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Intervention de Bertrand Fragonard

Réunion du 17 février 2010 à 9h30
Commission des affaires sociales

Bertrand Fragonard, suppléant du président du Conseil des prélèvements obligatoires :

Comme vous l'avez indiqué, je viens vous présenter, en qualité de suppléant du président du Conseil des prélèvements obligatoires, l'étude que, à la demande du président de la commission des finances du Sénat, nous avons consacrée aux prélèvements obligatoires des entreprises dans une économie globalisée. Philippe Séguin, qui présidait le Conseil, a mené les débats sur l'étude jusqu'à son adoption en octobre 2009. Je ne commenterai pas les événements intervenus depuis lors.

Notre premier constat est que le taux de prélèvements obligatoires sur les entreprises est en France beaucoup plus élevé que dans la plupart des pays concurrents.

En 2008, les entreprises ont supporté dans notre pays 327 milliards d'euros de prélèvements obligatoires au sens de la comptabilité nationale. Elles auraient même payé près de 370 milliards si l'on élargit ce champ à la TVA que les entreprises ne peuvent déduire – les rémanences fiscales –, aux taxes environnementales telles que la taxe intérieure sur les produits pétroliers, ou encore à certaines charges qui ne sont pas comptabilisées dans les prélèvements obligatoires, comme les taxes finançant l'apprentissage, la formation professionnelle ou l'effort de construction.

La part des prélèvements obligatoires des entreprises dans la richesse nationale était supérieure en France de 5,7 points à la moyenne européenne en 2006 ; ce pourcentage serait un peu supérieur à 6 points, si l'on excluait la France du calcul de la moyenne européenne. Cela représente à peu près 100 milliards d'euros. Autrement dit, un tiers des prélèvements obligatoires opérés en France se situe au-dessus de la moyenne européenne.

Cet écart spectaculaire s'explique par plusieurs facteurs et en premier lieu par un niveau global de prélèvements obligatoires plus élevé en France qu'ailleurs. La dépense publique étant plus forte dans notre pays, il faut bien l'alimenter : si la machine dépense, il faut la nourrir. Autant dire qu'il n'est pas de grande réforme fiscale qui ne soit accompagnée d'un effort de maîtrise de la dépense publique.

L'écart s'explique aussi par un élément qui, pour être moins connu, n'en est pas moins très important : les conventions de présentation. En France, l'essentiel des prélèvements dont les entreprises sont le véhicule sont classés dans les prélèvements obligatoires : protection sociale, régimes de retraite complémentaire obligatoire, assurance maladie, par exemple. Ce n'est pas le cas dans certains autres pays anglo-saxons et notamment aux États-Unis, où une partie de ces dépenses, même si elles sont financées par les entreprises et bien que, dans les faits, elles soient très largement généralisées, ne sont pas comptabilisées dans les prélèvements obligatoires car elles n'ont pas, juridiquement, la qualité d'obligation et de généralité qui justifierait ce classement. Or, les seuls régimes de retraite correspondent à 2 points de PIB. Il faudrait donc comparer des champs de dépense comparables. La surtaxation des entreprises en France est un élément culturel ancien : nous avons décidé de très longue date de faire de l'entreprise le véhicule de la perception des prélèvements obligatoires. Ces derniers pèsent pour deux tiers sur le facteur travail. On a donc opté pour un salaire direct relativement modéré et pour un gros salaire indirect, au contraire de pays voisins qui ont fait des choix différents, parfois même très différents.

Cela dit, il ne faut pas sous-estimer l'ampleur des prélèvements obligatoires opérés sur les entreprises, mais cela renvoie à la question plus vaste du coût relatif du travail en France. En effet, ce n'est pas parce que le taux de prélèvements obligatoires est très élevé que le coût du travail l'est forcément beaucoup plus que dans les autres pays. On notera toutefois que ce taux, historiquement fort, s'est stabilisé, et qu'il a même diminué d'un demi-point en 2007 et en 2008, après que des efforts significatifs eurent été faits, principalement au titre de l'impôt sur les sociétés et de la taxe professionnelle. Les entreprises ont ainsi bénéficié de 12 milliards d'euros de réduction de prélèvements obligatoires. Les lois de finances pour 2009 et 2010 devraient amplifier ce phénomène, notamment par la suppression de l'imposition forfaitaire annuelle et par la profonde réforme de la taxe professionnelle. Nous n'en avons pas tenu compte dans nos estimations d'octobre 2009.

