de la justice, le nouvel article 65 est donc une marque de défiance à l'égard de la magistrature. Grâce à la commission des lois du Sénat, la parité des membres magistrats et non magistrats du CSM a été préservée pour les affaires disciplinaires, mais ce n'est pas le cas, et c'est bien le plus grave, pour les formations appelées à se prononcer sur la carrière des magistrats.

Quant à la formation plénière, composée de quinze membres, elle comprend elle aussi une majorité de non magistrats alors que parmi ses attributions importantes figurent non seulement la formulation d'avis sur le fonctionnement de la justice mais aussi la définition d'un code de déontologie de la magistrature.

Or il n'existe pas de grand corps dans notre pays dont la déontologie soit confiée à une majorité de personnalités qui lui sont étrangères.

La révision constitutionnelle de 2008 est ainsi révélatrice d'une véritable défiance du pouvoir actuel à l'égard de la magistrature qui se retrouve minoritaire dans sa propre instance de régulation.

L'autre grand défaut de ce texte concerne le rôle du CSM en matière de nomination des magistrats du parquet ; c'est là encore un défaut originel qui découle de la réforme constitutionnelle de 2008.

En effet, cette réforme aurait pu et aurait dû prévoir que les magistrats du parquet seraient nommés, comme les magistrats du siège, par le seul CSM. Or tel n'est pas le cas puisque l'article 65 de la Constitution prévoit que la formation du CSM compétente à l'égard des magistrats du parquet donnera un avis simple sur leurs nominations.

Or, pour écarter toute suspicion, les conditions de nomination des magistrats du parquet devraient offrir les mêmes garanties que celles des magistrats du siège. Cela aurait l'immense avantage de faire échapper leur carrière à la tutelle politique et, partant, de lever – en partie – la suspicion sur certaines de leurs décisions. En partie seulement : j'ai bien conscience que l'indépendance statutaire n'est qu'une condition nécessaire mais non suffisante de la véritable indépendance : l'indépendance d'esprit.

Je sais bien que le fantôme du « gouvernement des juges » semble parfois hanter cet hémicycle. Pour rassurer ceux que pourrait inquiéter la perspective d'un parquet livré à lui-même, je précise qu'à mes yeux cette indépendance statutaire ne reviendrait pas à accorder au procureur une indépendance fonctionnelle qui serait contraire à la nécessité d'une politique pénale impulsée par le Gouvernement, sous le contrôle du Parlement.

Pour moi, le schéma est simple : au Gouvernement, conformément aux lois votées par le Parlement et sous son contrôle, le soin de définir la politique pénale que le garde des sceaux exprime par des directives générales qu'il adresse au parquet ; au parquet – le parquet général comme le parquet tout court – de prendre, en exécution de ces directives, les mesures propres à garantir un traitement cohérent et efficace des affaires individuelles.

La Constitution n'ayant pas été révisée comme nous le souhaitions, reste une solution de repli : respecter scrupuleusement les avis du CSM en matière de nomination des magistrats du parquet comme l'avaient fait de 1997 à 2002 Mme Guigou puis Mme Lebranchu, comme en son temps M. Méhaignerie, entre 1993 et 1995. Tel ne fut pas, loin de là, le cas de votre prédécesseure, Mme Dati – mais on peut également citer M. Perben ou M. Toubon. Depuis plusieurs années se multiplient les nominations de magistrats proches du pouvoir aux emplois stratégiques du parquet, y compris contre l'avis du CSM.

À l'occasion d'une séance de questions au Gouvernement, le 30 juin dernier – vous veniez de prendre vos fonctions –, je vous avais demandé, madame la ministre d'État, ce que serait votre pratique. Votre réponse, hélas, ne m'a pas vraiment rassuré.

Ce texte pose en réalité la question plus générale de l'unité des corps des magistrats, unité parfois remise en cause. Dans le rapport qui a suivi la commission Outreau, Philippe Houillon et moi-même avions proposé que les carrières soient séparées entre siège et parquet à l'expiration d'un délai maximal de dix ans à l'issue de la sortie de l'Ecole nationale de la magistrature – réforme controversée, qui au demeurant n'est pas à l'ordre du jour. Pourquoi distinguer entre les magistrats et donner à certains moins de garanties qu'à d'autres selon les missions qu'ils exercent, surtout lorsque celles-ci sont temporaires et qu'ils peuvent passer du siège au parquet et réciproquement ? Tous les magistrats devraient avoir le même statut et les magistrats du parquet devraient bénéficier des mêmes garanties que les magistrats du siège, notamment en termes de carrière.

