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Intervention de Robert Badinter

Réunion du 4 novembre 2008 à 17h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Robert Badinter :

C'est un honneur, pour un membre d'une Assemblée, que d'être appelé à tenter d'éclairer les membres d'une autre Assemblée. Je le fais avec beaucoup de plaisir, d'autant que la question des lois mémorielles, que j'ai toujours considérée comme très importante, me touche doublement. Au-delà des considérations juridiques sur lesquelles je vais revenir, j'ai toujours pensé, en effet, qu'il y avait dans ces lois une expression très profonde de la souffrance humaine.

C'est d'ailleurs pourquoi, plutôt que de « lois mémorielles », j'ai parfois envie de parler de « lois compassionnelles ». Il faut en effet mesurer, et pour ma part la vie me l'a appris, ce que peut signifier, pour les descendants de victimes de crimes contre l'humanité, un déni de mémoire. Ce refus de l'existence de ce qui fut, frôle l'intolérable. Et c'est bien une compassion devant des souffrances qu'a exprimée le Parlement français au moyen des quatre lois qu'il a votées au cours des dernières années, et qui se rapportaient au génocide juif perpétré par les nazis, au massacre des Arméniens par les Turcs, à la traite transatlantique et à l'esclavage, enfin à la douleur particulière ressentie, au regard de certaines attitudes, par les pieds-noirs et les harkis.

Mais l'émotion et la compassion que l'on peut éprouver devant ce que Jaurès appelait « le long cri de la souffrance humaine » n'empêchent pas le juriste de faire preuve de distance. Comme vous tous, j'ai constaté que ces lois avaient suscité des réactions négatives.

Celles des historiens ont été extrêmement vigoureuses ; pour en connaître personnellement certains, j'ai pu mesurer à quel point leur émotion était vive. Elle n'était pas de nature corporatiste, mais exprimait le sentiment que tout ce qui peut paraître relever d'une histoire officielle est incompatible avec ce qu'est, dans une démocratie, la démarche de l'historien, dont le propre est le questionnement constant. Si j'avais été un historien autre que du dimanche, j'aurais certainement signé l'appel de Blois et les textes qui l'ont précédé.

Plus remarquable encore a été à mes yeux la protestation des juristes. Un certain nombre de collègues professeurs de droit, et non des moindres, ont signé un appel à l'initiative de M. Mathieu, professeur de droit constitutionnel à Paris I, pour dénoncer un dévoiement de la loi. Cela m'a frappé car les juristes, s'ils s'associent volontiers à des pétitions générales, pétitionnent rarement en tant que juristes. Je ne l'ai pas signé quant à moi, car j'ai fait mien ce principe que m'avait enseigné Pierre Mendès-France : « Quand on est parlementaire, on ne signe pas de pétition concernant des sujets qui sont susceptibles de venir devant le Parlement ». Je l'ai néanmoins regardée avec beaucoup d'attention, et je voudrais maintenant m'efforcer, dans ce débat franco-français extrêmement passionné, de faire devant vous un point de la situation juridique.

Je suis tout à fait favorable à la commémoration, c'est-à-dire à la conservation d'une mémoire aussi vivante que possible. La mémoire est nécessaire, c'est un devoir vis-à-vis des morts. Il est bon qu'une communauté nationale ou que des communautés particulières conservent le souvenir de souffrances qui ont eu lieu. Livres, colloques, monuments – il faut penser à ces derniers, ils ont à mes yeux une importance extrême – font partie des multiples possibilités qui existent pour rappeler ce qui s'est passé, afin que chacun en ait conscience et puisse en tirer les leçons.

Mais une chose est la commémoration sous ses formes multiples, autre chose est le recours à la loi. Il est un principe constitutionnel fondamental, que le Conseil a été amené maintes fois à rappeler : la loi n'est l'expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution. Dès lors, quelle qu'ait été l'excellence des motivations, la question à laquelle il faut répondre est la suivante : les quatre textes législatifs dont j'ai parlé sont-ils conformes à la Constitution ?

