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Intervention de Françoise Chandernagor

Réunion du 14 octobre 2008 à 16h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Françoise Chandernagor :

Je tiens d'abord à féliciter le Parlement du travail accompli par cette mission. J'ai lu le compte rendu de ses débats, qui ont été d'une tenue et d'une hauteur remarquables. Les missions parlementaires font un travail qui gagnerait à être plus connu du grand public.

Quels sont les problèmes que les lois mémorielles posent aux juristes ?

Il y a d'abord celui des « lois non normatives » – ce qui apparaît comme une contradiction intrinsèque –, que les magistrats qualifient d'ovnis : c'est le cas de la loi sur l'Arménie de 2001, limitée à une demi-ligne, sans indication du lieu du crime ni de l'identité du criminel. Mais ces ovnis sont susceptibles, à tout instant, d'entrer directement ou indirectement dans notre espace aérien avec du normatif lourd : c'est le cas de la proposition de loi complémentaire sur l'Arménie votée par l'Assemblée nationale en 2006, qui pénalise gravement la négation et surtout la contestation du génocide arménien. Cette pénalisation peut également être le fait d'une loi générale : sur le bureau de l'Assemblée ont été déposées cinq ou six propositions de loi portant sur des lois non normatives, antérieures ou non, qui les pénaliseraient toutes en une seule fois. Par ailleurs, une directive européenne, sur laquelle je reviendrai tout à l'heure, n'avait pas pour objet de dire l'histoire mais ce sera son effet.

Ces lois, bien que non normatives, sont déjà perçues et revendiquées comme telles par le public, que ce soit à l'appui d'actions fondées sur l'article 1382 du code civil, c'est-à-dire de la réparation du dommage moral, ou à l'appui d'actions pénales sur d'autres bases, comme les injures, le fait qu'il s'agisse d'un génocide ou d'un crime contre l'humanité étant considéré comme une circonstance aggravante, ou encore dans le cadre de pressions préventives contre les éditeurs. Vous avez interrogé les historiens sur l'autocensure qu'ils pouvaient pratiquer du fait des lois mémorielles, mais il existe aussi une autocensure des éditeurs : je pourrais vous citer plusieurs cas où ils ont renoncé à publier des livres. Parfois, après trois ou quatre renoncements, un éditeur osait prendre le risque, mais en bravant les menaces venant d'associations mémorielles qui invoquaient des textes votés par le Parlement. Cela me semble assez grave.

Outre ces ovnis qui parfois se muent en missiles, il y a les articles inconstitutionnels. Certains le sont parce qu'ils interviennent dans le domaine réglementaire, notamment dans celui de l'enseignement et de la recherche : c'est ce qui a occasionné l'annulation de l'article 4 de la loi de 2005 sur les rapatriés. Je crois que si la loi de 2001 sur la traite et l'esclavage avait été déférée au Conseil constitutionnel, son article 2 aurait été annulé de la même façon. D'autres articles sont inconstitutionnels parce qu'ils remettent l'action publique entre les mains de catégories très mal définies. En matière mémorielle, le procureur de la République ne peut pas apprécier l'opportunité ou non d'engager les poursuites ; il est donc très important de savoir quelles sont les associations qui vont être plaignantes. La loi de 1990 parlait de l'honneur des déportés, ce qui était clair, les déportés étant une catégorie bien définie de la population, à laquelle on a donné des cartes de déportés. Il en va de même pour l'honneur de la Résistance, puisque des cartes de résistants ont été attribuées. Mais la loi de 2001 sur l'esclavage relève du mimétisme mémoriel. C'est un mimétisme à la René Girard : tu as quelque chose que je voudrais ; je ne t'empêche pas de l'avoir, mais je le veux aussi. C'est ainsi que dans cette loi, on a parlé de l'honneur des descendants d'esclaves : pour engager une action au pénal, il suffirait d'en être un.

Mais je me réfère à ce qu'a dit Claude Ribbe, qui est, comme je le suis aussi, descendant d'esclave. Pour dire que quelqu'un l'est, sur quoi va-t-on se baser ? Sur la couleur de la peau ? Cela n'a pas beaucoup de sens. Les descendants de Jefferson et de Sally Hemings, son esclave quarteronne – ayant un quart de sang noir –, sont noirs ; je ne le suis pas, mais j'ai néanmoins du sang de couleur. Et beaucoup de descendants d'esclaves ont du sang de négrier. Et puis, jusqu'à quand sera-t-on descendant d'esclaves ? Il faudra bien que cela s'arrête... Bientôt, il n'y aura plus d'anciens déportés ; en revanche, nous en sommes déjà à la sixième ou septième génération de descendants d'esclaves…

Ce mimétisme mémoriel est un phénomène frappant. A l'instar des fils et filles de déportés juifs, s'est constituée une association de fils et filles de déportés africains, à laquelle adhèrent des Africains directement immigrés en France, qui ne peuvent donc pas être d'anciens déportés africains et qui, parfois, non seulement ne sont pas des victimes de la traite négrière, mais encore peuvent descendre d'anciens esclavagistes africains.

