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Intervention de Sophie Ernst

Réunion du 22 juillet 2008 à 15h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Sophie Ernst :

Je rebondis tout de suite sur votre première question pour indiquer qu'il existe une articulation entre le travail d'apprentissage des savoirs dévolu à l'enseignant et la mémoire qui constitue une pédagogie d'excellence : elle consiste à partir d'un travail sur la mémoire – s'appuyant soit sur la subjectivité d'individus venant témoigner dans la classe, soit sur un film documentaire faisant également parler des témoins, soit sur des traces subjectivées portant la marque d'une individualité forte, soit sur un récit personnel – et à remonter à la connaissance, en la construisant peu à peu.

Ce processus d'apprentissage est devenu nécessaire du fait que les jeunes générations n'attendent pas la construction d'un savoir pour arriver à l'individu. Nos contemporains sont avides de passer par des vies individuelles et des subjectivités de ressenti, et de savoir ce que cela fait à des individus que d'être dans l'histoire ou d'être requis pour telle ou telle action. Cela ne vaut pas que pour les drames de l'histoire ni pour les témoignages d'enfants. Les jeunes sont également intéressés par ceux de vieilles personnes. Ils n'ont pas besoin d'être dans l'identification complète. Le passage par d'autres subjectivités permet également, en modifiant le regard, une décentration par rapport à l'adhésion immédiate à un point de vue et favorise la réflexion. De là, on passe aux connaissances.

Quand cela est fait avec art, quand on utilise toutes les palettes permettant ce passage par le subjectif pour arriver à la construction des connaissances – toutes les ressources de la littérature, du cinéma sous forme de fiction ou de documentaire, de l'oeuvre d'art – on obtient des pédagogies tout à fait admirables.

Je crois au génie pédagogique. Je l'ai rencontré chez beaucoup de personnes. Je citerai en exemple le travail extraordinaire réalisé par le collège Gustave Monod de Vitry-sur-Seine sous l'impulsion d'Alexandre Berthon-Dumurgier qui, en quatre ans, a travaillé sur la guerre de 14, sur la colonisation, sur l'immigration et sur la Shoah. Je vous invite à aller voir le site Internet qui rend compte de ce travail prodigieux réalisé avec les élèves, qui préfigure ce que devra être le rassemblement pluridisciplinaire sur les socles communs : l'enseignant va à l'essentiel et fait une construction des connaissances en impliquant toutes les disciplines et en s'appuyant sur les apprentissages fondamentaux.

Un tel travail demande, non seulement une qualité pédagogique extraordinaire, mais aussi un investissement sans économie, un temps infini et, souvent, la constitution de petites équipes pédagogiques. Une telle alchimie ne se rencontre pas toujours. La plupart des enseignants font état, sur les thèmes qui nous intéressent, de difficultés et de malaise. Ils ne savent pas toujours par quel bout prendre les choses. Par ailleurs, le climat d'injonctions, de procès, de possible pénalisation dans lequel ils baignent les inquiète énormément. Les provocations d'élèves, l'agressivité de certains élèves, voire l'anticipation d'une possible agression de leur part, font qu'ils sont très mal à l'aise.

C'est pourquoi la formation des enseignants est très importante. Celle qui m'intéresse et dont je vais faire l'apologie est l'accompagnement, ce qui va m'obliger de faire un petit détour pour expliquer comment je suis entrée dans ce débat.

Je suis agrégée de philosophie mais mon métier est formatrice de maîtres. Quand je suis entrée à l'Institut national de recherche pédagogique où j'ai collaboré avec l'Académie des Sciences, Georges Charpak et Pierre Léna, à ce qui a donné « La main à la pâte », je travaillais surtout avec les équipes américaines car leur modèle d'accompagnement des enseignants me paraissait moderne et extrêmement performant : il ne laissait pas l'enseignant livré à lui-même seul face à sa classe, mais pensait en termes d'équipes d'enseignants autour desquelles était créé un réseau afin de stimuler leur autonomie tout en leur fournissant un ensemble d'outillages extrêmement solides. Ce mode de formation me paraissait beaucoup plus adéquat que celui que l'on peine à mettre en place en France selon un modèle descendant, des experts et des universitaires venant faire de la remise à niveau auprès des enseignants sans toujours mobiliser leurs capacités à se prendre en charge et à travailler en équipe.

En même temps que je travaillais sur ces modèles de formation, je m'intéressais, à titre purement privé, étant d'une famille juive qui avait été fortement décimée par le génocide, aux questions de mémoire qui, comme l'enseignement de la Shoah en CM2 aujourd'hui, me remplissaient de perplexité. Cette injonction du devoir de mémoire transféré à la jeunesse me mettait très mal à l'aise. Le motif invoqué est qu'il faut transmettre la mémoire des drames du passé pour qu'ils ne reproduisent pas. Mais lequel parmi nous, qu'il soit un politique ou un éducateur, a la clé pour éviter que « ça recommence » ? Nous réfléchissons sans cesse à la question mais, même persuadés qu'il ne faut pas effectivement que « ça recommence », nous ne sommes pas d'accord sur les moyens à mettre en oeuvre. Il y a de gros conflits entre nous, adultes, quant aux valeurs, aux méthodes, aux choix de société et de civilisation qui permettraient d'y parvenir.

