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Intervention de Nicolas Molfessis

Réunion du 30 juin 2009 à 8h15
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république

Nicolas Molfessis, professeur à l'Université Paris II-Assas :

Permettez-moi, avant toute chose, de vous dire l'honneur que vous me faites en sollicitant mon intervention sur ce sujet, et ce d'autant plus que je suis professeur de droit privé. Votre initiative montre que le droit constitutionnel est en train de dépasser la frontière – pourtant si marquée dans notre système juridique – entre le droit public et le droit privé.

Cette frontière est toutefois encore présente dans le texte qui nous intéresse en ce qu'il présuppose, en quelque sorte, une infériorité de compétence de la Cour de cassation par rapport au Conseil d'État, si l'on en juge par l'instauration d'une formation spéciale, requise au sein de la première mais non du second.

L'exposé des motifs ouvrant le projet de loi organique place d'emblée la réforme opérée sous l'angle des droits des justiciables, en affirmant que la loi constitutionnelle a ouvert un droit nouveau à leur bénéfice. J'évoquerai d'abord un certain nombre de points sur lesquels le texte appelle une discussion avant de répondre plus explicitement aux questions qui m'ont été posées.

Tout d'abord, pourquoi imposer, comme critère du filtre opéré par la juridiction suprême saisie, que la question de constitutionnalité soulevée « présente une difficulté sérieuse » ? Ce critère est connu dans la procédure d'avis, mais il est ici inapproprié. À supposer que la disposition législative en cause soit de toute évidence inconstitutionnelle, la question soulevée ne présenterait pas de difficulté sérieuse, mais la transmission au Conseil constitutionnel serait d'autant plus justifiée. Au reste, si l'on prolonge le parallèle avec la procédure d'avis, qui est codifiée, c'est la question qui doit présenter une difficulté sérieuse et non, comme le prévoit la rédaction proposée pour l'article 23-4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constutionnel, la disposition législative critiquée. Au fond, qu'est-ce qu'une disposition qui « présente une difficulté sérieuse » ? Seul un problème, une question peut présenter une telle difficulté.

Au-delà, est-il si logique que les conditions de transmission au Conseil constitutionnel par la juridiction de cassation – Conseil d'État ou Cour de cassation – ne soient pas les mêmes que celles imposées au juge du fond ? Au vu de l'état actuel du projet, le juge du fond pourrait avoir raison de transmettre la question de constitutionnalité à la Cour de cassation, et celle-ci pourrait être tout aussi fondée à ne pas la transmettre au Conseil constitutionnel. En pratique, la distinction entre les critères actuellement prévue par le projet n'aura donc ni sens ni portée. Évitons donc d'avoir à nous interroger, par exemple, sur la nature d'une question de constitutionnalité qui ne serait pas « dépourvue de caractère sérieux » – article 23-2 – mais qui, pour autant, ne serait pas nouvelle – article 23-5. Il serait plus simple d'affirmer que le Conseil d'État ou la Cour de cassation saisit le Conseil constitutionnel de la question de constitutionnalité dès lors que les conditions prévues à l'article 23-2 sont remplies. Ce faisant, on réduirait d'autant le risque de « pré-jugement » de constitutionnalité dont il va être question tout à l'heure.

En troisième lieu, la référence à un « changement de circonstances » pour admettre que le juge puisse transmettre une question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, quand bien même celui-ci aurait antérieurement déclaré la disposition en cause conforme à la Constitution, est ambiguë. On comprend que le texte vise l'hypothèse dans laquelle une réforme constitutionnelle serait depuis lors survenue, avec pour effet d'accroître la liste des droits et libertés à valeur constitutionnelle. On songe par exemple aux griefs d'inconstitutionnalité qui pourraient être formulés sur le fondement de la Charte de l'environnement à l'encontre de textes examinés antérieurement à son insertion dans la Constitution.

Mais un changement de jurisprudence de la part du Conseil constitutionnel – et il y en a beaucoup – constitue-t-il un « changement de circonstances » ? Et en est-il de même du changement dans l'interprétation de la loi par le juge ordinaire ? Il serait en réalité préférable de viser clairement ce que sous-tend la disposition, et à mon sens de faire référence à la seule hypothèse d'invocation de droits et libertés qui n'étaient pas constitutionnellement garantis à l'époque du contrôle de constitutionnalité a priori. Ce serait plus clair et moins susceptible de soulever des difficultés.

