Consultez notre étude 2010 — 2011 sur les sanctions relatives à la présence des députés !

Commission des affaires étrangères

Séance du 16 novembre 2011 à 9h45

Résumé de la séance

Les mots clés de cette séance

  • arabe
  • arabie
  • bahreïn
  • conflit
  • golfe
  • iran
  • l'arabie saoudite
  • monarchie
  • saoudite

La séance

Source

Réunion sur les monarchies du Golfe et les printemps arabes, en présence de Mme Fatiha Dazi-Heni, Politologue Monde arabe, et M. Nabil Mouline, enseignant-chercheur à l'Institut d'études politiques de Paris

La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.

PermalienPhoto de Axel Poniatowski

Nous recevons deux experts – M. Nabil Mouline et Mme Fatiha Dazi-Heni – pour une réunion sur la situation intérieure des monarchies du Golfe et sur la manière dont elles réagissent à la déstabilisation de leurs voisins du fait des printemps arabes.

Sur le plan intérieur, sans doute parce que leurs caractéristiques ne sont pas homogènes, les monarchies du Golfe ont été très diversement affectées par le Printemps arabe. Des manifestations très suivies se sont déroulées à Bahreïn, où des troupes saoudiennes et émiriennes ont été déployées pour éviter que le mouvement ne conduise à la chute du régime. En revanche, les peuples des autres monarchies sont restés relativement à l'écart de l'élan de revendications. Pourtant, quelques réformes ont été annoncées qui indiquent que les régimes en place ont pris conscience que l'immobilisme n'était probablement plus tenable au sein des monarchies.

Vis-à-vis de leurs voisins, les monarchies ont eu tout d'abord une attitude conservatrice et attentiste et forment une sorte de « Sainte Alliance ». Il est clair que leurs dirigeants sont inquiets et redoutent en particulier que l'Iran ne tire profit de ces évolutions. Paradoxalement, ces pays peuvent se montrer actifs comme le montrent leurs prises de position lors de la crise libyenne, celles sur les crises syrienne et yéménite ou encore leur soutien financier à leurs voisins engagés sur la voie du changement.

La situation de l'Arabie Saoudite nous intéresse aussi particulièrement. Le prince héritier vient d'être désigné : c'est à nouveau un frère du roi ; le saut de génération n'a donc pas été effectué, ce qui montre l'aspect conservateur du régime.

Si vous en êtes d'accord, M. Mouline, vous pourriez commencer par nous dresser un rapide panorama de la situation intérieure des différentes monarchies du Golfe.

PermalienNabil Mouline

Je vous remercie. Je vais présenter brièvement la situation dans le Golfe, en particulier en Arabie Saoudite, pays pivot de la région qui influence par sa taille, par sa population et par son caractère central l'ensemble des pays du Golfe voire du monde arabe. On l'a vu avec la décision récente de la Ligue arabe de suspendre la Syrie, qui a été soutenue par l'Arabie Saoudite et le Qatar.

La contestation dans la péninsule arabique et notamment en Arabie Saoudite ne date pas de 2011. C'est une constante de l'histoire de cette région depuis l'époque prémoderne. Le 20ème siècle, surtout sa seconde moitié, constitue une parenthèse ; la population a été démobilisée pour trois raisons principales : le choc de la modernité, l'émergence d'un Etat centralisé et le boom pétrolier.

Cela dit, dans les années 1950-1960, plusieurs mouvements de contestation panarabistes, affiliés soit au nassérisme, soit au baasisme, ont été très actifs dans la région mais ont été finalement réprimés. Ce n'est qu'à la fin de la guerre du Golfe qu'un mouvement de contestation moderne va naître dans la région et notamment en Arabie Saoudite. Il est la conséquence de l'émergence d'une nouvelle génération, formée dans le système scolaire saoudien mis en place essentiellement par les Frères musulmans, et des changements structurels tels que l'urbanisation, la démocratisation de l'éducation et une ouverture relative sur le monde.

