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Intervention de Jean-Louis Nadal

Réunion du 30 juin 2009 à 8h15
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république

Jean-Louis Nadal, Procureur général près la Cour de cassation :

Parmi les innovations introduites par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, celle concernant l'article 61-1 nouveau de la Constitution, qui ouvre à tout justiciable la possibilité d'un recours en inconstitutionnalité de la loi, porte une véritable révolution juridique : désormais, dans le cours d'une procédure civile, pénale ou administrative, chacun aura la faculté de contester la loi qui lui est opposée s'il estime que celle-ci « porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution ». Je rappelle l'importance que revêt pour nous cette réforme, à propos de laquelle certains ont pu parler d'un véritable « big-bang juridictionnel ».

Certes, la question de l'exception d'inconstitutionnalité avait été évoquée plusieurs fois dans le passé, notamment dans le programme présidentiel de François Mitterrand avant 1981, dans les propositions de Robert Badinter de 1990 et dans le rapport du comité Vedel de 1993. Certes, une telle exception existe déjà dans nombre de pays. Toutefois, telle qu'elle vient d'être instituée en France, elle peut être regardée comme une étape majeure pour la protection des libertés et la démocratie, ainsi que comme un réel bouleversement institutionnel, tant ses implications sont nombreuses.

Cette réforme vient compléter le contrôle de constitutionnalité a priori ou préventif, c'est-à-dire antérieur à la promulgation de la loi, réservé au Président de la République, au Premier ministre, aux présidents des assemblées parlementaires et, depuis 1974, à soixante députés ou sénateurs. Elle y ajoute un contrôle a posteriori de la constitutionnalité, au stade de l'application des lois et à l'initiative des citoyens, devenu indispensable pour éviter que certaines lois inconstitutionnelles échappent encore à tout contrôle.

Cette réforme concerne toutes les lois promulguées qui n'ont pas été soumises au contrôle du Conseil constitutionnel, ce qui pourrait concerner de nombreuses dispositions fiscales ou douanières, mais aussi pénales.

Le mécanisme de la question préjudicielle d'inconstitutionnalité est de nature à modifier profondément les rapports entre les juges judiciaires ou administratifs et le Conseil constitutionnel, puisque, par-delà le filtrage obligatoire des juges du fond, de la Cour de cassation ou du Conseil d'État, qui devrait instituer un nécessaire dialogue des juges, c'est l'autorité ultime du Conseil constitutionnel sur le contrôle des lois qui est consacrée, autorité à laquelle le Conseil d'État et la Cour de cassation devront se soumettre. Le résultat pourrait être, nous le verrons, une remise en cause du contrôle de la conventionnalité des lois, largement utilisé par le juge judiciaire et le juge administratif.

Il va de soi que les incidences de cette réforme peuvent être très importantes sur le déroulement des procès, la durée des procédures et l'organisation de nos juridictions, en fonction du nombre de questions d'inconstitutionnalité qui seront soulevées par les justiciables ou par leurs avocats, encore impossible à mesurer. En ma qualité de procureur général près la Cour de cassation, je ne puis ignorer cet aspect.

Face à l'ensemble de ces enjeux, l'adoption du projet de loi organique, qui a pour objet de préciser les modalités de la mise en oeuvre de l'article 61-1 de la Constitution, revêt un intérêt primordial et appelle une attention toute particulière.

Je m'attarderai sur deux problématiques d'ensemble : le champ d'application de la question préjudicielle de constitutionnalité ; la mise en oeuvre juridictionnelle de la question préjudicielle de constitutionnalité.

La problématique du champ d'application de la question préjudicielle de constitutionnalité recouvre elle-même plusieurs questions.

Première question, quels sont les droits garantis ? Selon l'article 61-1 de la Constitution, une question préjudicielle de constitutionnalité ne peut être soulevée que si la disposition législative contestée porte atteinte « aux droits et libertés que la Constitution garantit ». Que faut-il entendre par là ?

Il semble naturel que les droits et libertés énoncés dans les articles numérotés de la Constitution soient visés. On peut penser au principe de non-discrimination et à l'exigence de favoriser les femmes dans le cadre des élections politiques ou professionnelles, désormais consacrés à l'article 1er de la Constitution.