En quatrième lieu, la procédure prévue devant la Cour de cassation est, dans le projet, surprenante. Le premier président de la Cour de cassation préside la formation qui rend l'arrêt. Mais, lorsque la solution lui paraît s'imposer, il peut aussi choisir de renvoyer le cas devant une formation allégée, présidée par lui-même et composée « du président de la chambre spécialement concernée et d'un conseiller de cette chambre ». Le premier président et les présidents de chambre peuvent aussi choisir d'être suppléés par des délégués qu'ils désignent. Comment comprendre ces dispositions ? Le critère permettant la décision en formation allégée est-il pertinent dans la mesure où la question aura été préalablement jugée comme n'étant « pas dépourvue de caractère sérieux » ? En l'absence de précision, c'est aussi bien la conformité à la Constitution que la non-conformité à celle-ci qui peut paraître s'imposer au président de la Cour de cassation. Cela revient en réalité à faire de lui le juge unique de la question de constitutionnalité.

Et, dans le cas où la solution qu'il estimerait devoir s'imposer serait la transmission au Conseil constitutionnel, comment concilier cette hypothèse avec le fait que ladite transmission suppose d'être en présence d'une disposition législative qui « soulève une question nouvelle » ou « présente une difficulté sérieuse » ? De même, comment comprendre la référence qui est faite par le texte à la chambre « spécialement concernée », alors que l'on évoque ici une question de constitutionnalité supposée échapper à la compétence des magistrats de l'ordre judiciaire ?

Que signifie, enfin, cette référence à la chambre « spécialement concernée » alors que, dans un alinéa précédent, lorsqu'il est question de la formation normale, on prévoit d'y faire siéger deux conseillers « appartenant à chaque chambre spécialement concernée » ? Faut-il croire qu'il y ait des degrés dans le fait d'être concerné par une question de constitutionnalité qui permettrait de distinguer deux chambres, puis une, au sein de la Cour de cassation ?

En réalité, une question de constitutionnalité ne concerne pas une chambre. L'expression est maladroite, et d'autant plus malvenue qu'elle corrobore à son tour l'idée de pré-jugement par une chambre. Soyons donc simples et logiques : la question de constitutionnalité est toujours fondamentale et jamais évidente dès lors qu'elle a franchi le premier filtre. Elle doit relever sans exception de la formation évoquée à l'article 23-6, troisième alinéa, à savoir une formation présidée par le premier président de la Cour de cassation et composée des présidents des chambres et, sans doute – ce serait plus logique – d'un conseiller par chambre.

Je répondrai maintenant aux questions qui m'ont été posées.

S'agissant des principes constitutionnels les plus susceptibles d'être utilisés par des requérants, notamment en matière de contentieux devant le juge judiciaire, on peut sans doute s'attendre à ce que les plaideurs invoquent le principe d'égalité, parce qu'il a un rayonnement très large, qu'il est d'une imprécision justifiant qu'une partie tente sa chance, et qu'il présente sous l'angle du droit constitutionnel des attraits bien supérieurs à ce qu'il permet en matière conventionnelle, sur le fondement de la Convention européenne des droits de l'homme. Les parties devraient également fréquemment invoquer les diverses garanties que l'on range classiquement sous l'étiquette « procès équitable ». Enfin, on peut penser que la sécurité juridique devrait être invoquée, même s'il reste à s'entendre sur le point de savoir si un principe à valeur constitutionnelle comme celui de l'intelligibilité et de l'accessibilité du droit relève des droits et libertés garantis par la Constitution, au sens de l'article 61-1 nouveau de la Constitution.

S'agissant, en deuxième lieu, de la portée de l'expression « disposition législative », on doit pouvoir considérer qu'elle englobe les lois du pays de la Nouvelle-Calédonie. Quant aux termes « droits et libertés garantis par la Constitution », ils ne peuvent, me semble-t-il, viser une incompétence négative que pour autant qu'une telle incompétence traduirait une atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Toute incompétence négative n'entre donc pas dans le domaine du texte.