Des pétitions sont apparues entre 1991 et 1993 réclamant l'instauration d'une sorte d'Etat de droit. On ne demande pas encore d'instaurer la démocratie mais de limiter le pouvoir monarchique avec la mise en place d'une assemblée consultative plus ou moins élue et l'écriture d'une constitution. Si l'Etat saoudien, déstabilisé par les conséquences de la guerre du Golfe, va céder sur quelques points, notamment la rédaction d'une loi fondamentale et la création d'un conseil consultatif, il va rapidement remettre la main sur l'espace social grâce au soutien de l'establishment religieux, très puissant en Arabie Saoudite, et au soutien américain. Le phénomène est similaire dans d'autres pays du Golfe.

Après le 11 septembre 2001, les pétitions et les manifestations vont renaître à cause de la pression américaine et de la menace d'al-Qaida. Les mêmes revendications vont se concrétiser et vont prendre corps avec les demandes de mise en place d'une monarchie constitutionnelle. Il ne s'agit toujours pas d'une demande de démocratie, à l'exception notoire du Koweït et du Bahreïn, mais de rationaliser, de partager le pouvoir et de limiter l'hégémonie de la famille régnante.

De 2003 à 2006, les monarchies du Golfe vont un peu céder à cette pression en mettant en place des mécanismes sociaux et politiques : des instances de dialogue national pour fonder de nouvelles bases de légitimité, des instances de dialogue interreligieux, l'ouverture à des chercheurs étrangers, la mise en place d'élections municipales et législatives, l'élargissement des pouvoirs des assemblées déjà existantes, etc. Mais ce mouvement n'a pas été très sérieux ; il s'agissait d'une acclimatation de ces pouvoirs aux pressions internationales et à la menace d'al-Qaida.

L'échec de la politique américaine dans la région, l'affaiblissement d'al-Qaida et la hausse du prix du pétrole vont faire revenir l'Arabie saoudite, et les régimes qui suivent son exemple, sur ces acquis. Tout va être gelé entre 2005 et 2011.

En écho aux soulèvements populaires dans les autres pays arabes à partir de février-mars 2011, les monarchies vont réagir. En effet, certains pays vont connaître des manifestations, notamment les pays dont les ressources pétrolières sont les plus pauvres, à Oman et à Bahreïn où le taux de chômage est élevé. Le chômage est de 15-20 % à Oman et d'environ 25 % au Bahreïn ; il est de 20-25 % en Arabie Saoudite mais seulement de 10 % si on ne compte que les hommes, les femmes ne participant que partiellement au marché du travail. Ces deux pays connaissent les manifestations les plus violentes, en raison de ces facteurs sociaux et, dans le cas de Bahreïn, en raison du clivage religieux ; certains mouvements iront même jusqu'à prôner la chute de la monarchie et l'instauration d'un pouvoir républicain.

Ailleurs, les manifestations, notamment en Arabie Saoudite, restent sectorielles et marginales. Elles ne concernent que des minorités religieuses, en particulier les chiites qui militent pour plus de droits et d'intégration, et les femmes qui veulent plus de droits. La plus grande partie de la base sociale, influencée par des appartenances tribales et l'idéologie officielle, est restée très calme. La plupart des monarchies vont mettre en place à plusieurs niveaux, dès mars 2011, une stratégie originale de « contre-révolution » préventive à court terme, car elles savent qu'à moyen et long terme, les choses doivent changer. Sur le plan socio-économique, elles annoncent des créations d'emplois (50 000 emplois dans le sultanat d'Oman, 20 000 à Bahreïn, 60 000 en Arabie Saoudite), la création de logements, d'indemnités chômage, des augmentations de salaires – + 100 % au Qatar, + 20 % en Arabie Saoudite – des distributions de primes : ~300 $ par citoyen à Oman, ~3000 $ au Koweït et ~2 500 $ à Bahreïn.

