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Intervention de Bernard Kouchner

Réunion du 26 août 2008 à 15h00
Commission des affaires étrangères

Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes :

Le débat sur notre engagement en Afghanistan est plus que jamais indispensable. Il est même tout à fait nécessaire de vous tenir en permanence au courant. Après le sacrifice de nos soldats, tout le pays, à travers la représentation nationale, doit se trouver uni et solidaire derrière cet engagement majeur. Il ne pourra l'être que si l'information s'améliore et si les légitimes questions trouvent des réponses.

Cette discussion n'est pas la première sur ce sujet. Nous avons eu des débats en séance publique, j'ai été entendu par vos commissions à plusieurs reprises et j'ai pris l'initiative, après la Conférence de Paris, au mois de juin dernier, de réunir un certain nombre d'entre vous pour vous rendre compte régulièrement de notre action.

Notre séance d'aujourd'hui sera suivie, dès l'ouverture de la session extraordinaire, d'une déclaration du Gouvernement puis d'un vote. Nous avons la volonté, vous le constatez, d'associer la représentation nationale à notre action en Afghanistan.

À ce jour, vingt-quatre de nos soldats sont tombés en Afghanistan, dix d'entre eux lors de l'embuscade tragique du 18 août. Ils sont tombés pour une certaine idée de la dignité humaine et de la liberté à laquelle la majorité du peuple afghan aspire, je vous l'assure. Ils sont tombés pour rendre ce monde plus sûr. Je veux ici rendre, à nouveau, hommage à leur mémoire et à leur courage.

Je veux aussi vous dire toute notre émotion, à Hervé Morin et à moi-même, face à la mort de plusieurs dizaines de civils afghans le vendredi 22 août. Tout doit être fait pour que ce type d'accident ne se reproduise pas. Que ce bombardement ait été mené à la demande de forces américaines et afghanes n'y change rien, pas plus que la tactique des talibans utilisant des civils comme boucliers humains. Tragique sur le plan moral, ce type de bavure est désastreux sur le plan politique car il renforce le rejet des forces étrangères par la population.

Face à cette tragédie, nous devons être irréprochables et fidèles à la stratégie définie par nos alliés à Bucarest, et avec toute la communauté internationale lors de la Conférence de Paris. Et, contrairement à ce qui a pu être dit ou écrit ici ou là, cette stratégie-là est claire. Je voudrais maintenant vous l'exposer en détail.

Vous le savez, elle n'est pas seulement militaire et ne peut pas être seulement militaire ; il s'agit d'une approche politique d'ensemble mise en oeuvre avec et pour le peuple afghan, avec et pour son gouvernement élu. J'insiste sur ce point : la France, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, est présente en Afghanistan avec un mandat des Nations unies et le plein appui du gouvernement afghan. Nous avons été appelés. Nous ne représentons aucun impérialisme ; nous sommes au service de la communauté internationale dans son expression la plus légitime, au service aussi de la population afghane représentée par son gouvernement élu.

La situation en Afghanistan reste préoccupante et dangereuse, malgré des progrès indéniables. Cette situation est loin d'être stabilisée comme le montre, de façon sinistre, la tragédie du 18 août. Une inquiétude profonde est liée à la présence nouvelle et croissante de djihadistes internationalistes, relais d'Al-Qaida. Elle nous rappelle que la situation afghane est liée à la situation régionale. Mais n'oublions pas que ces incidents découlent aussi, comme l'a dit Hervé Morin, du fait que la FIAS et l'armée nationale afghane agissent dans des zones où elles étaient largement absentes jusqu'alors. Évidemment, au fur et à mesure que tout le terrain est couvert, les attaques se multiplient.

S'agissant de la drogue, le bilan est rude. En fait, l'Afghanistan produit 93 % de la culture mondiale de pavot, dans un nombre de zones de plus en plus réduit. Il ne reste plus que cinq régions où l'on cultive du pavot, mais dans ces zones-là, les volumes produits sont de plus en plus importants. Ce commerce bénéficie à de nombreux intermédiaires et aussi aux talibans. Les chefs talibans ne donnent, selon les régions, que 25 à 30 % du bénéfice procuré par la vente du pavot. Mais, soyons honnêtes, les talibans ne sont pas les seuls à en profiter. Parmi nos alliés, dans leurs familles, dans leurs clans, certains en profitent également. La lutte est ainsi difficile et les volumes s'accroissent de façon préoccupante. Nous avons donc décidé de nous attaquer aux précurseurs chimiques et d'empêcher l'usage de ces substances par les laboratoires où elles sont utilisées pour le processus de transformation en héroïne. Alors que, en 2007, les cultures produisaient 8 300 tonnes, la quantité de précurseurs chimiques utilisée était presque du double.