En troisième lieu, le fait d'exiger que la juridiction suprême saisie s'assure que la question soulevée est « nouvelle ou présente une difficulté sérieuse » conduit inévitablement à ce qu'elle procède à une forme de pré-jugement de constitutionnalité. Il ne peut pas en aller autrement à partir du moment où le filtrage conduit le juge à apprécier la pertinence de la question soulevée. Mais il est un moyen simple d'éviter d'instaurer un double contrôle de constitutionnalité – l'un qui serait officiel, explicite et autorisé, celui du Conseil constitutionnel, l'autre officieux, implicite et illégitime, celui du juge de cassation – : ne pas exiger une motivation de la décision de transmission ou de non-transmission.

En revanche, il faut souligner que la Cour de cassation applique depuis longtemps les droits à valeur constitutionnelle, et qu'il lui arrive même de les viser dans ses décisions. Si, depuis plus d'un siècle et demi, elle refuse avec constance de contrôler la constitutionnalité des lois, elle n'en reconnaît pas moins que les principes et droits à valeur constitutionnelle constituent bien des règles de droit, et elle en donne donc des interprétations. Ainsi, dans une décision du 28 novembre 2006, la Cour de cassation a jugé que « le libre accès à sa propriété constitue un accessoire du droit de propriété, droit fondamental à valeur constitutionnelle ». La Cour en tire d'ailleurs des conséquences souvent importantes. Par exemple, dans un arrêt du 4 janvier 1995, elle a censuré la décision d'un juge qui, après divorce, avait imposé à une personne de consentir un bail rural à son ex-époux sur un bien qui lui était propre, en soulignant que « le droit de propriété est un droit fondamental de valeur constitutionnelle, de telle sorte que l'obligation imposée à l'un des époux de consentir un bail rural constituait une restriction à son droit de disposer librement d'une parcelle dont elle était seule propriétaire ». S'il faut donc redouter une forme de pluralisme des contentieux concernant les droits constitutionnels, c'est parce que les juges conservent, et conserveront, la possibilité de les appliquer. S'ils ne peuvent déclarer une loi contraire à la Constitution, ils pourront toujours, évidemment, se référer aux droits à valeur constitutionnelle. Il faut espérer que le développement du rôle du Conseil constitutionnel contribuera à l'unité d'interprétation des normes constitutionnelles.

S'agissant de vos quatrième et cinquième questions, relatives au caractère préalable de la question posée – spécialement par rapport à la question de conventionnalité –, et au problème de contrariété entre le droit constitutionnel et le droit communautaire, il me semble possible de faire trois observations.

Tout d'abord, le caractère préalable dans le temps d'une question est une problématique chronologique. Ce truisme grossier est destiné à éviter de décalquer ce qui relève du traitement chronologique des questions sur des raisonnements menés en termes de hiérarchie des normes.

Ensuite, dès lors que la question de constitutionnalité est soulevée, il doit y être répondu. En aucune manière, la question de constitutionnalité ne peut être subsidiaire, ou encore seconde, comme pourrait l'être par exemple une question de bien-fondé par rapport à une question de recevabilité. On comprend très bien que, si la recevabilité n'est pas franchie, on ne puisse jamais examiner le bien-fondé. En revanche, une fois la question de constitutionnalité posée au juge, aucune autre question ne lui permet d'échapper à son obligation d'y répondre, qui n'est jamais que la traduction de son devoir de juger. Si la Constitution a consacré un droit nouveau au bénéfice des justiciables, comme je l'ai rappelé tout à l'heure, ce n'est pas pour qu'ils s'en trouvent privés, ne serait-ce que dans certaines hypothèses.

Enfin, la question de constitutionnalité n'a pas le même objet que la question dite de conventionnalité. C'est une évidence, puisque la première peut conduire à l'abrogation d'un texte, mais pas la seconde. En répondant à une question de conventionnalité, on ignore la question de constitutionnalité, quand bien même les droits invoqués ici et là seraient les mêmes. De même, lorsqu'il répond à la question de constitutionnalité, le juge ne répond pas à la question communautaire.

De ces trois observations, il résulte que la question de constitutionnalité est effectivement préalable, sans quoi elle pourrait rester sans réponse, au risque de ruiner le mécanisme en pratique, et plus fondamentalement de méconnaître ce qui en fait l'essence même.