Cela étant, quel que soit le jugement que l'on porte sur le niveau des prélèvements obligatoires, il serait trop court de s'en tenir à un constat global, puisque les entreprises n'ont pas la même sensibilité à ces prélèvements selon leur taille, leur secteur d'activité ou la pression exercée par la concurrence internationale.

Aussi avons-nous examiné, comme l'avait souhaité le président Arthuis, la structure et l'efficacité des prélèvements obligatoires au regard de deux impératifs : l'attractivité du territoire et la compétitivité des entreprises. Nous avons distingué les deux notions pour analyser les facteurs qui interviennent dans la localisation des entreprises ainsi que ceux qui déterminent leur compétitivité et leurs coûts de production.

Pour ce qui est de l'attractivité du territoire, il ressort de notre étude que la France a privilégié depuis très longtemps le maintien d'un taux d'imposition des bénéfices élevé, compensé par des mesures de réduction de l'assiette de cette imposition. C'est un trait constant de notre fiscalité et, dans tous ses rapports, le Conseil des prélèvements obligatoires souligne, d'une part, la lourdeur du prélèvement et, d'autre part, la persistance de taux élevés associés à des assiettes réduites. On a abouti à cette situation par des mécanismes fiscaux qui favorisent certains types d'activité : les groupes grâce au régime d'intégration fiscale ; le capital investissement par la très large déductibilité des charges financières d'emprunt ou par l'exonération des plus-values de cession de titres de participation ; les activités de recherche par le biais du crédit d'impôt recherche, calculé en volume depuis 2008.

Ce choix a des effets économiques incertains. Une chose est sûre : afficher un taux de prélèvement « facial » élevé d'imposition des sociétés n'est pas un très bon argument de vente. Certes, la plupart des chefs d'entreprise poussent l'analyse au-delà du seul taux facial, mais l'inconvénient est incontestable. Au surplus, notre système fiscal, parce qu'il intègre régulièrement des variations d'assiette, est insuffisamment prévisible. Son instabilité est due à des modifications fréquentes. Ainsi, le crédit d'impôt recherche a été modifié presque chaque année depuis sa création en 1983, et les exonérations générales de cotisations sociales ont changé douze fois en quinze ans. Cette instabilité et un taux facial de prélèvements obligatoires élevé ne sont pas de nature à attirer des entreprises sur notre territoire.

En revanche, lorsque nous faisons un effort de ciblage, y compris par des dépenses fiscales, notre attractivité est réelle ; mais la difficulté est alors d'apprécier la valeur de la dépense fiscale consentie et sa structure. Le Conseil des prélèvements obligatoires avait souligné que la structure de notre fiscalité privilégie les grandes entreprises – le MEDEF considère que notre point de vue est excessif et qu'il n'y a pas d'éléments probants en ce sens – et certaines activités financières telles que les opérations à effet de levier, dites leverage buy out, plus que le soutien de l'activité des PME innovantes ou des entreprises de taille intermédiaire. Notre rapport penche en faveur d'un rééquilibrage de l'effort fiscal, mais cette thèse est très controversée.

La France a indéniablement perdu en compétitivité au cours des dernières années, notamment par rapport à l'Allemagne. C'est un élément fondamental car la France, quoi que l'on en dise à l'extérieur, est une économie largement ouverte aux échanges internationaux, qui contribuent deux fois plus à la richesse nationale que ce n'est le cas aux États-Unis ou au Japon. Il est vrai que nous sommes en ce domaine un peu au-dessous de l'Allemagne, mais nous sommes très exposés à la concurrence internationale et nous avons des atouts - une bonne spécialisation industrielle et des avantages comparatifs dans les services, essentiellement grâce au tourisme.

Cela étant, la France perd de sa compétitivité. Depuis 2003, elle a cédé des parts de marché par rapport aux autres pays de l'OCDE et de l'Union européenne, et ses positions dans la haute technologie et le haut de gamme, qui étaient une des forces de notre économie, se sont érodées depuis 1995 ; sa balance commerciale s'est creusée quasi continûment depuis 2002, en raison du ralentissement de ses exportations ; sa compétitivité-coût s'est dégradée, ce qui signifie que ses coûts de production augmentent plus vite que ceux des pays de l'OCDE et de l'Union européenne ; elle n'a maintenu sa compétitivité-prix par rapport à ces pays que par une réduction des marges des entreprises, ce qui ne peut durer. Et si la France a de petits exportateurs et des champions nationaux, elle n'a pas su, à la différence de l'Allemagne, faire émerger d'entreprises de taille intermédiaire. Enfin, nous peinons à réorienter nos exportations vers les nouveaux pays industrialisés, dont le taux de développement est extrêmement élevé.

