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Intervention de Cécile Petit

Réunion du 9 décembre 2009 à 18h00
Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Cécile Petit, premier avocat général à la Cour de cassation :

M. le président Louvel ayant abordé de nombreux aspects juridiques du problème, je me bornerai à des réflexions de trois ordres.

Je tenterai, d'abord, de définir le cadre juridique dans lequel se situe la problématique du port du voile intégral et à constater s'il est suffisant.

Je rappellerai, ensuite, que l'autorité judiciaire, gardienne des libertés individuelles, a la charge de faire respecter toutes les valeurs essentielles qui sont constitutionnellement garanties à chaque citoyen sur l'ensemble du territoire national. L'analyse du droit jurisprudentiel, qui est, en réalité, l'expression « clinique » de notre droit, la casuistique de la loi, nous éclaire de façon concrète, à partir des demandes dont elle est saisie et des réponses qu'elle apporte aux justiciables, sur l'adéquation de nos lois aux attentes de nos concitoyens.

Enfin, je me pencherai sur la question de savoir s'il faut une nouvelle incrimination, notamment pénale, pour réprimer le port du voile intégral.

Le cadre juridique dont nous disposons est structuré par des normes hiérarchisées qui protègent les valeurs universelles de dignité humaine, de liberté et d'égalité.

Je ne reviendrai pas sur le cadre constitutionnel. De hautes autorités sont venues vous en parler. Mais je dirai quelques mots sur la Convention européenne des droits de l'homme qui coiffe désormais l'ensemble de nos juridictions nationales et européennes. Ce n'est pas un quatrième degré de juridiction, mais cela s'en rapproche. Les décisions rendues sur le plan judiciaire en France visent le plus souvent cette Convention.

Cette dernière est claire et équilibrée. Elle consacre la liberté de pensée, de conscience et de religion tout en admettant certaines restrictions qui doivent « constituer des mesures nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publique ou à la protection des droits et libertés d'autrui ». En outre, son article 14 prohibe toute discrimination fondée notamment sur le sexe et la religion.

Des décisions récentes sont très intéressantes, notamment l'affaire Leyla Şahin c Turquie, qui valide l'interdiction en Turquie du port du foulard islamique à l'université. La Cour européenne des droits de l'homme précise bien que l'État est libre, pour les raisons que je viens d'indiquer, d'interdire le port du voile dans les universités.

Je ne reviendrai pas sur l'ensemble de cette jurisprudence mais j'en tirerai quatre idées-forces.

Le premier enseignement de la Cour européenne est que la coexistence dans une société démocratique de plusieurs religions peut rendre nécessaire d'assortir la liberté de manifester sa religion de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes. Elle prône donc un pluralisme religieux encadré.

Deuxièmement, le devoir de neutralité et d'impartialité de l'État est incompatible avec un quelconque pouvoir d'appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d'expression de celles-ci.

Troisièmement, dès lors qu'une limitation est prévue par la loi dans l'exercice d'un droit comme la liberté de religion, les intéressés doivent avoir eu connaissance, en amont, des règles de conduite applicables.

Enfin, si sanction il y a, la Cour européenne veille, comme M. le président Louvel y a insisté, à ce que cette sanction soit proportionnée, c'est-à-dire qu'il y ait un juste équilibre entre les différents intérêts en présence.

La Cour européenne a joué, au cours des dernières années, un rôle très important dans tous les domaines, et pas seulement dans le domaine religieux. Son objectif est, non pas d'empêcher l'exercice des religions puisqu'elle reconnaît le pluralisme, mais de s'assurer que des groupes opposés se tolèrent les uns et les autres. La jurisprudence de la Cour européenne est incontestablement un facteur d'apaisement des tensions.

Nous avons décliné cette jurisprudence au niveau législatif. Les dernières lois adoptées au niveau national par la France ont toutes été jusqu'à présent validées.

Le législateur national a, jusqu'à présent, fait le choix d'interdictions sectorielles dans les établissements scolaires, dans les services publics et dans les hôpitaux. Cela répond à la nécessité de rechercher la proportionnalité souhaitée par la Cour européenne des droits de l'homme.

Dans les enceintes de justice, nous pouvons nous appuyer depuis longtemps, ce qui est normal puisque nous exerçons une fonction d'autorité – qui, malheureusement, a souvent ses limites – sur nombre de dispositions, sur le plan tant civil que pénal, qui permettent au président d'assurer la police de l'audience, d'exiger des personnes qui assistent à l'audience d'avoir une attitude digne et respectueuse de la justice et de les faire expulser en cas de difficultés.

