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Intervention de Bernard Kouchner

Réunion du 9 décembre 2009 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes :

Il est agréable d'être interrogé de manière précise par des spécialistes et je vous remercie, monsieur le président, d'avoir permis cette audition.

La France augmentera-t-elle l'effectif de ses troupes en Afghanistan ? Non, monsieur Loncle, elle ne le fera pas. Évidemment, s'il en allait de la sécurité de nos hommes, un ajustement serait possible avant même la conférence de Londres. Par exemple, si nous avions besoin d'un hélicoptère supplémentaire, un équipage serait nécessaire (mouvements divers). Non, vous dis-je, nous n'enverrons pas aujourd'hui de nouvelles troupes ; cela nous a été demandé et nous l'avons très clairement refusé, car ce sont les missions qui comptent et non le nombre de soldats. Or, la mission confiée aux troupes françaises n'a pas changé : elle est de s'occuper des deux vallées de Kapisa et de Surobi, ce que nos soldats font très bien. Donc, nous ne renforcerons pas nos troupes, mais s'il faut ériger des remparts en béton pour les protéger, nous enverrons des techniciens.

Vous avez préconisé, madame Ameline, une approche globale, militaire et civile. Une approche civile, cela signifie que nous n'aurons pas de victoire militaire. Malheureusement, quand il s'agit de faire la guerre avec les Afghans contre les talibans, les choses sont assez compliquées car souvent ils sont de la même famille. Surtout, cela demande que le pays soit sécurisé. Pourquoi ne pas dépêcher des civils pour y accomplir des missions civiles ? Mais parce qu'on les tuerait, comme on tue les volontaires civils afghans, que les talibans prennent pour cible ! Notre préoccupation première est donc la sécurisation ; pour autant, on ne doit pas tenter de sécuriser tout l'Afghanistan ; je reviendrai sur ce point.

La paix sera-t-elle possible en 2011 ? Je ne le crois pas. Tout au plus puis-je constater la concordance des dates avancées par M. Karzaï et par M. Obama pour le début du retrait des troupes. A quel prix ? Au prix du sang des alliés et des Afghans, dont nous voulons que le moins possible soit versé.

Comme vous, j'appelle de mes voeux une offre européenne et si nous sommes revenus dans le commandement intégré de l'OTAN, c'est pour contribuer au renforcement du pilier européen de l'Alliance atlantique – nous sommes encore loin d'y être parvenus, je le sais, mais cela ne doit pas nous décourager de persévérer. Nous verrons à l'usage ce qu'il en est du service extérieur de l'Union européenne. Enfin, nous souhaitons le multipartenariat depuis l'origine, mais nous n'y sommes pas encore.

Notre objectif, monsieur Cambadelis, n'est pas de faire du nation building. Il serait ridicule de prétendre instaurer en Afghanistan une démocratie à l'occidentale – c'est un leurre, et ce n'est aucunement l'objectif visé. Introduire le plus de démocratie à l'afghane possible sera déjà un grand progrès. A ce sujet, je me félicite de la manière dont le vote s'est déroulé dans les vallées de Kapisa et de Surobi où les troupes françaises sont déployées : le taux de participation y a été de 10% supérieur à la moyenne nationale, et ces électeurs supplémentaires étaient très majoritairement des femmes. Ces femmes, nous ne devons pas les abandonner.

Des talibans, il y en a des deux côtés de la frontière, ce qui explique que des bombes soient déposées en Afghanistan et au Pakistan.

Nous avons, bien sûr, recherché une alliance de M. Karzaï avec M. Abdullah Abdullah mais, comme vous le savez, sa tentative d'accéder au pouvoir est demeurée inaboutie. Nous continuons naturellement d'entretenir des contacts avec lui et de l'encourager, mais les Afghans le considérant comme un Tadjik, il aura du mal à être élu, ce que je regrette. En résumé, nation building, soit, mais seulement s'il s'agit d'un Afghan nation building, car chacun doit suivre son chemin, la communauté internationale devant s'attacher à ce que se développent en Afghanistan un système scolaire, le minimum de soins de santé et les droits des femmes - et les Français font beaucoup à ce sujet.

