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Intervention de éric Meyer

Réunion du 8 avril 2009 à 11h30
Commission des affaires étrangères

éric Meyer, professeur et vice-président de l'Institut national des langues et civilisations orientales, INALCO :

On parle en effet assez peu de Sri Lanka dans les médias. Il s'agit d'un conflit d'une très grande complexité bien qu'il ne soit en rien multiséculaire. Jusqu'à la fin de la période coloniale britannique, les deux communautés – les Cingalais et les locuteurs de langue tamoule qui représentent respectivement 75 % et 25 % de la population – ont coexisté de façon largement pacifique. Après une indépendance acquise sans heurts six mois après celle de l'Inde, s'est développé démocratiquement – les institutions étaient copiées sur celles de Westminster – un mouvement identitaire cingalais qui estimait que la majorité de la population avait été victime de la préférence accordée aux Tamouls pendant la domination britannique. À partir de 1956, le cingalais devient la langue officielle à la place de l'anglais. Par ailleurs, le bouddhisme bénéficie d'une reconnaissance de plus en plus marquée et devient en 1972 la religion que l'État se doit de protéger. L'identité cingalaise s'affirme donc progressivement au détriment des – je dis bien : des – minorités tamoules.

En effet, 18 % de la population est constituée de Tamouls vivant au Nord et à l'Est de l'île, qui ont un esprit d'entreprise particulièrement développé. Cette minorité est largement scolarisée, elle a appris l'anglais, ce qui a favorisé l'expatriation dès la fin du XIXe siècle, et elle a essaimé à Kuala Lumpur et à Singapour. C'est elle qui a beaucoup pâti du changement de langue officielle. Il existe aussi sur la côte Est une communauté tamoulophone de confession musulmane, environ 7 % de la population, qui ne s'identifie pas à la lutte des séparatistes et qui a persisté dans son attitude de coexistence avec les autres communautés. Enfin, on trouve une troisième communauté tamoule, installée par les Britanniques dans le centre de l'île pour travailler dans les plantations de thé, qui ne s'identifie pas non plus réellement aux séparatistes.

Dans les années soixante-dix, le mouvement tamoul, qui s'exprimait de façon pacifique – la tradition démocratique britannique fait qu'il y a toujours eu des députés tamouls – a été doublé par d'autres mouvements créés par des jeunes auxquels l'accès à l'université – un accès très étroit, il est vrai, que l'introduction de quotas avait encore restreint – avait été refusé, alors que les Tamouls y étaient jusque-là plus que proportionnellement représentés. Ceux qui le pouvaient sont partis dans les pays de langue anglaise, tandis que ceux qui n'en avaient pas les moyens se sont lancés dans l'action clandestine et ont constitué une dizaine de groupes militants autour de Jaffna, la ville principale du nord de l'île. L'organisation des Tigres de Libération de l'Eelam tamoul (LTTE), dont l'emblème est une tête de tigre derrière laquelle se croisent deux fusils sur fond rouge, l'a progressivement emporté sur les autres au début des années quatre-vingts, soit par absorption, soit surtout par élimination. Ces groupes étaient alors appuyés en sous-main par le gouvernement régional de Madras et même par le gouvernement fédéral indien qui craignait que Colombo ne laisse s'installer une base américaine dans le port de Trincomalee sur la côte est. En 1983, a eu lieu à Colombo, à la suite d'un attentat des Tigres contre l'armée, un véritable pogrom à l'encontre de Tamouls, pourchassés à cause de leur nom ou de leur accent, qui s'est soldé par plusieurs centaines de morts. Cet événement dramatique, organisé par des proches du gouvernement cingalais, a provoqué une vague d'émigration massive soit vers le nord du pays, soit vers l'Occident où les immigrés ont obtenu le statut de réfugié politique. Les Tamouls sri-lankais ont acquis à cette occasion une visibilité nouvelle.

Les émigrés vont se faire les partisans ardents du séparatisme tamoul et, volontairement ou non, les financiers du LTTE, qui devient un mouvement puissant. Il recueille des sommes considérables auprès de la diaspora et se lance entre 1993 et 1999 dans le trafic international d'armes.

A partir de 1987, le mouvement séparatiste opère un tournant car l'Inde intervient pour que le Gouvernement sri-lankais accorde aux provinces à majorité tamoule du Nord et de l'Est un statut particulier. C'est ainsi qu'est voté le treizième amendement à la Constitution, qui introduit, mais sous une forme atténuée, une sorte de fédéralisme à l'indienne. A la clef, une clause secrète, mais c'est un secret de polichinelle, portant sur l'utilisation comme base navale par l'Inde du port de Trincomalee, le seul à l'abri des tempêtes dans l'océan Indien. Mais la démarche indienne se soldera par un fiasco car les indépendantistes reprennent les armes contre l'Inde accusée de faire le jeu des Cingalais car elle a admis le principe de l'intégrité territoriale du pays. Les Indiens, qui avaient envoyé un corps expéditionnaire qui comptera jusqu'à 50 000 hommes, se retirent, laissant le champ libre aux Tigres, qui prennent le contrôle du nord et de l'est de l'île jusqu'en 1994-1995.