Au niveau politique, les régimes vont réduire la pression en promettant des réformes : élections municipales en Arabie Saoudite, élection de l'assemblée fédérale aux Emirats, promesse de l'élection d'une assemblée consultative au Qatar, élections à Oman. En Arabie Saoudite, le roi a octroyé le droit de vote et d'appartenance à l'assemblée consultative aux femmes pour améliorer son image à l'étranger et faire diversion sur le plan intérieur. Au lieu de s'affronter sur les questions de réforme, les libéraux et les conservateurs s'affrontent sur le droit de vote de la femme.

Au niveau médiatique, les autorités des pays du Golfe ont verrouillé les médias quant aux informations sur leur propre pays. On a peu vu d'images sur Bahreïn, Oman ou les manifestations chiites, en revanche l'accent a été mis sur la guerre révolutionnaire héroïque en Libye ou les drames de Syrie pour détourner l'attention. Au niveau régional, on met en place une « contre-révolution » régionale médiatique, diplomatique ou financière en octroyant des dons, notamment 7 milliards de dollars à la Jordanie et 4 milliards à l'Egypte.

La population locale demande, non pas la démocratie, à l'exception du Koweït qui a plus ou moins une trajectoire originale, mais un partage du pouvoir. L'élite locale se sent bloquée. Il n'y a pas eu d'alliance objective entre ceux qui veulent gouverner, ceux qui veulent penser et ceux qui veulent manger. La population a été tellement isolée durant les trente dernières années qu'elle a une sous culture politique qui ne lui permet pas de formuler ses aspirations politiques.

Cependant, la nature des régimes politiques dans le Golfe peut changer. Les monarchies du Golfe sont des multidominations. Le pouvoir est distribué horizontalement : chaque prince gouverneur, prince ministre ou prince PDG a un fief indépendant. L'Etat est divisé de manière horizontale et il n'y a pas de hiérarchie dans le pouvoir. Le roi, le sultan ou l'émir n'est qu'un primus inter pares ; il doit former une alliance pour avoir une large marge de manoeuvre.

En Arabie Saoudite, la faction du roi Abdallah est très affaiblie ; la faction des Sudairi a pu contrôler la plus grande partie des rouages de l'Etat : ministères de l'Intérieur et de la Défense, les gouvernorats de Riyad, de la région pétrolifère orientale, de Tabouk. Cela leur a permis de contrôler le pouvoir et d'arriver à la quasi régence du prince Nayef.

A côté de ce problème de l'organisation horizontale du pouvoir, l'autre problème fondamental est celui de la succession. Il se pose au niveau biologique car les souverains sont très âgés et malades et le système de succession n'est pas très clair. Le pouvoir se transmet au sein de toute une génération avant de passer à la génération suivante. Dans les périodes de transition générationnelle, cela génère des conflits énormes, qui ont provoqué l'affaiblissement voir les chutes des dynasties locales par le passé et ont permis à des forces tribales ou religieuses de s'introduire dans le jeu politique et d'impulser des changements. Cela sera peut être le cas dans ces monarchies car la transition générationnelle va intervenir à court ou moyen terme.

Un autre enjeu est l'émergence d'une identité nationale qui va obliger les monarchies en place à fonder un nouveau pacte de légitimité, car les dirigeants ne sont plus au centre du pouvoir et de la construction nationale. C'est maintenant le pays, la patrie et la nation qui émergent comme une sorte de corps mystique des pays en question.

PermalienFatiha Dazi-Heni

M. Mouline a parlé des dynamiques internes et je voudrais aborder le thème des réactions des monarchies du Golfe aux printemps arabes. La chute de Ben Ali a été accueillie calmement. En revanche, lorsque les révoltes ont touché l'Egypte, la réaction a été très défensive. Moubarak était la colonne vertébrale des alliances régionales et sa chute a été un traumatisme. Même si elles sont très florissantes sur le plan économique, dans le monde arabe et même au-delà, les monarchies se sont retrouvées désemparées car n'ont pas de réelle capacité régionale autonome. Leur première réaction a donc été de panique et ensuite défensive.