Vous m'avez interrogé, Monsieur Lecoq, sur la sortie de crise. Les Soviétiques ont obtenu un bien plus grand succès qu'on ne le croit : Mohammed Nadjibullah n'a-t-il pas gardé le pouvoir deux ans et demi après que leurs forces se furent retirées ? C'est une leçon que nous devons méditer ; j'ai d'ailleurs demandé qu'un dialogue renforcé soit mis en place entre l'OTAN et la Russie sur l'Afghanistan, et nous avons évoqué la situation en Afghanistan au cours de la réunion OTAN-Russie qui s'est tenue la semaine dernière. Si, à l'époque, les Soviétiques ont abandonné la course aux talibans dans les montagnes afghanes pour se concentrer dans les villes, c'est que l'on peut plus facilement se rapprocher de la population en y construisant écoles et dispensaires. Il faut tirer les enseignements de cette période.

Comment ne pas être d'accord avec vous quand vous demandez que des sommes considérables soient consacrées aux populations ? Sait-on que le coût annuel d'un soldat américain en Afghanistan est de un million de dollars ? Mais, à supposer que l'on puisse le faire, encore faudrait-il que ces ressources soient utilisées, ce qui signifie la sécurisation préalable du pays ; pour cela, il faut être tourné vers la population. C'est ce que font les troupes françaises dans les deux vallées où elles sont déployées, et c'est pourquoi elles sont perçues comme un modèle en matière de dialogue avec la population.

La France pèsera-t-elle en faveur de l'affectation de ressources aux populations démunies ? Mais elle pèse déjà, monsieur Lecoq. L' « afghanisation » n'est pas la vietnamisation, car nous ne sommes pas dans un pays que nous avons colonisé ou que nous voulons coloniser. Plus de la moitié de la population croit en ce que nous faisons, et la sortie de crise se fera quand la population demandera à nos soldats de rester pour continuer les projets civils engagés. C'est ainsi que nous pourrons mesurer le succès obtenu ; ce ne sera pas un succès militaire mais un succès acquis grâce à notre effort militaire.

L'évolution est lente, je le sais d'expérience lorsque j'étais médecin en Afghanistan : pour faire accepter qu'un médecin examine des femmes malades, il a fallu cinq ans ! Pendant cinq ans, nous les avons vues mourir devant nos yeux faute qu'on nous laisse les soigner ! Il faut du temps ; savoir si nous aurons ce temps est une autre histoire.

Vous avez voulu comparer l'Afghanistan au Vietnam, monsieur Labaune. Je le répète, ce n'est pas le nombre de soldats qui compte mais la mission. Nous remplissons celle qui nous a été assignée, ce pourquoi nous n'augmenterons pas nos troupes en Afghanistan.

J'étais très proche de Massoud, et nous avons entretenu des liens étroits avec Abdullah Abdullah, son disciple et ami.. Doit-on « ethniciser » le conflit ? Pour donner une cohérence à l'armée afghane, il faudrait que les diverses composantes du pays se rassemblent. Il faut tenir compte de tous les groupes ethniques et en particulier des Pachtounes, car si tous ne sont pas des talibans, je ne connais aucun taliban qui ne soit pas Pachtoune… Certes, les hommes de Massoud l'ont emporté contre les talibans à Kaboul, mais ensuite la guerre a été tellement farouche… Nous devons nous rapprocher de toutes les composantes de la population, sans exclusive.

Il faudrait, dit M. Boucheron, déstabiliser Al Qaïda. Mais que faut-il entendre par là ? Les talibans posent des bombes artisanales le long des routes, ce qui est très dangereux pour nos soldats, que nous essayons de protéger au mieux. C'est pourquoi, je vous l'ai dit, nous n'augmenterons pas nos effectifs en Afghanistan mais nous ferons ce qu'il faut pour renforcer la sécurité de nos hommes si c'est nécessaire.

