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Intervention de André Dosset

Réunion du 27 mai 2008 à 17h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

André Dosset :

Je vous remercie d'autant plus de votre accueil que ces auditions me semblent particulièrement bienvenues, comme en témoignent les interventions de vos précédents invités et votre propre questionnement. Il me paraît en l'occurrence essentiel de mettre enfin en évidence l'extraordinaire travail de clarification conceptuelle de Paul Ricoeur dont l'un des grands livres consacrés aux questions qui nous préoccupent, La Mémoire, l'histoire, l'oubli, a été publié en 2000.

« Promouvoir le devoir de mémoire » : voilà une formulation un peu impérative qui suppose tout d'abord de s'interroger sur la nature de ce devoir-là. Si, en tant que représentants de la nation, vous avez pleine légitimité pour poser ainsi le problème, je tiens néanmoins à souligner que celui-ci n'est pas pour autant dénué de danger. Je crois en effet qu'il faut veiller à préserver la « juste distance » à la fois dans le cadre de la prescription des programmes et dans la transmission de l'histoire. Quand la loi, qui a vocation à être pérenne, a tendance à clore ou à circonscrire définitivement son objet, la discipline historique, elle, a vocation à l'ouverture et à l'inachèvement – ce mot est significativement le dernier de La Mémoire, l'histoire et l'oubli. Par définition, l'histoire est donc « révisionniste », même si ce terme a été accaparé par des individus dont la probité est pour le moins sujette à caution. Outre que le langage de l'historien est lui-même ouvert, il est également « équivoque », comme disait Paul Ricoeur en 1954 dans Histoire et vérité. Le langage de l'historien, assure-t-il, ne peut pas être celui du passé ni du présent : c'est un langage de l'entre-deux, comme celui du traducteur ou de l'interprète.

Vos précédents débats ont en outre été l'occasion de vous interroger sur la possible identification du juge et de l'historien. Or, Marc Bloch s'était aussi posé la question dans Apologie pour l'histoire et il tenait beaucoup à cette association, à condition de bien distinguer le juge d'instruction, auquel l'historien peut être comparé, et le juge du siège. La séparation entre les deux doit en effet être radicale : « Un moment vient où les chemins se séparent, écrit Marc Bloch, quand le savant a observé et expliqué, sa tâche est finie. Au juge, il reste encore à rendre sa sentence. » Et il n'y a pas de sentence historienne : l'historien n'a pas pour mission de juger mais il doit s'efforcer de comprendre.

Je déplore que, ces dernières années, la confusion entre mémoire et histoire ait été aussi massive - c'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai signé le texte « Liberté pour l'histoire », et non « pour l'historien », notre initiative n'ayant rien de corporatiste. Dans La Mémoire, l'histoire, l'oubli, Paul Ricoeur débrouille cet écheveau complexe à des fins civiques en déclarant : « Je reste troublé par l'inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d'oubli ailleurs, pour ne rien dire de l'influence des commémorations et des abus de mémoire et d'oubli. L'idée d'une politique de la juste mémoire est à cet égard l'un des mes thèmes civiques avoués. » Les dimensions mémorielle et historique doivent être en effet clairement distinguées afin de mieux penser leur possible articulation. C'est parce que cette perspective n'a guère été explorée que Pierre Nora, dans Le Débat, a diagnostiqué un « malaise dans l'identité historique. »

La crise que nous traversons est en outre profonde car, après l'effondrement des utopies et l'échec des retours à la tradition, elle touche notre être historique même en affectant ce que l'historien allemand Reinhart Kosseleck appelle notre « horizon d'attente ». Notre société, en effet, peine à s'investir dans un projet collectif – d'où les débordements mémoriels et leurs lots de pathologies. J'ai moi-même évoqué, il y a quelques années, une « commémorite aigue. » Faute de projet, nous semblons condamnés au ressassement et l'histoire elle-même, sous la pression mémorielle, demeure soumise à ce que Pierre Nora appelle la « tyrannie de la mémoire » : lois mémorielles, poursuites judiciaires – que l'on songe à Bernard Lewis ou Olivier Pétré-Grenouilleau…

Paul Ricoeur recommande de distinguer ces deux domaines en raison de leur différence de nature. La mémoire est fondée sur la fidélité ; l'histoire, sur la quête de vérité. Cela n'empêche évidemment pas, par exemple, un enrichissement de l'histoire par la mémoire, comme ce fut le cas dans les vingt dernières années. e surcroît, une séparation trop tranchée reviendrait soit à sacraliser la posture historienne, soit à la minorer au nom d'une appartenance qui suffirait à garantir la véracité du savoir. Cela reviendrait également à faire l'impasse sur la méthodologie et l'épistémologie mais aussi sur ce que Paul Ricoeur, après Michel de Certeau, appelle l' « expliquer-comprendre ». Il ne s'agit donc pas de considérer l'histoire comme une discipline relativiste : Paul Ricoeur, que certains ont taxé de positivisme, tient à la « quête véritative » qui est au coeur de l'art historiographique. Cette vérité surgit d'ailleurs dès ce premier niveau de la recherche historique qu'est « la phase documentaire » : l'archive est-elle vraie ou fausse ? Comment séparer le bon grain de l'ivraie ? Ici commence le soupçon historique, absolument nécessaire. Ricoeur fait même appel au critère poppérien de falsifiabilité pour signifier la scientificité de ce premier stade. D'ailleurs, selon lui, « la réfutation du négationnisme se joue à ce niveau ». L'interprétation, quant à elle, est toujours-déjà présente, ne serait-ce que par la délimitation du corpus – Michel de Certeau parlait d'« archivation » pour désigner ce travail de mise à l'écart.