On assiste aujourd'hui à un mouvement en faveur d'une plus grande cohésion entre les monarchies. Cela a été visible lors de la crise à Bahreïn. Le Conseil de coopération du Golfe promeut aujourd'hui une politique de sécurité, ce qu'il n'avait pas réussi à faire jusque-là. Ces pays ne forment pas un bloc homogène ; leurs perceptions ne sont pas identiques. En ce qui concerne l'Iran, il y a une très grande diversité d'approches, quant à la menace qu'il représente. L'Arabie saoudite, les Emirats et Bahreïn sont les pays les plus anti-iraniens de la région ; en revanche, Oman a une attitude plus modérée et médiatrice.

Les deux réactions successives vis-à-vis du printemps arabe ont été la panique puis le renforcement de la cohésion au sein du Conseil de coopération. Pour la première fois, les monarchies se sont unies pour conduire une intervention militaire. Cependant, la situation interne au Conseil de coopération du Golfe n'est pas très claire. On a dit par exemple que l'émir du Koweït n'était pas au courant de la volonté du roi Abdallah d'y intégrer le Maroc et la Jordanie. Tout ce qui se passe à Bahreïn ayant des répercussions en Arabie saoudite, la réaction a été très forte et l'on sent une très grande fébrilité. La réaction a été plus concertée au Yémen. Une solution pacifiée a été trouvée au sein du Conseil qui a eu des répercussions à l'ONU et une solution régionale pourrait émerger au niveau de cette instance multilatérale.

Je suis cependant assez optimiste quant à l'avenir de la coopération régionale. Même si l'intervention à Bahreïn était une réaction de panique, une politique régionale concertée pourrait émerger. Je ne crois pas trop à l'intégration de la Jordanie et du Maroc car la cohésion du Conseil de Coopération du Golfe repose sur six monarchies soudées et cohérentes : par ailleurs, les élites critiquent cette intégration pour ses conséquences économiques. L'emploi des jeunes est une préoccupation majeure, d'autant que la croissance démographique est toujours très forte.

Il me semble que nous sommes au début d'une dynamique, d'un cycle qui pourrait durer dix ans. Plutôt que de parler d'un « printemps arabe », je parlerais plus volontiers d'un « moment arabe ».

PermalienPhoto de Axel Poniatowski

L'Arabie saoudite est le pays le plus influent et le plus important de la région. Sa déstabilisation entraînerait celle de toute la région et inversement, si elle reste stable, toute la région en bénéficiera. Le pays est fermement tenu par la famille royale et le printemps arabe a peu de chance de s'y étendre mais qu'en est-il de l'opinion publique, des aspirations de la jeunesse, comment le pouvoir est-il soutenu par la population ? Y a-t-il un début de revendications au-delà des questions sociales, sur les aspects constitutionnels, par exemple ?

PermalienPhoto de André Schneider

Vous avez évoqué l'Iran, au centre de tensions fortes avec l'Occident et avec Israël, et qui est un gros problème pour ses voisins du Golfe. Quelle est votre opinion sur l'issue possible de cette crise ? Y a-t-il un risque de conflit alors que l'Iran est en train de mettre au point l'arme atomique ?

PermalienPhoto de Jean-Paul Lecoq

Je partage l'idée que nous en avons pour des années. Dans tout le monde arabe, d'El Alayoun à Damas, il y a des revendications, une exigence populaire, profonde, qui se manifeste notamment quant aux droits de l'homme, au sens le plus large. On sent que la religion commence à s'y adapter, j'en veux pour preuve ce qui se passe en Tunisie. Qu'en est-il en ce qui concerne l'Arabie saoudite ? Qu'en est-il aussi de la manière dont le problème israélo-palestinien imprègne ces questions ?

PermalienPhoto de Philippe Cochet

En ce qui concerne la Ligue arabe, qui commence à s'exprimer, quels sont les pays qui y sont les plus influents ?

PermalienPhoto de Marie-Louise Fort

Qu'en est-il du positionnement des monarchies vis-à-vis de la Turquie qui se sent pousser des ailes du fait des printemps arabes et cherche à s'imposer dans les conflits moyen-orientaux ?