Il est intéressant d'observer que la première décision du Conseil constitutionnel qui serait à mon sens transposable aux quatre lois dites « mémorielles » est postérieure à la dernière de celles-ci : c'est la décision du 21 avril 2005, rendue sous la présidence de M. Mazeaud sur la loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école, dite loi Fillon. Le Conseil y a souligné que « la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative ». Ce principe était en lui-même connu, mais il est frappant que le Conseil l'ait énoncé à un moment où l'on s'interrogeait déjà sur la portée des lois mémorielles. En l'espèce, il l'a conduit à écarter des dispositions dépourvues de toute portée normative relatives à la vocation de l'école.

Au vu de cette décision du 21 avril 2005, il n'est pas étonnant que dans celle du 31 janvier 2006, le Conseil constitutionnel ait considéré que l'article 4 de la loi du 23 février 2005 ne relevait pas du champ de la loi. Les dates sont importantes : pour avoir présidé le Conseil, je sais que, comme toutes les juridictions constitutionnelles, il a volontiers tendance, lorsqu'il voit se profiler une question dont il pourrait être saisi, à préparer sa décision. Dans celle du 31 janvier 2006, donc, considérant que « le contenu des programmes scolaires ne relève ni des principes fondamentaux de l'enseignement que l'article 34 de la Constitution réserve au domaine de la loi, ni d'aucun autre principe ou règle que la Constitution place dans ce domaine », il a décidé que le deuxième alinéa de l'article 4 avait le caractère réglementaire. Se trouve d'ailleurs ainsi réglé, et je n'y reviendrai donc pas, le problème soulevé par les propos tenus par le ministre de l'éducation nationale : les programmes scolaires sont hors du domaine de l'article 34.

Qu'en est-il des autres lois mémorielles ? Je ferai un sort particulier à la loi Gayssot, qui a fait l'objet de décisions importantes de la Cour européenne des droits de l'homme, et considérerai d'abord les deux autres, qui n'ont été soumises ni au contrôle du Conseil constitutionnel ni à celui de la Cour européenne.

S'agissant de la loi sur le génocide arménien, beaucoup se sont interrogés sur la compétence du Parlement français à légiférer sur un événement historique – à mes yeux indiscutable – qui est survenu il y a près d'un siècle dans un territoire étranger, sans qu'on ne connaisse ni victimes françaises ni auteurs français. Mais l'important est ailleurs : c'est que rien dans l'article 34, et plus généralement dans la Constitution, ne permet au Parlement de disposer ainsi. C'était également l'opinion du doyen Vedel, dont j'ai eu le privilège d'être l'élève et avec qui j'ai noué des liens d'amitié lorsqu'il siégeait au Conseil constitutionnel. Il a consacré à cette loi l'un de ses tout derniers articles, écrit dans les Mélanges en l'honneur du professeur François Luchaire, ancien président de Paris I et lui aussi ancien membre du Conseil constitutionnel. S'exprimant avec autant de bonheur que de clarté, il y posait un diagnostic impitoyable. La question de savoir si la loi du 29 janvier 2001 est entachée d'inconstitutionnalité est simple, écrivait-il. « La simplicité ne vient pas seulement de ce que la loi en question méconnaît des dispositions constitutionnelles claires et précises. Elle vient aussi de ce qu'aucun effort juridique sérieux n'est venu au secours de la loi, notamment dans le cours des débats parlementaires ». La loi est inconstitutionnelle parce que, à l'évidence, l'article 34 de la Constitution ne permet pas au Parlement de se prononcer ainsi sur un événement historique.

Au vu, d'une part, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel quant à l'exigence d'une portée normative de la loi, d'autre part de l'analyse faite dans cet article remarquable, et quels que soient les sentiments que l'on puisse éprouver au sujet du génocide arménien, force est de conclure que le Parlement n'avait pas compétence pour voter un tel texte.