A cette époque, une première tentative de négociation entre la présidente Chandrika Kumaratunga, qui vient d'être élue, et les maîtres de Jaffna avorte car elle refuse d'accorder une quasi-indépendance à l'Eelam – la zone Nord et Est –, terme qui signifie « Ceylan » en tamoul. Le Gouvernement opte pour une solution militaire de reconquête du Nord mais s'efforce à la retenue. L'armée est envoyée dans le nord en 1995 pour dégager la route A7 qui relie le centre de l'île à Jaffna. La ville repasse sous le contrôle des forces régulières. Mais, ayant conservé la maîtrise de la route A7, les Tigres se replient à l'intérieur et Kilinochchi devient leur « capitale ». Le mouvement de troupes s'accompagne de déplacements de population, volontaires ou non : 200 000 personnes environ quittent Jaffna pour la région de Vanni, qui était jusque-là une jungle inhabitée.

Entre Kilinochchi et Mullaittivu, dorénavant zone de peuplement, les Tigres construisent une véritable base militaire équipée de moyens de télécommunications très modernes et de pistes d'aviation d'où décollent des avions de tourisme pour bombarder les villes, y compris Colombo. Il y règne une discipline de fer – les combattants ont en permanence autour du cou une capsule de cyanure qu'ils avalent s'ils sont pris – et on exalte la culture du sacrifice, de l'héroïsme qui s'accompagne du culte du chef. Ce sont des dizaines de milliers de jeunes qui sont enrôlés, les parents devant fournir à la cause au moins un de leurs enfants. On assiste à des recrutements forcés et les jeunes filles sont nombreuses dans les rangs des combattants.

L'année 1993 avait vu l'assassinat du président Premadasa, après celui de Rajiv Gandhi en 1991, tué par une kamikaze tamoule. La présidente échappe à un attentat en 1999. L'attaque de l'aéroport de Colombo en 2001 provoque l'effondrement d'une économie fondée sur le tourisme. Parallèlement, prenant conscience du fonctionnement de certaines organisations aux ramifications internationales après les attentats du 11 septembre, la communauté internationale se penche de plus près sur les circuits de financement des Tigres qui, sous la pression, concluent une trêve début 2002, après des négociations menées sous l'égide de la Norvège. Une mission, composée surtout de soldats scandinaves, s'installe sur place pour surveiller le cessez-le-feu, qui sera régulièrement violé, principalement par les Tigres. La négociation a une fois de plus échoué.

L'équilibre des forces se modifie fin 2004, le tsunami frappant aussi les zones contrôlées par les Tamouls et détruisant une partie de leurs infrastructures militaires. L'aide humanitaire qui parvient aux victimes devient un enjeu, le Gouvernement s'efforçant d'en prendre le contrôle. Le LTTE subit un autre coup dur avec la défection de son chef dans l'est de l'île, où les leaders du nord recrutaient de plus en plus, faute de combattants chez eux. Leur capacité à poursuivre le combat est entamée à l'avantage du Gouvernement, qui tire profit d'une vague d'attentats suicides dans les zones cingalaises pour radicaliser sa position. Peu après l'assassinat du ministre des affaires étrangères d'origine tamoule, la victoire très courte du nouveau président Rajapakse en 2005 est obtenue contre l'un des partisans de la trêve, et les Tigres l'ont objectivement facilitée en donnant une consigne d'abstention : il devait y avoir entre 300 000 et 400 000 abstentions pour 150 000 voix d'écart. Les violations du cessez-le-feu se multiplient et le conflit redémarre. Le Gouvernement peut compter désormais sur la collaboration du chef tamoul de la côte Est dont les troupes sont devenues les auxiliaires de l'armée régulière. L'issue de la bataille dépend du contrôle de la mer, et la marine sri-lankaise parvient à couler la totalité de la flotte marchande des Tigres dans les eaux internationales, au large de Sumatra, avant de mettre au point une stratégie contre les vedettes rapides de ses ennemis. Les troupes gouvernementales reprendront le contrôle des côtes et de Jaffna en prenant leurs adversaires en tenaille. En dépit de l'absence de tradition militaire, l'armée, forte désormais de 200 000 hommes, s'est aguerrie et, à la fin de l'année 2008, les Tigres, après la perte de Kilinochchi, sont refoulés le long de la côte nord-est, dans une étroite langue de terre, où les combattants se mêlent à la population civile, estimée d'après des photos satellites à 100 000 individus, et où les conditions de vie sont épouvantables. Un drame humanitaire se prépare car la zone n'est plus approvisionnée en eau, le dernier hôpital a été évacué et seule la Croix-Rouge internationale peut encore évacuer les blessés par la mer.

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