Il en résulte aussi qu'aucune raison ne doit conduire à admettre une priorité temporelle de la question de droit communautaire sur celle de droit constitutionnel et qu'il n'est absolument pas justifié de prévoir la réserve de l'article 88-1 de la Constitution. Il ne s'agit pas, en répondant à la question de constitutionnalité, de trancher la question de conformité au droit communautaire qui serait l'objet d'une question préjudicielle : il s'agit de trancher la question de conformité à la Constitution d'une disposition législative sans préjudice de ce qui sera jugé sur le terrain communautaire. La préséance chronologique de la question constitutionnelle n'est évidemment pas l'affirmation d'une primauté sur le droit communautaire ni un empiétement de compétences. À telle enseigne que, si la réponse à la question constitutionnelle devait être celle d'une conformité à la Constitution de la disposition législative, il resterait encore à statuer sur la question préjudicielle communautaire. Il serait en réalité justifié d'amputer l'alinéa 14 de l'article 1er de la référence à l'article 88-1 de la Constitution. La juridiction doit se prononcer en premier lieu sur la question de constitutionnalité ; il n'y a pas de réserve à prévoir puisque ce n'est pas elle qui se prononcera, à la suite d'une question préjudicielle, sur la conformité au droit communautaire.

Enfin, il faut souligner que le caractère préalable vaut évidemment aussi devant la Cour de cassation et le Conseil d'État. Il est d'autant plus important d'apporter cette précision que, comme l'indique le texte du projet de loi, la question peut être posée pour la première fois devant l'une ou l'autre de ces juridictions.

J'en viens à votre septième question. En cas de désistement de l'action ou de l'instance mettant un terme au procès, la question de constitutionnalité ne devrait logiquement pas prospérer. Cette question est soulevée à l'occasion d'un litige, et lui est liée, au point d'ailleurs que la question n'est transmise que si « la disposition contestée commande l'issue du litige ou la validité de la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ». Dès lors, elle ne peut survivre à l'extinction de l'instance et à l'absence de litige. Elle est d'ailleurs conçue comme un droit du justiciable : s'il se désiste, ce dernier met également fin à la procédure qui conduit de la question à la réponse.

Répondant à la huitième question, je dirai que les juridictions n'ont pas de rôle jouer dans la formulation de la question soulevée, et ce d'autant moins qu'on leur refuse de relever d'office une question de constitutionnalité. En toute hypothèse, il ne m'apparaît pas qu'il leur appartiendrait de reformuler une question qu'elles estimeraient mal posée. Admettre l'inverse serait en réalité les faire participer directement au jugement sur la constitutionnalité de la disposition, et donc verser dans ce pré-jugement qu'il faut absolument éviter.

Le Conseil constitutionnel, en revanche, doit pouvoir reformuler la question, car c'est lui, comme le souligne la Constitution, qui est saisi de la question de la constitutionnalité et qui doit la trancher. Ce que doivent trancher les autres juges, c'est la question de la transmission de la question de constitutionnalité, ce qui est bien différent et doit le rester.

Vous vous interrogez également sur le point de savoir si l'abrogation d'une disposition en matière pénale et en matière de procédure pénale devrait s'articuler avec l'exécution des peines déjà prononcées. Cette question trouve déjà une réponse dans le droit positif, au second alinéa de l'article 112-4 du code pénal. À partir du moment où la disposition législative est déclarée inconstitutionnelle, il faut comprendre qu'elle est abrogée dans notre ordre juridique et qu'en conséquence elle disparaît. L'effet de l'abrogation d'une disposition législative qui prévoit une incrimination pénale est bien connu : soit la condamnation n'est pas encore définitive et, dans ce cas, la loi étant abrogée, cette condamnation ne pourra recevoir une exécution, comme lorsque l'on est en présence d'une loi pénale plus douce ; soit la condamnation est d'ores et déjà définitive, mais la peine n'est pas exécutée ou ne l'est pas entièrement, auquel cas elle cesse de recevoir exécution. Il n'y a donc pas de difficulté particulière sur ce point déjà prévu par l'article 112-4 du code pénal. En revanche, je laisse aux publicistes le soin de répondre à la question de savoir si le justiciable condamné sur le fondement d'une disposition considérée comme inconstitutionnelle peut invoquer la responsabilité de l'État.

Enfin, l'abrogation d'un texte qui avait remplacé un précédent texte pourra-t-elle avoir pour effet de faire revivre la disposition antérieure ? À cette très belle question d'école, il convient – c'est mon sentiment – de répondre par la négative. On ne peut pas faire revivre une disposition antérieure déjà abrogée, et ce d'autant moins que cette disposition pouvait elle-même être inconstitutionnelle – on peut même imaginer qu'elle l'était plus gravement que le texte qui l'a remplacée.

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