Avant de passer à mon deuxième point, il me paraît utile de rappeler – en ma qualité d'ancienne directrice de la protection judiciaire de la jeunesse – les dispositions législatives relatives à l'autorité parentale.

Le code civil prévoit que les parents, auxquels la loi confère des droits et des devoirs envers leur enfant, se doivent de le protéger dans sa santé, sa sécurité, sa moralité pour assurer son éducation et lui permettre le meilleur épanouissement possible. En cas de conflit, c'est sous le contrôle du juge judiciaire que cette autorité parentale s'exerce. Là encore, le juge a à sa disposition, du fait des textes relatifs à l'autorité parentale, tout un panel de mesures en cas de difficultés, notamment dans l'exercice des libertés religieuses.

J'aborderai maintenant brièvement la jurisprudence relative aux dérives de la liberté de religion ; pour compléter mon propos, vous pourrez consulter les banques de données judiciaires.

En matière civile, la première Chambre civile de la Cour de cassation a énoncé, dans un arrêt du 24 octobre 2000, que ne méconnaissait pas la liberté de religion, consacrée par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme, la Cour d'appel qui, se fondant sur l'intérêt supérieur de l'enfant, avait suspendu le droit de visite et d'hébergement d'un père à l'égard de ses deux filles. Elle s'est fondée en cela sur les pressions morales et psychologiques que ce père faisait peser sur ses filles encore très jeunes, notamment en exigeant le port du voile islamique et le respect de l'interdiction de se baigner en piscine publique.

J'évoquerai une autre décision, qui n'est pas liée au port du voile intégral, mais qui est révélatrice de la difficulté d'appréciation, en matière pénale, de l'exercice des dérives religieuses. Un magazine avait publié un article relatant l'entretien accordé à un journaliste par un imam, au cours duquel celui-ci avait affirmé que le Coran permettait à un homme de frapper son épouse adultère à condition que ce ne soit pas au visage, ajoutant qu'il pouvait frapper fort afin qu'elle ne recommence plus. Par arrêt du 6 février 2007, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a retenu qu'il avait ainsi intentionnellement provoqué à la commission du délit de violence volontaire.

En matière de droit du travail, la Chambre sociale a affirmé à de nombreuses reprises que la restriction de la liberté individuelle de se vêtir doit être justifiée par la tâche à accomplir et proportionnée à l'objectif visé. Dans une décision du 28 mai 2003, elle a souligné que la liberté de se vêtir à sa guise n'entrait pas dans la catégorie des libertés fondamentales.

On constate donc que la jurisprudence judiciaire s'attache toujours à la recherche d'une raisonnable proportionnalité entre le respect de la liberté individuelle revendiquée et les impératifs du « vivre ensemble ».

J'en arrive à ce qui constitue sans doute la question principale : l'arsenal juridique doit-il être complété, notamment par une incrimination pénale ?

Le profond malaise ressenti, me semble-t-il, par toute personne élevée dans le respect de la dignité de l'être humain, de son corps, et attachée à l'égalité des « genres », lorsqu'elle se trouve face à une personne portant un voile intégral, conduit à focaliser sur cette personne ce que nous vivons comme un rejet de nos valeurs. Pour autant, peut-on considérer ce comportement comme un acte de délinquance qui impliquerait une sanction pénale ?

Une telle sanction risque, en réalité, de ne pas atteindre l'objectif recherché pour toute nouvelle incrimination, à savoir faire cesser l'acte qui trouble l'ordre social. En effet, cette incrimination ou cette nouvelle infraction cible la seule porteuse du voile intégral qui n'est, en réalité, que la victime instrumentalisée d'un prosélytisme fondamentaliste ; elle ne stigmatise que le symptôme et elle laisse à l'abri des poursuites les véritables auteurs restés dans l'ombre. Or, les criminalistes le savent, la peine doit avoir une fonction utilitaire et doit éviter la contagion du mal. Je crains, malheureusement, l'effet contraire.

Si vous alliez toutefois sur la voie de la pénalisation, il me semble alors que la qualification devrait plutôt trouver son fondement dans les atteintes à la protection de la dignité de la personne et dans la lutte contre les discriminations – les articles 225-1 et suivants du code pénal. La dignité humaine ne peut, en effet, se saisir que sur le visage de l'autre et le dissimuler entièrement, sans raison légitime, constitue une forme de reniement de cette dignité.

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