Qu'en est-il de la loi qui a suivi immédiatement, c'est-à-dire de la vôtre, Madame Taubira ? Je mesure très bien ses motivations. Je me souviens même d'avoir dit il y a longtemps, au cours d'une soirée à Epinay, la ville dont Gilbert Bonnemaison était le maire, qu'on ne pouvait pas, à notre époque, qualifier l'horreur, l'infamie de la traite et de l'esclavage autrement que de crime contre l'humanité. De nos jours, ce n'est pas discutable.

Mais nous parlons ici d'une loi relative à des faits anciens, constituant un moment dans l'atroce histoire de l'esclavage, ce véritable fil rouge qui court à travers toute l'histoire de l'humanité. Souvenons-nous de la Bible, songeons aux civilisations dont se réclament les Européens ; les trois piliers de la culture européenne, disait Paul Valéry, sont la philosophie grecque, la religion chrétienne, elle-même appuyée sur l'Ancien Testament, et le droit romain : quelles que fussent leurs splendeurs, ces civilisations pratiquaient l'esclavage.

Dire que la traite transatlantique était un crime contre l'humanité, c'est projeter un concept actuel sur une réalité qui, à l'époque ignorait cette qualification : les négriers avaient bonne conscience – atrocement au regard de notre sensibilité. Si donc le Parlement doit faire preuve de la dernière fermeté contre tout ce qui, aujourd'hui, pourrait constituer une forme quelconque de trafic d'êtres humains ou d'esclavage, il ne peut pas proclamer, contre le principe fondamental de non-rétroactivité, qu'il y a eu crime contre l'humanité à une époque ou cette notion juridique n'existait pas.

Je pense que si cette loi avait été déférée au Conseil constitutionnel, son article premier, dépourvu de toute portée normative, n'aurait pas subsisté. Quant à son article 2 relatif aux programmes, la jurisprudence de la décision rendue à propos de la loi sur la colonisation lui aurait sans doute été appliquée. J'expose là les arguments qui fonderaient une décision de non-conformité à la Constitution ; mais pour avoir présidé le Conseil constitutionnel pendant neuf ans, je tiens à souligner qu'il ne faut jamais voir dans ses décisions un jugement de valeur : il ne fait que rappeler les exigences de notre État de droit.

J'en viens à la loi Gayssot.

Il se trouve que lorsqu'elle a été votée, j'étais au Conseil constitutionnel. J'ai toujours respecté scrupuleusement l'obligation de réserve : je mets au défi quiconque de trouver à l'époque un propos de moi concernant la vie parlementaire ou politique française ; cette ascèse s'impose quand on est membre du Conseil, et plus encore quand on le préside. Mais je me disais à l'époque qu'il serait extraordinairement intéressant pour le Conseil d'être saisi de ce texte. Il ne l'a pas été, mais faites attention : il pourrait l'être désormais à la faveur de l'exception d'inconstitutionnalité. Ayant pu mesurer l'ardeur procédurale de ceux qui, bien qu'ils le soient, ne veulent pas être dénommés révisionnistes ou négationnistes, j'imagine qu'à la première application qui sera faite de la loi Gayssot, ils utiliseront cet instrument.

Je veux souligner pourtant, ayant relu très attentivement cette loi avant de venir devant vous, que ce qu'elle a pour objet d'interdire, sous peine de sanctions pénales, c'est la contestation de la chose jugée, à savoir la contestation de crimes jugés par le tribunal militaire international de Nuremberg. Elle renvoie au statut annexé à l'accord de Londres, à l'établissement duquel la France a évidemment participé, avant de participer aussi à la procédure de jugement.

L'article 9 de la loi Gayssot, qui a inséré un article 24 bis dans la loi de 1881 sur la presse, dispose que « seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l'article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l'article 23, l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale » : il s'agit bien de crimes qui ont été, d'une part, définis dans le statut de Londres, et d'autre part, commis par une organisation ou une personne reconnues coupables par le tribunal.