Je veux ce soir rappeler que la Cour européenne des droits de l'Homme a considéré dans un arrêt rendu en juillet 2008 que les membres du parquet français n'ont pas la qualité de magistrat au sens de la convention européenne de droits de l'Homme par le fait qu'ils sont « dans une situation de dépendance à l'égard de l'exécutif incompatible avec cette exigence première qu'est la garantie d'indépendance des magistrats. »

Si la Cour maintient cette jurisprudence en appel, nous aurons donc des magistrats du parquet considérés comme des magistrats au regard de la Constitution française, mais qui n'auront pas cette qualité au regard de la Convention européenne des droits de l'homme.

J'ajoute que la magistrature étant constitutionnellement gardienne des libertés individuelles, la France sera contrainte de modifier voire de supprimer certains pouvoirs du parquet qui touchent directement à ces libertés, notamment dans le domaine de l'enquête pénale, et plus précisément encore dans celui de la garde à vue.

Et cette révision sera d'autant plus impérative que la réforme de la procédure pénale verra le juge d'instruction remplacé par le procureur dans la direction des enquêtes pénales – le juge d'instruction sera en partie remplacé par le juge de l'enquête et des libertés, mais en partie aussi par le procureur. Pour les tâches qui lui incomberont à la place du juge d'instruction, le procureur exercera des pouvoirs considérables qui ne seront pas compatibles avec le fait que la Cour européenne des droits de l'Homme lui a dénié la qualité de magistrat. Comment pourrez-vous concilier alors la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, selon laquelle les membres du parquet n'ont pas la qualité de magistrat avec le renforcement aussi considérable de leurs pouvoirs ?

Si la Cour confirme en appel sa décision, nous devrons donc non seulement revoir le texte qui nous occupe ce soir, mais aussi la Constitution et son article 65 pour donner aux magistrats du parquet les garanties d'indépendance exigées par la Cour de Strasbourg.

Nous sommes dans une période d'interrogation majeure sur l'avenir de notre justice pénale – j'ai cité à l'instant la grande réforme que vous préparez, madame la garde des sceaux, et que vous nous soumettrez prochainement. Nous devons profiter de cette occasion pour clarifier les rapports entre le pouvoir politique et l'autorité judiciaire. Les Français doutent de leur justice ; ils seraient près des deux tiers, à croire les sondages, à ne pas lui faire confiance. Comment la justice pourrait-elle être perçue comme proche du citoyen lorsque, pour des raisons budgétaires, les tribunaux sont fermés, la collégialité supprimée, les procédures accélérées ? Et surtout, comment pourrait-elle être perçue comme indépendante quand les interventions réelles ou supposées dans les affaires dites sensibles défraient la chronique ?

À droite comme à gauche, nous connaissons les dégâts causés dans l'opinion publique (je dirais même dans l'esprit public) par le soupçon qui pèse sur la justice.

Tout récemment encore, la décision du procureur Marin de faire appel dans l'affaire Clearstream, totalement logique au vu de ses réquisitions de première instance, aurait même dû être considérée comme banale s'il ne s'était agi d'une affaire aussi politique, où la suspicion pèse sur chaque décision du parquet du fait de ses liens organiques avec le corps exécutif. Dans ma grande naïveté, il m'arrive même de penser que le procureur Marin n'a même pas reçu d'instruction dans ce dossier, en tout cas pas de manière explicite. De toutes manières, nous n'avons pas à le savoir et nous ne le saurons jamais. Le problème n'est pas là : le problème est que l'opinion publique pense qu'il a reçu des instructions.

Ce problème de la suspicion qui pèse sur le parquet ne peut être résolu qu'à une seule condition : revoir le statut des magistrats du parquet et notamment leur mode de nomination.

L'indépendance de la justice n'est pas une commodité pour les magistrats, ce n'est pas une prébende accordée aux magistrats ; c'est une exigence première pour les justiciables.

Cette indépendance doit donc être garantie, de façon à convaincre les Français que les magistrats, tous les magistrats, ceux du siège mais aussi ceux du parquet, ne se déterminent qu'en fonction de la loi et de l'intérêt général et non des services rendus ou de l'avancement espéré.

L'indépendance de l'autorité judiciaire ne sortira pas renforcée de ce texte. Dans ces conditions, nous ne pourrons pas le voter.

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