La corruption est également un mal endémique et les droits de l'Homme connaissent une évolution inquiétante malgré quelques progrès. Nous intervenons pourtant chaque fois que cela est nécessaire. Je tiens tout de même à préciser qu'il n'y a jamais eu de gouvernement afghan – quand il en existait un… – sans corruption. Ne nous imaginons pas que nous allons pouvoir éradiquer instantanément la corruption et offrir à l'Afghanistan une parfaite démocratie occidentale. Nous allons, en revanche, améliorer nos rapports et nous préoccuper de plus en plus de la corruption comme l'a montré la Conférence de Paris. Aucun des intervenants n'a manqué de souligner la nécessité de la combattre. Et les associations de défense des droits de l'Homme, les ONG afghanes, les agences des Nations unies ont toutes souligné ce point dans la réunion qui s'est tenue avec la société civile, quinze jours avant la Conférence de Paris. Mais la corruption ne sera pas éradiquée avant longtemps.

Considérer que ces difficultés anéantissent les efforts qui ont été les nôtres et ceux de nos alliés depuis 2001 serait toutefois une erreur. Ce serait surtout une faute d'y trouver la justification d'un renoncement. Notre place en Afghanistan est aux côtés du peuple afghan et de nos alliés – dont vingt-cinq de nos partenaires européens. Nous la tenons pour consolider les succès obtenus. En matière d'éducation, plus de 6 millions d'enfants sont scolarisés, dont près de 2 millions de petites filles qui étaient interdites d'école avant l'intervention de 2001. En matière sanitaire, 83 % de la population ont accès à des soins, même s'ils sont de qualité très variable. Notre modèle, dans ce domaine, reste l'hôpital français de Kaboul qui va s'étendre puisque le gouvernement a fourni un terrain. Initialement réservé aux soins destinés aux femmes et aux enfants, il dispensera des soins divers – chirurgie et médecine – à toute la population.

S'agissant de démocratie, l'Afghanistan a organisé des élections présidentielles, parlementaires, et provinciales libres et les plus équitables possible, d'après les observateurs internationaux.

En matière d'infrastructures, 4 000 kilomètres de route ont été construits. Mais, pour ce faire, il faut que la zone soit sécurisée. Un effort militaire préalable est nécessaire car la rébellion attaque dès qu'un chantier s'ouvre. Nos ONG et nos agences doivent, autant que faire se peut, être représentées par des Afghans, mais ils deviennent eux-mêmes des cibles. Pour construire des routes, il ne suffit donc pas de dérouler et d'étaler du goudron.

Encore deux ou trois chiffres pour souligner les progrès accomplis : 10 000 personnels de santé, dont la moitié de femmes, ont été formés depuis 2002. C'est considérable puisqu'il n'existait auparavant en Afghanistan aucun système de soins ailleurs que dans les grandes villes. En 2006, 123 000 femmes enceintes ont bénéficié de soins prénataux, contre 8 000 en 2003. Or, pour convaincre une femme enceinte en Afghanistan de se faire suivre médicalement, il faut attendre des mois et enchaîner générosité et persuasion. Au bout d'un certain temps, sept ans d'après mon expérience, on voit arriver – et c'est un triomphe – les femmes enceintes qui viennent accoucher à l'hôpital. Les ONG françaises travaillent en Afghanistan depuis de longues années et elles étaient de loin les plus nombreuses lors de la première guerre dans les années quatre-vingt. Elles sont restées, valeureuses et courageuses, déployant tous les jours des trésors de bravoure pour accéder aux populations. Nous ne l'ébruitons pas, mais les enlèvements sont très fréquents en Afghanistan, visant en particulier les membres des ONG qui demeurent héroïquement sur le terrain. Les services de renseignement et ceux du Quai d'Orsay tentent de libérer ceux qui sont pris. Je veux saluer leur travail. Les organisations internationales des droits de l'homme sont là, de même que celles du secteur privé afghan.