Mais la notion de « Constitution » renvoie-t-elle aussi au Préambule ? À vrai dire, il serait étonnant qu'il en soit autrement, d'une part parce que cela irait à rencontre de ce que le Conseil constitutionnel a consacré depuis sa décision du 16 juillet 1971, d'autre part parce que cela viderait de sa substance et de sa portée la réforme proposée. On doit donc conclure que la notion de « Constitution » inclut les droits économiques et sociaux du Préambule de 1946, auquel renvoie celui de 1958, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ainsi que les droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004.

Une ambiguïté demeure toutefois s'agissant des principes, exigences et objectifs à valeur constitutionnelle énoncés par le Conseil constitutionnel sans être expressément écrits dans le texte de la Constitution ou de son Préambule : mentionnons l'objectif à valeur constitutionnelle d'accès à un logement décent ou les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République en matière de droit pénal des mineurs – primauté de l'éducatif sur le répressif, atténuation de responsabilité et principe de spécialisation de la juridiction pour mineurs. Là encore, par souci de cohérence avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel, d'attachement à l'État de droit et d'efficacité de la réforme, il serait fâcheux que de tels principes ou objectifs soient artificiellement mis à l'écart de ce que les constitutionnalistes appellent désormais le « bloc de constitutionnalité ».

Pour répondre plus précisément à votre interrogation sur les principes constitutionnels le plus susceptibles d'être utilisés par des requérants, notamment en matière de contentieux devant les juridictions civiles et pénales, je citerai : en matière pénale, les principes du respect des droits de la défense, de la légalité des délits et des peines, de la non-rétroactivité des lois pénales les plus sévères, de la proportionnalité des peines ; en matière civile, les principes de l'égalité devant la loi et la justice, de la liberté de la presse, de la liberté d'opinion, de conscience, de religion, de communication, d'association, d'enseignement, le droit au respect de la vie privée et familiale, le droit d'asile ; en matière sociale, le principe de la liberté syndicale, le droit au travail et à l'emploi, le droit de grève, le principe de la non-discrimination dans le travail.

Pour répondre à votre question concernant l'applicabilité de l'article 61-1 de la Constitution aux dispositions législatives des territoires d'outre-mer, comme la Nouvelle-Calédonie, je pense que la réponse est affirmative, la Constitution s'appliquant dans les territoires d'outre-mer de la République française.

Enfin, j'aurai tendance à considérer que les règles de légalité externe ou du champ de compétence des lois ne devraient pas entrer dans le champ de l'article 61-1 de la Constitution.

Quelles sont les juridictions concernées ?

Le champ couvert par l'article 61-1 de la Constitution s'avère très large quant aux juridictions concernées : la question de constitutionnalité pourra être soulevée au cours de toute instance, devant toute juridiction, qu'elle relève du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, y compris, pour la première fois, en appel ou en cassation.

S'agissant des juridictions civiles, devraient être inclus dans le champ de l'article 61-1, par exemple, le juge de l'exécution, le juge aux affaires familiales, le juge de la mise en état, le juge des référés.

Cela m'amène à répondre à votre première interrogation : une question de constitutionnalité peut-elle être soulevée devant un tribunal arbitral ou devant une autorité administrative exerçant un pouvoir de sanction et considérée comme une juridiction au sens de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ?

Le tribunal arbitral n'étant pas une juridiction étatique, il ne me semble pas que l'exception d'inconstitutionnalité pourra être soulevée devant lui. En revanche, elle pourrait l'être devant la cour d'appel ou la Cour de cassation, amenées à statuer à la suite d'une décision rendue par un tribunal arbitral. La jurisprudence de la Cour de cassation considère au demeurant qu'une sentence arbitrale est une décision de justice et que les arbitres doivent respecter les règles impératives du droit, en particulier les principes de la contradiction ou des droits de la défense, sous le contrôle du juge de l'annulation.

Quant aux autorités administratives indépendantes, le même raisonnement m'amène à considérer qu'une exception d'inconstitutionnalité ne pourra être soulevée que devant la cour d'appel ou la Cour de cassation statuant sur le recours formé contre une de leurs décisions.

S'agissant des juridictions pénales, la question d'inconstitutionnalité pourra être soulevée au cours de l'instruction. En ce cas, elle sera portée devant la chambre de l'instruction, qui détient seule le pouvoir d'annuler un acte ou une pièce de la procédure d'instruction.