PermalienPhoto de Jean-Michel Ferrand

Y a-t-il des oppositions structurées et des figures charismatiques qui émergent pour exercer un leadership ? La Turquie jouant un rôle de plus en plus important au Moyen-Orient, assiste-t-on au retour de la diplomatie ottomane ?

PermalienNabil Mouline

En ce qui concerne les revendications en Arabie saoudite, ce sont les questions sociales – l'emploi, l'habitat – qui restent aujourd'hui dominantes. Les thématiques politiques sont encore très marginales, elles sont depuis longtemps le fait des Frères musulmans et des partis politiques sécularistes.

L'opportunité, sur cet aspect, viendra de la transition générationnelle. Nous devrions avoir des surprises au moment du passage à la troisième génération car l'un des prétendants aura besoin des « roturiers » pour asseoir sa légitimité et consolider son pouvoir. Il n'y aura pas encore de démocratie mais nécessairement plus de fluidité dans la chaîne de commandement. D'un gouvernement horizontal, on passera à un gouvernement vertical avec moins de figures de la famille royale. Il y a aura des revendications vers la sphère politique et vers plus de modernité politique.

Quant aux droits de l'homme, la question est évidemment devenue fondamentale, mais pas universelle. Les populations et les élites locales conçoivent les droits de l'homme en y intégrant les préceptes religieux. Paradoxalement, il y aura un véritable changement grâce à la salafisation du monde arabo-musulman car celle-ci va permettre une « resécularisation » du pouvoir politique. Le 20ème siècle n'aura été qu'une parenthèse avec l'instrumentalisation du religieux et la théocratisation du politique. La salafisation de la population va peut-être jouer en faveur d'une séparation relative du religieux et du politique qui permettra d'introduire les droits de l'homme, adaptés à la situation locale. Car il ne faut pas oublier que l'islam a sa propre vision des droits de l'homme.

A l'exception du Koweït, où l'opposition est puissante, et de Bahreïn, dans les autres pays de la région, les oppositions ne sont pas très structurées ni présentes dans l'espace social. Elles pourraient néanmoins émerger à court terme. Il y a des idéologies dormantes, supra ou infra-étatiques, qui peuvent être réactivées avec leurs propres leaders qui peuvent sortir, soufis, chiites ou Frères musulmans, tribaux, par exemple, selon les régions, comme l'illustre ce qui s'est passé dans le cas irakien.

PermalienFatiha Dazi-Heni

Vis-à-vis de l'Iran, certains parlent d'une quasi « guerre froide ». Un conflit régional serait catastrophique et les élites des Etats du Golfe en ont parfaitement conscience. Il faut souligner que ceux-ci se préoccupent moins de la menace nucléaire en tant que telle que de la capacité de nuisance de l'Iran dans les pays arabes, et du fait que la détention de l'arme nucléaire l'accroîtrait encore. En effet, ils considèrent que si l'Iran détenait une arme nucléaire, il n'en ferait qu'un usage dissuasif. Le roi d'Arabie saoudite a néanmoins affirmé à deux reprises que son pays se doterait d'armes nucléaires si l'Iran en possédait. Le risque en termes de prolifération nucléaire dans la région est donc énorme.

Depuis quelque temps, certains dirigeants israéliens expriment leur souhait de voir effectuer des frappes ciblées contre les sites nucléaires iraniens. Mais il n'y a pas de consensus dans le pays sur cette orientation, à laquelle le Mossad et l'armée sont très hostiles. Elle pourrait en effet être très contre-productive en accentuant la radicalisation du régime, déjà très perceptible, alors que la population est fortement touchée par l'effet des sanctions internationales. Ces dernières restent en revanche sans résultat sur le positionnement du régime, désormais bicéphale, mais qui apparaît toujours solide. Le discours des pays du Golfe vis-à-vis de l'Iran reste nuancé. Les Emirats arabes unis ont une tendance à la surenchère verbale, mais leur économie est très liée à celle de l'Iran et des familles qui en sont originaires exercent une grande influence, en particulier à Dubaï.