Troisième problème : l'utilisation de concepts juridiques contemporains pour qualifier des évènements du passé. Le génocide et le crime contre l'humanité sont des notions modernes. L'une a été élaborée en 1944 par le philosophe polonais Raphaël Lemkin et a été introduite dans le droit positif en 1948 par l'ONU ; l'autre est apparue au moment du procès de Nuremberg. Il y a quinze ans, il aurait été impossible au Parlement de toucher à leur caractère exceptionnel ; mais avec la réforme du code pénal de 1994, on a généralisé ces notions. En en abusant, on est en train de les banaliser.

« Promener » ces notions très récentes dans le passé est un péché contre l'histoire, un péché d'anachronisme. Le passé est une terre étrangère où il faut aller avec les mêmes précautions que nous irions en Amazonie. Les Indiens d'Amazonie, avec leur culture propre, raisonnent différemment de nous ; maintenant, on l'a compris et on essaie de les protéger. Il en va de même pour le passé. Voici un exemple : certains historiens évaluent entre 500 000 et un million le nombre de Gaulois exterminés ou réduits en esclavage par les Romains ; pourquoi ce chiffre énorme ? Il se trouve que les esclaves gaulois étaient particulièrement méprisés et maltraités par les Romains, davantage que les esclaves noirs, qui étaient rares et chers. C'est qu'on ne saurait faire un lien entre l'esclavage et le racisme pour cette époque ; si les Romains méprisaient leurs esclaves, c'est parce qu'ils ne s'étaient pas suicidés et n'avaient pas tué leurs enfants. Il y avait alors, en effet, une extrême valorisation morale du suicide ; et les Romains considéraient qu'on était esclave parce qu'on le voulait bien, puisqu'il était fort simple de sortir de sa condition par ce moyen.

L'utilisation de concepts juridiques contemporains pour qualifier les évènements du passé ne convient pas davantage au droit qu'à l'histoire. C'est une forme très particulière de rétroactivité : on punit des délits connexes à un crime principal, qui est défini rétroactivement et dont les auteurs sont morts depuis longtemps – et qui est donc non punissable. Si l'on décrète qu'il y a eu crime contre l'humanité au XVe siècle, il est évident que le crime principal n'est pas punissable, mais on invente un délit connexe que l'on va punir : c'est assez curieux juridiquement ; dès que la réforme constitutionnelle aura été rendue applicable par une loi organique, il serait intéressant d'utiliser dans de tels cas l'exception d'inconstitutionnalité.

Autre problème : les cas de sanctuarisation d'un jugement. Certes je préfère qu'il y ait un jugement, donc une enquête, une instruction – procès de Nuremberg, tribunal international spécialisé comme pour la Bosnie ou le Rwanda, Cour pénale internationale – plutôt que rien ; mais il n'est pas dans la tradition républicaine de sacraliser un jugement vis-à-vis des historiens, c'est-à-dire de créer une vérité historique officielle.

J'en arrive enfin aux difficultés inhérentes à la décision-cadre introduite par la France en 2001, votée en première lecture par le Conseil des ministres européen de la Justice en avril 2007, et soumise pour avis au Parlement européen en novembre 2007. Son titre est relativement anodin, puisqu'elle est relative à « la répression de certaines formes de xénophobie et de racisme par les moyens du droit pénal ». Les historiens français que nous sommes ne la connaissaient pas du tout ; ce sont des historiens belges et italiens qui ont appelé notre attention sur ce texte, qui est une curieuse construction juridique.

Les articles 1-1°a) et b) ne posent pas de problème. Ils répriment l'incitation à la violence et à la haine raciale, à la xénophobie ou à la haine religieuse. La France a l'équivalent dans son code pénal, mais pour les États qui ne l'ont pas, c'est une bonne chose.

Le problème commence avec l'article 1-1°d), qui est une généralisation de la loi Gayssot et qui est donc axé sur les jugements de Nuremberg. Il faut préciser que vingt-trois pays sur les Vingt-sept n'ont pas d'équivalent de cette loi dans leur arsenal juridique. Cet article va-t-il plus ou moins loin qu'elle ?

Dans le sens « plus », il y a d'abord le fait qu'il retient la notion de « banalisation », plutôt que celle de « contestation » qui figure dans la loi Gayssot. J'aurais d'ailleurs préféré à l'époque de celle-ci la notion de « négation », plus claire juridiquement, celle de « contestation » renvoyant à l'idée de débat : au XVII° siècle, « avoir une contestation » avec quelqu'un voulait dire « avoir une discussion » avec lui. En tout cas, la notion de « banalisation » m'effraie. On parle même de « banalisation grossière » : qu'est-ce que cela signifie ? Pourrait-on être relaxé par le juge parce qu'on a banalisé la Shoah « finement »?