La mémoire, elle, a une force extraordinaire et des faiblesses innombrables. Dans le cadre des conférences Marc-Bloch, Paul Ricoeur a expliqué que si elle procure ce « petit bonheur » de la reconnaissance et de la familiarité que l'histoire est impuissante à transmettre, elle peut être aussi empêchée, manipulée, commandée, refoulée.

Autre apport du philosophe : l'oubli ne se réduit pas à une pure négativité ; l'« oubli de réserve » peut, en effet, préserver. C'est d'ailleurs lui qui rend possible la saine mémoire – souvenons-nous de Funès, ce personnage d'un conte de Borgès qui meurt fou faute de ne pouvoir rien oublier ! Renan lui-même, comme l'a rappelé Thomas Ferenczi dans sa préface à Devoir de mémoire, droit d'oubli, considérait que l' « essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun et aussi que tous aient oublié bien des choses. »

Faut-il que, de la mémoire ou de l'histoire, l'un des deux finissent par prévaloir ? Non. Le problème se situe donc dans leur articulation. Paul Ricoeur, encore : « La compétition entre la mémoire et l'histoire, entre la fidélité de l'une et la vérité de l'autre, ne peut être tranchée au plan épistémologique ». Ce sont-là, en effet, deux rapports de liment et de déliement au passé de nature différente : plus distanciée et plus impersonnelle, l'histoire peut être équitable et aider à tempérer l'exclusivisme des mémoires singulières ; elle peut également contribuer à pacifier les guerres mémorielles. C'est ainsi qu'au soir de sa vie, Paul Ricoeur nous donne une leçon de jeunesse et d'espérance : la dialectique de la mémoire, de l'histoire et de l'oubli interdit la compulsion de répétition et le ressassement mortifère ; elle permet aussi de raviver le nécessaire rapport entre passé, présent et avenir. Dans Temps et récit, Ricoeur disait qu'il fallait « rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus indéterminée. » C'est là une extraordinaire leçon de « défatalisation » du passé. Comme le disait joliment mon maître Jean Bouvier, si l'historien est très fort pour prédire le passé, il s'agit surtout de retrouver l'indétermination qui fut le présent des sociétés passées.

Tout ceci explique que Paul Ricoeur ait pris ses distances à l'endroit de cette notion de devoir de mémoire. Il a d'ailleurs été victime d'un procès d'intention : lui, ce grand chrétien, aurait fait fi du « Souviens-toi » deutéronomique ? C'est absurde. A ce devoir de mémoire, Paul Ricoeur a préféré le « travail de mémoire » - où l'on entendra les échos freudiens de la cure, des souvenirs-écrans, de la résistance, du refoulement, du travail de deuil aussi. L'histoire comme « tombeau » pour le mort, pour reprendre cette fois la formule de Michel de Certeau - elle-même reprise par Paul Ricoeur - permet de faire place au présent en honorant et en fixant le passé : le tombeau sauve l'« avoir été des ruines du n'être plus. »

Si le devoir de mémoire est légitime, il peut en outre faire l'objet d'abus. Paul Ricoeur, à nouveau : « L'injonction à se souvenir risque d'être entendue comme une invitation adressée à la mémoire de court-circuiter le travail de l'histoire. » Les historiens doivent se fixer pour mission l'écriture de l'histoire sociale de la mémoire afin d'articuler ces deux pôles. Il faut qu'ils soient à l'écoute de leur temps en prenant en compte la « demande sociale ». Paul Ricoeur disait que c'est en délivrant, par le moyen de l'histoire, les promesses non tenues, voire, empêchées ou refoulées par le cours ultérieur de l'histoire qu'un peuple, une nation, une entité culturelle peuvent accéder à une conception ouverte et vivante de leurs traditions.

N'en déplaise aux grammairiens : l'effondrement du télos et de la naturalisation de l'histoire font qu'il n'y aura plus jamais de « passé simple ». L'histoire ne peut qu'être « au second degré », selon la juste formule de Pierre Nora : elle ne peut qu'être réflexive, critique, plurielle, ouvertes aux mémoires. La diversité des herméneutiques est une chance.

Si la reconnaissance par les pouvoirs publics des injustices passées, des mémoires refoulées ou dominées est positive tant qu'elle s'effectue à travers des déclarations, des commémorations, des fêtes ou des hommages, elle ne doit pas néanmoins déboucher sur une sanctuarisation génératrice d'interdits législatifs.

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