La structure et le poids des prélèvements obligatoires jouent-ils un rôle dans notre perte de compétitivité ? Cette interrogation centrale renvoie à la question précédemment abordée de l'importance, dans nos prélèvements obligatoires, des prélèvements qui pèsent sur les coûts de production, dont j'ai dit qu'ils sont sensiblement plus élevés que la moyenne européenne.

Comment se situe notre coût du travail au regard de ce qu'il est chez nos concurrents ? D'évidence, aucune compétition n'est possible avec les pays en développement : en 2006, le coût horaire industriel moyen en France était évalué à environ 25 dollars en France contre 5 dollars en Pologne et 0,50 dollar au Sri Lanka. Cela explique sans doute que le crédit d'impôt sur les sociétés pour relocalisation créé en 2004 n'ait pas eu de résultats probants, non plus que le crédit d'impôt de taxe professionnelle institué en 2005 pour lutter contre les délocalisations – mesure qui relevait davantage de l'aménagement du territoire que de l'amélioration de la compétitivité globale de notre économie.

Pour autant, le coût moyen du travail en France est comparable à celui qu'il est dans les autres pays développés de la zone. Les chiffres présentés dans le rapport concernant la France doivent être un peu corrigés mais, quoi qu'il en soit, le coût du travail en France n'est pas déraisonnable. Cela étant, nous pouvons toujours souhaiter améliorer notre compétitivité-prix, ce qui renvoie à l'allégement des charges.

La France a choisi, depuis une vingtaine d'années, d'orienter les allégements fiscaux vers le soutien de l'emploi peu qualifié et, dans la période récente, vers le soutien au revenu des salariés. Quelque 45 milliards de réduction de prélèvements obligatoires ont été mobilisés en 2008 en faveur de ces objectifs par le biais d'allégements généraux, d'allégements ciblés, d'exemptions de cotisations sociales et de taux réduits de TVA pour certains secteurs intensifs en main-d'oeuvre.

Cette politique était vraisemblablement nécessaire compte tenu d'un élément propre à notre pays et qui l'a distingué de ses grands concurrents : la montée rapide du salaire minimum, certes positive pour les salariés concernés, mais qui, par son intensité, a rigidifié notre marché du travail. Il était logique d'essayer de compenser ces effets par un allégement des coûts qui, au demeurant, par un effet boule de neige, facilite ensuite l'augmentation du SMIC. On a certes gagné de l'emploi, l'allégement des coûts du travail non qualifié jouant dans le rééquilibrage partiel du marché du travail. Mais ces choix, et c'est l'axe de notre rapport, conduisent à privilégier les secteurs intensifs en main-d'oeuvre peu qualifiée et protégés de la concurrence internationale, qui ne jouent ni pour la compétitivité ni pour l'attractivité de notre économie. Ce n'est qu'assez récemment que la préoccupation d'attractivité et de compétitivité s'est développée : elle s'est traduite par les réformes successives de la taxe professionnelle que nous analysons, à l'exception de la dernière.

Ces choix complexes n'ont pas toujours démontré leur efficacité, y compris pour la politique de l'emploi. Ainsi, des taux réduits de TVA sur certains secteurs intensifs en main-d'oeuvre, que Philippe Séguin, en présentant le rapport en octobre 2009, avait jugés avec assez de maussaderie.

Il est évident que les allégements généraux de cotisations sociales se traduisent, toutes choses égales par ailleurs, par l'augmentation du coût de la main-d'oeuvre qualifiée. Or, c'est sur ce coût que se joue une bonne partie de la compétitivité. Nous n'avons pas voulu opposer ces deux politiques – la décision revient à la représentation nationale –, mais il nous a semblé important de montrer ce qui avait été à l'oeuvre ces vingt dernières années et qui a rendu les cotisations patronales fortement progressives à mesure que le revenu du travail s'élève, ce qui pourrait nuire à la productivité du travail des entreprises exposées à la concurrence internationale.