La question d'inconstitutionnalité devrait pouvoir aussi être soulevée devant les formations juridictionnelles en charge du contentieux de l'application des peines.

Le projet de loi organique, dans son dernier état, exclut en revanche la possibilité de soulever une question d'inconstitutionnalité devant la cour d'assises. L'exposé des motifs du projet de loi organique justifie cette restriction par la composition particulière de la cour d'assises et par l'intérêt qui s'attache à ce que les questions de droit et de procédure soient réglées avant l'ouverture du procès criminel, toute latitude étant ouverte en amont, dans la phase de l'instruction. Quels que soient les mérites de ces dispositions, malgré la spécificité de la procédure criminelle et de la composition de la cour d'assises, je m'interroge sur l'opportunité d'exclure un recours en inconstitutionnalité devant cette juridiction, y compris lorsqu'elle statue sans jurés, en première instance – notamment dans les affaires de terrorisme –, alors qu'elle intervient précisément, de façon directe, sur les libertés et droits fondamentaux de la personne.

Autre question, particulièrement délicate, comment s'opérera le choix entre le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionnalité ?

Pour le justiciable, il ne sera pas facile de choisir entre l'invocation de l'inconstitutionnalité et l'invocation de l'inconventionnalité de la loi contestée. Il devra prendre en compte la durée prévisible de chacune des procédures et surtout la nature différente de leurs effets : dans le cas de l'inconstitutionnalité, le justiciable peut obtenir l'abrogation complète de la loi critiquée, tandis que, dans le cas de l'inconventionnalité, il peut gagner son procès, mais la loi demeure. Cela incite à penser que la voie de l'inconstitutionnalité pourra intéresser davantage des plaideurs institutionnels, des groupements ou des associations poursuivant des objectifs plus généraux ou collectifs.

La principale difficulté apparaîtra cependant dans le cas où seront invoquées cumulativement l'inconstitutionnalité et l'inconventionnalité de la loi contestée, lorsqu'une partie ou son avocat présenteront les deux moyens à la fois. En pareil cas, il m'avait semblé, avant que le projet de loi organique ne soit élaboré, qu'en l'absence d'indication à ce sujet dans l'article 61-1 de la Constitution, il n'était pas nécessaire de donner priorité à une question sur l'autre : il fallait laisser au juge le soin de retenir le moyen le mieux fondé, en se plaçant du seul point de vue de la qualité et de la pertinence juridique du moyen.

Toutefois, le projet de loi organique, dans son dernier état, s'est placé sur le terrain de la hiérarchie des normes et a considéré que la conformité d'une loi à la Constitution, norme suprême nationale, devait être examinée en premier, avant sa conformité à une convention internationale. La justification de cette adjonction tient, d'après l'exposé des motifs, à la « volonté de réappropriation de la Constitution par les justiciables » exprimée par le pouvoir constituant lors de la révision du 23 juillet 2008. Il s'agit là, sans doute, de répondre aux critiques formulées par certains contre le contrôle de conventionnalité, auquel il est reproché d'accorder aux normes internationales plus de poids et d'influence sur notre droit que notre propre Constitution, au détriment de l'« identité constitutionnelle française ».

Cette solution ne va cependant pas sans poser de problèmes, eu égard à l'applicabilité directe, en droit interne, du droit communautaire et de la Convention européenne des droits de l'homme, mais aussi à l'évolution récente de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État au sujet de la hiérarchie des normes internes et internationales, notamment communautaires. Le Conseil constitutionnel a en effet décidé que la théorie traditionnelle de la « Constitution-écran » ne pouvait plus contredire la primauté du droit communautaire et le Conseil d'État a établi que, conformément à l'article 88-1 nouveau de la Constitution, il existe une obligation constitutionnelle de transposition des directives de l'Union européenne. Au reste, le projet de loi organique a repris les conséquences que le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État ont tiré des exigences de l'article 88-1 de la Constitution en matière de droit communautaire, en prévoyant une hypothèse de taille dans laquelle la primauté du contrôle de constitutionnalité ne jouera pas complètement : celle des lois de transposition des directives. Cette exception introduit une première brèche qui, me semble-t-il, réduit la cohérence d'ensemble, inspirée par la volonté de « réappropriation de la Constitution par les justiciables ».