Évidemment, cela ne va pas sans poser des questions, dont le Conseil constitutionnel sera sans doute un jour saisi. Il se trouve que la dernière affaire que j'ai plaidée, le 2 juin 1981, opposait des organisations humanitaires comme la LICRA et la Ligue des droits de l'Homme à Robert Faurisson. Nous mettions en cause sa responsabilité civile. Nous disions que la négation de l'existence des chambres à gaz ne pouvait être considérée comme un travail historique et que Robert Faurisson avait manqué aux devoirs de l'historien. J'avais été plus loin, j'avais en plaidant quelques raisons personnelles pour cela, en disant qu'il était un « faussaire », un faussaire de l'histoire. Le tribunal l'a condamné pour manquement aux devoirs de son métier d'historien.

La voie civile peut être utilisée, donc. Faut-il avoir recours à la loi pénale ? La question se pose. Ce qui est certain, c'est que la loi Gayssot n'est pas une loi mémorielle : le Parlement n'a bien évidemment pas décidé de l'existence du génocide juif ; il a facilité la répression de propos niant l'existence de faits revêtus de l'autorité de la chose jugée, en votant une loi pénale.

Qu'a dit la Cour européenne des droits de l'homme ?

Elle a d'abord été saisie d'une affaire Isorni, à la suite d'écrits de Jacques Isorni visant à réhabiliter le maréchal Pétain et présentant l'entrevue de Montoire comme une habileté suprême. La condamnation dont Jacques Isorni avait fait l'objet par les juridictions françaises méconnaissait-elle la liberté d'opinion reconnue par la Convention européenne des droits de l'homme ? La Cour a estimé que l'interprétation de la rencontre de Montoire – suprême habileté ou trahison suprême – relevait des débats toujours en cours entre historiens. Mais elle a ajouté ceci : « A ce titre, cette question échappe à la catégorie de faits historiques clairement établis, tel l'holocauste, dont la négation ou la révision se verraient soustraites par l'article 17 à la protection de l'article 10 » – l'article 10 posant le principe de la liberté d'opinion et l'article 17 énonçant les réserves fondées sur les valeurs fondamentales de la démocratie. Les mots « tel l'holocauste », nullement nécessaires au soutien du dispositif, constituent un orbiter dictum qui prépare l'avenir, lequel est évoqué par le conditionnel dans la suite de la phrase. La Cour prévenait ainsi clairement que, s'agissant du négationnisme, les faits étant établis, il ne serait pas possible d'invoquer la liberté d'opinion.

Elle a été amenée à se prononcer sur le sujet dans sa décision Garaudy du 24 juin 2003, dans laquelle elle s'est montrée d'une extrême sévérité. J'en relève un considérant important : « La contestation de crimes contre l'humanité apparaît comme l'une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d'incitation à la haine à leur égard ». Quand les négationnistes ou les révisionnistes, explicitement ou implicitement, nient l'existence des chambres à gaz et de l'Holocauste, en les présentant comme une invention des Juifs eux-mêmes pour fonder l'État d'Israël au détriment du peuple palestinien et sans doute, avec leur rapacité légendaire, pour obtenir des dommages et intérêts substantiels, que font-ils ? Selon la Cour, la négation ou la révision de faits historiques de ce type « remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l'antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l'ordre public ».

L'argumentation est claire, et elle nous ramène à la loi Gayssot. Sous couvert de prétentions historiques, le négationnisme n'est rien d'autre que l'expression d'un antisémitisme multiséculaire et, comme l'a dit la Cour, une incitation à la haine raciale.

Je rappelle que ces lois résonnent de toute la souffrance humaine. Mais la règle de droit est la règle de droit. Sauf délire – telle, par exemple, la démonstration, dans un ouvrage de 1827 que vous pouvez trouver à la bibliothèque du Palais-Bourbon, que Napoléon n'a jamais existé ! –, la négation de faits historiques a en effet toujours une motivation, et l'incitation à la haine raciale est celle que la Cour européenne des droits de l'homme a relevée. C'est dans cette voie que le Parlement peut continuer à travailler ; l'entreprise est importante, mais nous devons respecter les limites que nous impose notre Constitution.

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