Nous devons combattre Al Qaïda dans quatre zones, nous avez-vous dit aussi. Sommes-nous en guerre contre tout le monde ? Non. Devons-nous, accroître notre effort en Somalie ? Oui, car les musulmans modérés – qui sont les plus nombreux - nous le demandent. A cette fin, nous avons formé 500 soldats à Djibouti et l'Union européenne en formera 3 000 en Ouganda, et peut-être au Kenya par la suite. Nous ne relâcherons pas notre effort. Mais, en Afghanistan, la guerre est d'une autre nature.

Peut-on mettre un terme à la corruption en trois ans dans un des pays les plus pauvres du monde ? Il faut s'y astreindre, essayer du mieux que l'on peut, mais cela ne se fera pas tout de suite car la corruption s'explique par la misère. Encore une fois, nous devons renforcer nos moyens d'accéder aux populations ; ce ne sera pas suffisant pour assurer une victoire militaire, mais nous ne visons pas une victoire militaire

Que penser des relations entre l'Inde et le Pakistan ? Au Pakistan, la situation est difficile mais le président Zardari et l'armée sont très déterminés à combattre certains groupes de talibans et ils ont obtenu des succès qui, pour être modérés, doivent être soulignés. Ils seraient plus nets encore si une coordination s'établissait des deux côtés de la frontière.

C'est à Paris que s'est tenue la première réunion des voisins de l'Afghanistan. Ce n'est pas suffisant mais c'est indispensable car la solution aux multiples problèmes qui se posent sera en partie régionale, notamment pour ce qui concerne le trafic de stupéfiants.

Je laisse aux talibans le soin de définir leur projet de société - un projet d'enfermement et de soumission des femmes, et un projet de théocratie. Ce n'est pas le mien, mais ce n'est pas mon pays.

S'achemine-t-on vers une négociation avec les talibans ? Dans son discours d'investiture, le président Karzaï a parlé de négociation et de réunification de la société afghane. Ce n'est pas à nous de négocier avec les talibans, mais un moment viendra où M. Karzaï devra parler avec eux. Toutes les guerres finissent ainsi, sauf victoire militaire totale. Dans le cas qui nous occupe, je ne crois pas à une victoire militaire mais je crois à la négociation, et M. Karzaï a déclaré vouloir négocier.

Il faut, m'avez-vous dit, parvenir à sortir d'Afghanistan sans échec. Mais l'on peut déjà dire que, dans les vallées où sont déployées les troupes françaises, il n'y a pas d'échec. Bien sûr, tout n'est pas réglé, bien sûr, il y a encore des talibans. Mais comment, dans la foule qui attend au dispensaire, distinguer un taliban du reste de sa famille ? Les talibans ne sont pas une armée rangée en bon ordre sous un drapeau ! Les talibans, ce sont, pour partie, des gens misérables qui, pour nourrir leur famille, font quelques opérations pour lesquelles ils sont payés trois fois plus que ne le sont les soldats de l'armée afghane, avant de rentrer chez eux. Les talibans, ce sont aussi d'autres gens dans la mouvance d'Al Qaïda, et avec ceux-là on ne s'entendra jamais. C'est avec les talibans « nationaux » et non avec les idéologues que le président Karzaï négociera un jour.

Oui, monsieur Myard, nos troupes sont des troupes étrangères aux yeux de la population mais la manière dont nos soldats s'approchent, à pied, de la population pour parler avec les gens, le fait qu'ils aient donné des semences et des engrais à des milliers de paysans - tout cela ne peut manquer d'avoir un impact. On verra, au printemps, quand les cultures rendront, que les troupes françaises ont été efficaces et c'est ce qu'elles peuvent faire de mieux. Je vous annonce aussi que nous donnerons des visas. A ce sujet, permettez-moi de dire que je ne suis pas particulièrement partisan de renvoyer les Afghans chez eux, mais que je suis très partisan de les faire venir en leur donnant un visa. Les interprètes de nos soldats, par exemple, pourront venir bientôt à Paris…

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