Pour éviter ce conflit délicat entre le contrôle de conventionnalité et le contrôle de constitutionnalité, il convient d'effectuer un travail d'information auprès des parties et de leurs avocats afin de les convaincre de ne pas invoquer cumulativement les deux recours et de bien choisir celui qui est le plus efficace et le plus utile à leurs intérêts. Dès lors, plutôt que de faire prévaloir le contrôle de constitutionnalité sur le contrôle de conventionnalité, il convient de laisser le juge répondre de la manière plus efficiente.

En quoi est-il nécessaire d'instaurer la priorité de la question de constitutionnalité sur la question de conventionnalité ?

J'observe que le projet de loi organique, dans son dernier état, a réservé lui-même le cas de l'article 88-1 de la Constitution et du droit communautaire. Si le juge saisi constate que la question posée soulève une difficulté sérieuse d'interprétation du droit communautaire, il devrait d'abord poser la question préjudicielle à la Cour de justice des communautés européennes.

La mise en oeuvre juridictionnelle de la question préjudicielle de constitutionnalité soulève elle aussi divers problèmes.

Le premier problème concerne la transmission de la question préjudicielle de constitutionnalité à la Cour de cassation par le juge du fond. À ce stade du processus déjà, plusieurs interrogations surgissent.

Première interrogation, quelles personnes ont qualité ou intérêt à soutenir la question préjudicielle ? La formulation de l'article 61-1 de la Constitution est large –« Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit » – et devrait permettre, en principe, à toute partie de soulever une question préjudicielle de constitutionnalité, qu'il s'agisse, par exemple, de la partie civile à l'occasion d'une instance devant le juge pénal ou du défendeur à une action civile à l'occasion d'un pourvoi en cassation.

J'estime évidemment que le ministère public doit pouvoir soulever une question préjudicielle de constitutionnalité mais aussi recevoir communication de toute question préjudicielle de constitutionnalité posée par un requérant. Quant au juge, la faculté devrait lui être reconnue de relever d'office une question préjudicielle de constitutionnalité, à l'instar de tout moyen d'ordre public ; il me semble en effet difficile d'admettre qu'un juge puisse appliquer une loi en la sachant inconstitutionnelle.

Je m'interroge dès lors sur la portée qu'il y a lieu de donner à la précision ajoutée dans le projet de loi organique, selon laquelle la question de constitutionnalité « ne peut être relevée d'office ».

Par ailleurs, en cas de désistement de l'action ou de désistement de l'instance avant la transmission de la question préjudicielle au Conseil constitutionnel, il m'apparaît que la question de constitutionnalité ne peut plus prospérer, puisque, s'agissant d'un incident concernant l'instance principale, le désistement met un terme à cette instance. Il n'y a plus lieu de statuer sur l'exception.

Deuxième interrogation, quelle est l'étendue du principe du sursis à statuer et ses exceptions en cas de transmission de la question par le juge ?

La règle du sursis à statuer en cas de transmission de la question préjudicielle par le juge, avec sa limitation du sursis de trois à six mois, ne me paraît pas poser de difficulté dans son principe. J'observe cependant qu'en prévoyant un sursis à statuer dans l'attente de la décision sur la constitutionnalité lorsque le juge du fond a statué sans attendre, le projet de loi organique confère un caractère suspensif au pourvoi en cassation quelle que soit la matière en cause, alors que le principe en matière civile est, selon l'article 579 du code de procédure civile, celui de l'absence d'effet suspensif.

Par ailleurs, le projet de loi organique a introduit un mécanisme complexe de dérogations au sursis à statuer, dans le but de garantir le bon fonctionnement du service public de la justice et de répondre aux situations d'urgence, en précisant notamment que le cours de l'instruction ne sera pas suspendu par la transmission de la question de constitutionnalité et que le juge pourra toujours prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires.

Or certaines de ces dérogations peuvent soulever des difficultés.

En prévoyant, par exemple, qu'il n'est pas sursis à statuer « lorsqu'une personne est privée de liberté à raison de l'instance ni lorsque l'instance a pour objet de mettre fin à une mesure privative de liberté », le projet de loi organique ne permet pas de déterminer de façon suffisamment précise quel type d'instance est concerné.