Compte tenu de ce constat nuancé, la situation financière du pays, et plus encore depuis la crise, rendait inconcevable de suggérer que la compétitivité de notre économie passait par un allégement massif des charges. Avec des recettes fiscales en chute et des comptes publics dégradés, le premier effort doit porter sur la dépense publique, et ensuite seulement sur la structure des prélèvements, sans parier sur une baisse prononcée et rapide de leur niveau aussi longtemps que nos comptes seront aussi massivement déséquilibrés. En tenant compte de ce contexte, le conseil a proposé cinq pistes d'évolution.

Il convient d'abord de pousser l'analyse des prélèvements obligatoires qui pèsent sur les entreprises pour mieux appréhender leur incidence économique réelle.

Il faut ensuite cesser de rechercher, comme on le fait depuis vingt ans, une assiette miracle pour les recettes, car il n'en existe pas. Certaines assiettes sont plus favorables à certaines activités que d'autres, en particulier celles qui ne pèsent pas sur les coûts de production, mais nul ne trouvera une assiette qui n'aura pas d'effet négatif sur l'activité ou sur les revenus des ménages. L'exercice est donc vain. Au demeurant, le recours à des assiettes substitutives présente des risques propres : évasion du capital et découragement de l'investissement en cas de taxation trop forte du capital, effets inflationnistes de court terme en cas de taxation de la consommation, risque d'effet dépressif sur la demande en cas de taxation des revenus des ménages. Enfin, la position concurrentielle d'une économie en perte de compétitivité ne serait pas non plus durablement améliorée par un simple basculement d'assiette, l'évolution des salaires finissant par absorber la baisse des charges.

Aussi convient-il, plutôt que de rechercher une assiette miracle, de tenter de privilégier les bases larges et les taux bas. Or, les gouvernements successifs ont choisi l'option inverse, tellement il est tentant d'asseoir une politique sectorielle par le « mitage » de l'assiette. De manière plus raisonnable, nos principaux concurrents s'en sont, dans l'ensemble, tenus à une plus grande neutralité des prélèvements obligatoires au regard de l'activité, ils ont moins fait d'entorses aux règles d'universalité de l'assiette, et ils ont affiché une baisse du taux facial de l'impôt sur les sociétés, ce qui n'est pas neutre.

Il se trouve par ailleurs que l'efficacité des politiques décidées en France en ce domaine est peu évaluée et qu'elle n'est pas toujours démontrée. Il conviendrait sûrement de s'interroger sur le maintien de certains dispositifs adoptés avec des intentions très louables, mais dont on n'est pas assuré qu'ils favorisent l'attractivité du territoire et la compétitivité des entreprises.

En matière fiscale, l'assiette de l'impôt sur les sociétés pourrait être élargie, ce qui permettrait une baisse du taux facial. À cette fin, la déductibilité des intérêts d'emprunt pourrait être plafonnée ou le niveau de détention du régime « mère-fille » des sociétés mères et filiales augmenté. Ainsi favoriserait-on des opérations réelles plutôt que des montages financiers qui accroissent à terme notre endettement.

En matière de prélèvements sociaux, le Conseil des prélèvements obligatoires recommande de s'interroger sur l'ensemble des dispositifs d'allégements de cotisations et d'exemptions d'assiette, qui représentent l'équivalent de 6,6 points de cotisations vieillesse déplafonnées. Une baisse uniforme des taux serait au demeurant plus profitable aux secteurs exposés à la concurrence internationale mais, comme je l'ai indiqué, une politique de ce type a ses limites, car il importe de savoir quelles conséquences elle aurait sur le coût du travail au voisinage du SMIC, et donc sur l'emploi faiblement qualifié.

Nous avons aussi suggéré de favoriser l'émergence d'entreprises de taille intermédiaire. Notre rapport montre que le taux d'impôt sur les sociétés des grandes entreprises est plus bas que la moyenne. Peut-être faut-il en débattre.

Il nous paraît également nécessaire de simplifier et de stabiliser les prélèvements obligatoires, car l'instabilité persistante nuit à la définition de stratégies à long terme par les entreprises.

Enfin, sans remettre en cause l'optimisation fiscale, nous en appelons à des procédures d'encadrement et de suivi permettant de corriger ces mécanismes quand il le faut.

En conclusion, et Philippe Séguin avait beaucoup insisté sur ce point, quelles que soient les options retenues en matière de prélèvements obligatoires, la priorité est de ne consentir de dépenses que si elles sont strictement nécessaires.

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