Ces dilemmes moraux et politiques que nous, adultes, ne savons pas assumer, nous les transférons aux jeunes générations, qui sont totalement impuissantes, d'autant que notre système d'enseignement est centré sur l'acquisition des connaissances. Nous organisons très peu de clubs de discussion ou d'associations d'élèves où ils puissent cultiver le débat, apprendre à agir ensemble et réfléchir sur l'éthique et la politique. Le système français est très intellectuel. Or, nous voudrions, en mettant l'accent sur les moments les plus sinistres de notre histoire, dus à un effondrement de civilisation, les préparer à agir dans le futur. Ce décalage de temps est, à mon avis, très anxiogène.

Telles sont les raisons pour lesquelles le thème du devoir de mémoire me rendait perplexe Cela étant, je suis absolument persuadée que, si nous omettions, dans notre transmission des connaissances en histoire, de travailler sur les crimes du passé – la Shoah, la colonisation, la traite négrière –, nous commettrions un mensonge. De telles omissions ne sont plus acceptables. Notre ambition rationaliste qui nous pousse à jeter un regard lucide sur le passé réclame la vérité et toute la vérité. Mais, pour ce qui est du « Plus jamais ça », et des finalités morales, civiques, politiques, nous n'avons pas le bon dispositif. Nous faisons un court-circuit en pensant que cela passe par l'enseignement de ces périodes aux jeunes du primaire. Je compterais davantage sur des dispositifs d'éducation populaire à la citoyenneté dans le cadre des occupations de loisir. Je pense que Jean-Michel Ducomte nous parlera de son expérience en ce domaine.

Par ailleurs, je ne comprends par pourquoi le public visé n'est pas celui des jeunes adultes en formation professionnelle, en médecine, en droit… Le drame de la Shoah, c'est qu'elle est un effondrement des institutions qui marquent des avancées de notre civilisation dont nous pouvons être fiers : le droit, la médecine, une organisation de l'ordre reposant sur une police aux ordres de la République. C'est tout cela qui a failli, qui a été détourné de manière perverse. Il me semble, dès lors, qu'agir sur les formations professionnelles des personnes des institutions, des corps d'État, de tout ce qui a trait à l'humain et à l'entretien du lien social, des institutions de la République, serait plus efficace et plus décisif que de travailler avec les enfants les plus jeunes.

Un de mes élèves – j'ai un poste à mi-temps dans un lycée d'enseignement professionnel technologique – m'a dit avec beaucoup de bon sens : « Quand on est tout petit, on nous confie un malheur qui est déjà arrivé et sur lequel nous ne pouvons plus agir. C'est désespérant. » C'est ce dont j'ai peur.

Pour reprendre un élément mis en avant par M. Nembrini, je dirai que nous avons tous un peu le regret de l'histoire mythologique parce qu'elle montrait une histoire de progrès. Je ne comprends pas pourquoi nous n'arrivons pas à retrouver une trajectoire de progrès, non pas avec un grand « P », mais avec un petit « p » parce que nous savons que nous sommes des civilisations ambivalentes, dangereuses, fragiles. Quelles que soient les faiblesses de nos institutions, elles n'ont d'autre horizon que d'oeuvrer pour plus d'humanité, plus de solidarité et plus de fraternité.

En insistant un peu trop en direction des jeunes sur les commémorations négatives, nous leur disons en substance : « Voilà, nous vous accueillons dans une civilisation terrifiante qui a été capable de telles ou telles horreurs. Des défis considérables vous attendent : sauver la planète, qui est menacée de très graves dangers, faire face à une mondialisation qui met la planète à feu et à sang. Voilà le paquet. Débrouillez-vous pour être de bons citoyens ! »

Il ne s'agit pas de leur mentir et de recréer des mythologies mais il faut ajuster et rééquilibrer en fonction des capacités.

C'est pourquoi je reviens à la question de l'accompagnement des enseignants. En plus de prévoir des remises à niveau et des sessions d'approfondissement, il importe d'aider les enseignants à ajuster leur positionnement face aux élèves et d'ouvrir des espaces de discussion où ils puissent parler de leurs difficultés. Il faut les aider à reprendre une stature d'adulte, responsable, capable de parler avec confiance et espoir.

Plus qu'un devoir de mémoire, nous avons un devoir d'histoire et d'intelligence, joint à un devoir de confiance et d'espoir. Nous ne pouvons pas laisser au seul Pape la responsabilité de dire : « N'ayons pas peur »

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