Par ailleurs, on ne peut exclure l'hypothèse dans laquelle le juge n'a pas sursis à statuer et où la personne qui a soulevé la question préjudicielle de constitutionnalité est condamnée pénalement sans former de pourvoi en cassation contre cette décision. En pareille situation, si la question préjudicielle d'inconstitutionnalité se trouve ensuite accueillie favorablement par le Conseil constitutionnel, il pourrait y avoir lieu d'ouvrir un réexamen de la décision de condamnation pénale.

Enfin, en énonçant qu'« en tout état de cause, le cours de l'instruction n'est pas suspendu et les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires peuvent être prises en toute instance », le projet de loi organique semble viser à la fois les domaines pénal et civil, sans préciser auquel des deux s'applique chacun des éléments de cette disposition.

Or il ne faut pas dissimuler les difficultés susceptibles de s'attacher à une telle absence de suspension, eu égard aux délais de prescription de l'action publique et de péremption de l'instance.

II peut être par exemple noté qu'en matière de presse, la transmission de la question préjudicielle de constitutionnalité pourrait se retourner contre les parties demeurées passives pendant la durée du sursis à statuer.

Face à la complexité du régime prévu pour les exceptions au sursis à statuer, tantôt obligatoires, tantôt facultatives, il me semblerait plus prudent de laisser au juge un certain pouvoir d'appréciation, en tenant compte des mesures d'urgence ou des mesures conservatoires nécessaires.

La décision du juge du fond de transmettre ou de ne pas transmettre une question préjudicielle de constitutionnalité à la Cour de cassation ou au Conseil d'État est-elle susceptible de recours ?

Le projet de loi organique exclut clairement tout recours contre la décision de transmission d'une question d'inconstitutionnalité à la Cour de cassation ou au Conseil d'État. L'exposé des motifs justifie cette exclusion, à juste titre, par la nécessité d'éviter que la mise en oeuvre du mécanisme ne serve de prétexte à des manoeuvres procédurales. Il ajoute que la partie qui s'oppose à ce que la question soit posée pourra faire valoir son point de vue devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation, en plaidant, le cas échéant, que les conditions posées par la loi organique n'étaient pas réunies.

Quant au refus de transmission de la question préjudicielle, il est précisé qu'il ne pourra être contesté qu'à l'occasion d'un recours portant sur la décision au fond. Il peut être observé que la possibilité de former un recours, même différé, à l'encontre de la décision du juge du fond est de nature à compromettre le système du double filtrage institué par la Constitution. Devant la Cour de cassation, le contentieux lié à cette faculté de recours risque en effet d'être plus important en nombre que celui de l'examen des questions préjudicielles de constitutionnalité transmises par les juges du fond ou soulevées pour la première fois devant la Cour de cassation.

Le deuxième problème a trait au renvoi de la question préjudicielle au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation. Celle-ci peut être conduite à examiner une question de constitutionnalité dans deux hypothèses.

Première hypothèse, une juridiction du fond lui transmet une question préjudicielle après avoir elle-même procédé à un premier examen des trois points prévus : la disposition contestée doit commander l'issue du litige, la validité de la procédure ou constituer le fondement des poursuites ; elle ne doit pas être dépourvue de caractère sérieux ; elle ne doit pas avoir été auparavant déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans les motifs et le dispositif de sa décision, sauf changement de circonstances.

Seconde hypothèse, une partie forme un pourvoi contre l'arrêt d'une cour d'appel qui a refusé de renvoyer à la Cour de cassation.

Deux questions méritent à mon sens une attention particulière : la formation appelée, au sein de la Cour de cassation, à opérer la transmission au Conseil constitutionnel ; les critères du filtrage.

S'agissant de la formation de la Cour de cassation chargée de se prononcer sur la transmission au Conseil constitutionnel, le projet de loi organique prévoit une formation nouvelle ad hoc de la Cour de cassation, inspirée de la formation existant pour les demandes d'avis en matière civile, composée du premier président, des présidents de chambre et de deux conseillers à la Cour de cassation appartenant à chaque chambre spécialement concernée. Le premier président pourra aussi, lorsque la solution paraît s'imposer, renvoyer la question devant une formation restreinte composée de lui-même, du président de la chambre spécialement concernée et d'un conseiller de cette chambre. L'exposé des motifs du projet de loi ajoute que le premier président et les présidents des chambres pourront être suppléés.