De plus, cet article vise les crimes de guerre, alors que la loi Gayssot s'en était tenue aux crimes contre l'humanité.

Dans le sens « moins », il y a le fait d'ajouter que le comportement visé doit avoir été exercé « d'une manière qui risque d'inciter à la violence ou à la haine ».

Cet article fut sans doute le résultat de négociations assez complexes. Au total, je suis incapable, dans l'état actuel des choses, de dire s'il va plus ou moins loin que la loi Gayssot sur Nuremberg. Disons que c'est à peu près la même chose pour nombre de pays où, parfois, les historiens s'étaient opposés à l'adoption d'une loi nationale de ce type.

Mais le problème s'aggrave avec l'article 1-1°c), qui vise la banalisation de tous crimes de guerre, crimes contre l'humanité ou génocides, sans préciser à quelle époque ils devront avoir été commis, ni par quelle autorité ils devront avoir été qualifiés. Il permet les incursions de n'importe quelle autorité politique dans l'histoire, et sans appui sur un jugement préalable. En France, il refermera automatiquement le piège ouvert par les lois non normatives : si cette décision-cadre est adoptée en seconde lecture par le Conseil des ministres européen, toutes les lois qui n'étaient pas encore assorties de sanction pénale le seront.

L'article 1-4° de la décision-cadre offre aux gouvernements nationaux une option, que les ministres de la Justice peuvent exercer lors du deuxième vote en Conseil des ministres – après, il sera trop tard. Elle consiste à limiter l'effet de l'article 1-1°c) etou d) aux crimes qualifiés par un tribunal international – Nuremberg, tribunaux constitués pour le Rwanda et la Bosnie, la Cour pénale internationale – ou, éventuellement, par un tribunal international et un tribunal national. On se demande pourquoi ce n'est pas cela le droit commun, et la solution maximaliste l'option.

Pour le moment, seuls sont visés les crimes inspirés par le racisme ou la xénophobie. Mais déjà, les pays baltes ont demandé que les crimes du communisme le soient également, et la Commission s'est engagée à proposer quelque chose avant avril 2009 – ce qui inclurait donc le massacre de Katyn, le Goulag, la dékoulakisation et les massacres ukrainiens.

Cette décision-cadre provoque une mobilisation générale des historiens les plus renommés et les moins suspects de négationnisme dans quelque domaine que ce soit. Les historiens français souhaitent au moins que le Gouvernement exerce l'option de l'article 1-2°. Beaucoup d'historiens européens souhaitent un retrait pur et simple des articles 1-1°c) et d). Ils pensent non seulement à eux, mais aux historiens de l'avenir : les évènements du Rwanda, par exemple, ont été jugés par un tribunal spécialisé, mais il y a encore bien des choses à éclaircir, à commencer par les conditions dans lesquelles a été abattu l'avion du président hutu ; or avec un tel texte, les futurs historiens ne pourront pas travailler sur ces questions.

Pour beaucoup d'historiens, les lois mémorielles ne sont pas nécessaires ; pour réintégrer des évènements dans la mémoire collective, les commémorations, l'enseignement, les publications et la médiatisation sont plus efficaces que le procès contre tel ou tel individu. Au demeurant, certains évènements n'ont jamais été niés, ni n'ont fait l'objet d'apologie dans la période moderne : des négationnistes comme M. Faurisson ont nié totalement l'extermination des juifs – et non pas seulement des chambres à gaz –, mais la traite transatlantique n'a jamais été niée, et l'apologie n'en est faite par personne. S'il s'agit de défendre la mémoire des victimes contre les offenses qui leur seraient faites, nous disposons en France d'un arsenal pénal très important, qui réprime les incitations à la haine et à la violence, la diffamation, les injures et même l'atteinte à la mémoire des morts : ce n'est pas rien, et cela a permis de condamner la plupart des négationnistes, notamment Faurisson, Bardèche et Rassinier.

Alors, que peut faire le Parlement aujourd'hui ?

On ne peut pas toucher à ce qui a déjà été promulgué. Sur l'Arménie, la proposition de loi de 2006 n'a pas été votée par le Sénat et il faudrait en rester là ; en revanche, il ne faut pas remettre en cause ce qui est acquis car ceux qui sont concernés le prendraient pour une agression.

Pour l'avenir, et puisque la réforme constitutionnelle le permet, que le Parlement s'en tienne désormais à des résolutions. Cela lui offrira d'ailleurs l'occasion de rédactions plus larges, plus clairement motivées, plus lisibles pour le grand public que, par exemple, la loi d'une demi-ligne sur l'Arménie.

Il faut par ailleurs limiter la portée de la décision-cadre européenne, au moins en exerçant l'option.

Enfin, le Parlement doit agir sur ce qui relève spécifiquement du politique, comme les commémorations, les musées, les indemnisations ou les moyens financiers.

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