La Conférence internationale de Paris a réuni 85 délégations, représentant 68 pays et 17 organisations internationales, dont les organisations des droits de l'homme. Près de 20 milliards de dollars ont été recueillis, ce qui prouve l'importance que revêt pour le monde entier la stabilisation de cette zone. Nous avons d'ailleurs nous-mêmes doublé notre aide. Mais, surtout, des engagements politiques ont été pris. Une stratégie a été élaborée, renonçant à la solution militaire seule. Il s'agit d'apporter une aide militaire à la solution civile et politique, c'est-à-dire qu'il faut encore sécuriser les régions avant de passer le pouvoir au plus vite à nos amis afghans. Nous ne pourrons pas partir avant.

Des engagements ont été pris par les autorités afghanes pour intensifier les réformes politiques et économiques dans la perspective des élections de 2009 et 2010, qui doivent poursuivre, et même, dans certaines régions, jeter les bases de l'enracinement de la démocratie. Le gouvernement afghan a adopté une loi anti-corruption, et c'est un progrès majeur, même si je ne peux pas vous promettre qu'elle sera appliquée.

De son côté, la communauté internationale s'est engagée à mieux coordonner ses actions, et à rendre son aide plus efficace. C'est la tâche qui attend le représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies, M. Kai Eide. Il aura un rôle accru de coordination, et ce ne sera pas une tâche facile car les actions se télescopent parfois. Bien sûr, le chemin sera long, mais ce qui compte, c'est que la mise en oeuvre des décisions politiques et stratégiques prises à la Conférence de Paris a déjà commencé.

Tel est le contexte dans lequel est intervenue la décision du Président de la République de renforcer notre présence au sein de la FIAS. C'est une décision courageuse qui répond à une haute ambition pour l'Afghanistan et pour la sécurité du monde. Elle est aussi importante pour la France auprès de ses partenaires. Vous nous voyez abandonner vingt-cinq pays européens ? Abandonner la coalition au moment où le réseau d'Al-Qaida s'est étendu au Maghreb, devenu le théâtre d'attentats organisés en son nom ? Il faut au contraire renforcer notre détermination.

À ceux qui annoncent notre défaite, rappelons que l'objectif n'est pas la victoire militaire, mais la création des conditions qui permettront au gouvernement et au peuple afghans de prendre en main leur destin. Au plus vite, même si ce sera progressif.

Comme vous le savez, la France avait posé comme condition au renforcement de sa présence la redéfinition d'une stratégie de l'Alliance en Afghanistan selon quatre critères indissociables, énoncés par le Président de la République : un engagement de tous dans la durée ; une politique globale d'aide à la reconstruction ; un transfert progressif des responsabilités de sécurité aux Afghans ; et une stratégie politique impliquant les pays voisins, en particulier le Pakistan. Je voudrais insister sur ce point : la politique actuelle de certains responsables pakistanais comporte trop d'ambiguïtés, trop de zones d'ombre, pour que nous puissions nous en satisfaire. L'évolution récente de ce pays, avec la perspective d'une élection présidentielle le 6 septembre, peut offrir une occasion, à condition que nous sachions l'exploiter, en concertation avec nos alliés. Sur la base de ces quatre points, plusieurs de nos partenaires européens – l'Allemagne, la Pologne, la Belgique, le Royaume-Uni – ont eux aussi accru leur effort militaire.

À ceux qui décrient la « guerre des Américains », je rappelle que la FIAS regroupe quarante pays, parmi lesquels, je le souligne une nouvelle fois, 25 des 27 pays membres de l'Union européenne. Les Européens représentent d'ailleurs la moitié des effectifs. À ceux qui dénoncent la « guerre de Bush », je rappelle les positions très claires des deux candidats à l'élection présidentielle américaine sur le nécessaire renforcement de la présence en Afghanistan.

Tout, bien sûr, ne se fera pas en un jour. Il est probable, malheureusement, que nous essuierons encore des pertes, même si, Hervé Morin, l'a souligné, nous faisons tout pour minimiser le risque. Mais les motifs d'espérer sont bien plus grands que l'angoisse. Et ils justifient que nous intensifiions nos efforts pour aider ce pays à assurer son relèvement durable. Nous ne sommes pas en guerre contre le peuple afghan, mais pour lui, et contre le terrorisme. Le terrorisme frappe aujourd'hui à Kaboul, et demain, peut-être, plus près de chez nous. Notre action est légitime, elle est légale, et nécessaire.

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