S'agissant du ministère public devant la Cour de cassation, il va de soi que le parquet général de la Cour de cassation doit pouvoir présenter son avis devant chacune des formations ad hoc concernées. Par ailleurs, le projet de loi organique n'ayant pas précisé le régime de la procédure devant cette formation ad hoc, les règles ordinaires relatives à la procédure devant la Cour de cassation s'appliqueront. II conviendra en particulier que la question préjudicielle soulevée a l'occasion d'une instance devant la Cour de cassation soit présentée dans un mémoire ou des conclusions spécialement rédigées à cette fin, de manière à faciliter le traitement de la question devant la formation ad hoc.

S'agissant des critères de transmission au Conseil constitutionnel, il résulte des dispositions du projet de loi organique que la Cour de cassation, comme le Conseil d'État, exercera un contrôle sur les trois critères mis en oeuvre par les juges du fond et qu'elle ne saisira le Conseil constitutionnel que si la disposition contestée « soulève une question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse ». Le caractère « alternatif » de ces derniers critères peut poser problème. Il aurait été préférable, sinon d'abandonner le critère de la nouveauté, du moins de rendre cumulatifs les deux critères, ainsi que le prévoit l'article L. 441-1 du code de l'organisation judiciaire pour les demandes d'avis. Le critère de la nouveauté ne me paraît pas pouvoir être pris seul en compte devant la Cour de cassation, au risque de favoriser la formulation de nombreuses questions fantaisistes.

Le troisième problème porte sur la représentation par avocat en matière de question préjudicielle de constitutionnalité.

La complexité en droit de la question de constitutionnalité ne permet pas d'envisager une dispense du ministère d'avocat devant la Cour de cassation, si l'on veut que les recours soient efficaces ou effectifs. Sous le bénéfice de cette observation, une distinction me semble devoir être opérée selon que la question préjudicielle de constitutionnalité est transmise par une juridiction du fond ou soulevée à l'occasion d'un pourvoi en cassation.

Lorsque la question préjudicielle est transmise à la Cour de cassation par un juge du fond, deux types de solutions peuvent être envisagées : soit la simple transposition des règles applicables actuellement en matière de pourvoi en cassation ordinaire, prévoyant la représentation obligatoire en matière civile ; soit la généralisation de la représentation obligatoire pour l'examen de toutes les questions préjudicielles de constitutionnalité à la matière civile mais également à la matière pénale.

Lorsque la question préjudicielle est formée dans le cadre d'un pourvoi en cassation, la représentation obligatoire devrait suivre les règles applicables au pourvoi.

Le quatrième problème est relatif à l'octroi de l'aide juridictionnelle en cas de question préjudicielle de constitutionnalité. Il s'agit d'un sujet d'importance pour l'effectivité du droit d'accès à la justice des plaideurs les plus démunis désireux de soulever une question d'inconstitutionnalité.

Le dispositif prévu à cet égard par le projet de loi organique concerne la rétribution des auxiliaires de justice prêtant leur concours au titre de l'aide juridictionnelle devant le Conseil constitutionnel, mais il ne prend pas en compte spécifiquement le traitement de la question préjudicielle devant la Cour de cassation ou le Conseil d'État.

Or, devant la Cour de cassation, l'attribution de l'aide juridictionnelle ne se posera pas de la même manière selon que la question de constitutionnalité sera soulevée à l'appui d'un pourvoi en cassation ou transmise à la Cour de cassation par une juridiction de fond : si la question est invoquée à l'appui d'un pourvoi en cassation, l'attribution de l'aide juridictionnelle devrait obéir aux conditions ordinaires, notamment à la condition qu'il existe un moyen sérieux de cassation ; si la question préjudicielle a été transmise par une juridiction du fond sans que le demandeur ait bénéficié jusque-là de l'aide juridictionnelle, le projet de loi organique ne permet pas, en l'état, l'octroi de cette aide devant la Cour de cassation. II serait souhaitable que l'aide puisse être attribuée au regard des seules ressources, en vue de la désignation d'un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Par ailleurs, l'aide devrait, sous la même condition de ressources, être octroyée de plein droit au défendeur à la question préjudicielle de constitutionnalité.

Le cinquième problème concerne la décision de la Cour de cassation de transmettre ou de ne pas transmettre au Conseil constitutionnel et ses suites.

La Cour de cassation, comme le Conseil d'État, dispose d'un délai de trois mois pour se prononcer sur la transmission au Conseil Constitutionnel, ce dernier ayant ensuite lui aussi trois mois pour trancher.

Je considère que les décisions de la Cour de cassation devront être motivées. Un certain pouvoir de reformulation des termes de la question devrait même pouvoir être reconnu à la Cour de cassation et au Conseil d'État en cas de mauvaise rédaction, eu égard au pouvoir propre qui leur est reconnu de vérifier si la disposition contestée soulève une « question nouvelle » ou présente une « difficulté sérieuse ».

En revanche, il ne me paraissait pas nécessaire de prévoir un dispositif formel de transmission au Conseil constitutionnel d'une copie des décisions rejetant les demandes de saisine, dès lors que les décisions de la Cour de cassation revêtent toutes un caractère public et accessible. Je constate cependant que le projet de loi organique, dans son dernier état, en a décidé autrement, puisqu'il est précisé, à l'article 23-7 introduit dans l'ordonnance du 7 novembre 1958, que le Conseil constitutionnel reçoit une copie de la décision par laquelle le Conseil d'État ou la Cour de cassation décide de ne pas le saisir d'une question d'inconstitutionnalité. Faut-il y voir la volonté de consolider le rôle de juge suprême du Conseil constitutionnel, appelé à contrôler dans tous les cas les motifs pour lesquels la Cour de cassation et le Conseil d'État effectuent leur filtrage ? La question mérite d'être posée.

Le sixième problème porte sur la décision rendue par le Conseil constitutionnel lui-même. Plusieurs interrogations importantes subsistent à cet égard.

Premièrement, quelle est la portée du pouvoir de modulation reconnu au Conseil Constitutionnel par l'article 62, alinéa 2, de la Constitution, quant aux effets de sa décision d'inconstitutionnalité ? Il peut, par exemple, abroger une disposition déclarée inconstitutionnelle à compter d'une date ultérieure à la publication de sa décision et déterminer les conditions et les limites dans lesquelles les effets produits par la disposition sont susceptibles d'être remis en cause. Selon moi, il n'est pas souhaitable que le Conseil Constitutionnel aille ainsi, indirectement, jusqu'à énoncer les conséquences à tirer sur l'affaire judiciaire en cours. Le contentieux judiciaire doit être laissé entre les mains du juge judiciaire.

Un large champ d'appréciation reste encore ouvert, il est vrai, notamment en ce qui concerne les effets de l'abrogation d'une disposition pénale ou de procédure pénale par le Conseil constitutionnel. Même si cette abrogation produit ses effets pour l'avenir, on ne peut exclure que des personnes déjà condamnées demandent le bénéfice de l'abrogation et réclament une indemnisation. Mais je me garderai d'anticiper sur les jurisprudences susceptibles de se développer.

Deuxièmement, l'abrogation d'un texte qui avait remplacé un texte précédent pourra-t-elle avoir pour effet de faire revivre la disposition antérieure ? La question est complexe. Néanmoins, à première vue, puisque le texte a été abrogé, il appartient au législateur d'adopter rapidement un nouveau texte rectifié pour régir les situations concernées.

Troisièmement, dans quelles conditions le Conseil constitutionnel, saisi d'une question préjudicielle, pourra-t-il réexaminer une loi précédemment déclarée conforme en cas de changement des circonstances ou de nouveauté de la question posée ? À cet égard, on peut se demander si l'autorité erga omnes dont sont revêtues les décisions du Conseil constitutionnel lorsqu'il se prononce au sujet d'une disposition législative ne peut pas faire obstacle à des revirements de jurisprudence au sujet de la constitutionnalité d'une disposition donnée.

Nous nous trouvons en présence d'une réforme assurément extraordinaire pour la protection des droits des justiciables, mais qui, à ce stade, soulève un champ immense de questions. L'avenir de la nouvelle procédure dépendra pour une large part de ce qu'en feront les juges chargés des filtrages successifs. Au fur et à mesure que la législation prospère, le rôle du juge se renforce et l'accès à la justice se développe. Par conséquent, la moindre faille sera exploitée. S'il s'agit d'améliorer les exigences du service public de la justice, tant mieux ; s'il s'agit de mener des manoeuvres dilatoires, la vigilance est de rigueur.

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