L'Arabie saoudite et l'Iran constituent deux puissances qui s'opposent. Traditionnellement, la première est hostile à toute intervention du second dans les affaires arabes, mais cette nervosité s'est accentuée depuis que la guerre en Irak a permis à l'Iran d'y exercer une influence marquée, ce qui est absolument inacceptable pour les Saoudiens. A Bahreïn, on a assisté à une instrumentalisation de la menace iranienne par les monarchies du Golfe, alors que les sources des tensions sont locales : les populations chiites de Bahreïn, qui y sont implantées bien souvent depuis plusieurs siècles, voient la dynastie régnante comme une usurpatrice et subissent de graves discriminations, ils ont un statut de seconde zone ne pouvant prétendre à certaines fonctions dans le secteur public (police, armée) alors que des immigrés sunnites originaires de pays de la région obtiennent la nationalité bahreïnienne et tous les droits dont bénéficient les sunnites. Le principal parti chiite a saisi l'occasion de l'effervescence du « printemps arabe » pour exprimer les revendications de cette partie majoritaire de la population. Il faut garder à l'esprit que le Conseil de coopération du Golfe a envoyé des troupes à Bahreïn sans demander leur avis aux Etats-Unis, pour éviter qu'un renversement du régime ne conduise à un renforcement de l'influence chiite. Ce faisant, il a contribué à accélérer un inquiétant phénomène de communautarisation dans la région.

Je voudrais compléter l'analyse de mon collègue en signalant que la « salafisation » des sociétés, qu'il a mentionnée, s'accompagne d'une montée en puissance des Frères musulmans dans les systèmes politiques, ce qui est source de nouvelles tensions dans cette région.

La Ligue arabe semble en effet jouer désormais un rôle dynamique. L'Egypte sera certainement très influente en son sein lorsqu'elle aura achevé sa transition, qui traverse actuellement une phase difficile. Elle a vocation à exercer son influence aussi bien sur le règlement du conflit israélo-palestinien, qu'en Syrie et en Libye, où elle a des intérêts importants à faire valoir. Un nationalisme égyptien est en train de renaître, qui s'exprimera à la fois dans le cadre de la Ligue arabe et à l'extérieur de celle-ci. Pour le moment, la puissance dominante de la Ligue arabe est l'Arabie saoudite, mais, contrairement au Qatar qui aime se mettre en avant, elle évite de prendre ouvertement des initiatives en son nom propre, à cause d'un état d'esprit très anti-interventionniste qui la rapproche beaucoup de la Chine.

PermalienNabil Mouline

Cela ne l'a néanmoins pas empêché de mener le jeu pour obtenir l'exclusion de la Syrie de Bachar el-Assad de la Ligue arabe, sans respecter strictement les règles de l'institution.

PermalienFatiha Dazi-Heni

La Turquie mène une politique très pro-active au Moyen-Orient, qui est perçue par les Etats du Conseil de coopération du Golfe comme une réaction aux atermoiements des membres de l'Union européenne quant à son éventuelle adhésion. Mais cet activisme a atteint ses limites : la Turquie est apparue embarrassée d'être montrée comme un modèle pour les Frères musulmans et a mené une politique fluctuante à l'égard de la Syrie. Il faut aussi se souvenir que, à l'exception du Maroc et d'une partie de l'Arabie saoudite, tous les pays du sud du bassin méditerranéen ont fait partie de l'Empire ottoman. Les Turcs restent perçus comme les anciens colonisateurs ; partenaires du Conseil de coopération depuis le début des années 2000, ils sont parfaitement acceptés comme partenaires commerciaux et admirés pour leurs succès économiques, mais l'idée qu'ils exercent une influence politique donne lieu à débats. S'il n'y a pas réellement de tensions avec l'Arabie saoudite, celle-ci est vigilante, notamment sur le rôle que la Turquie pourrait vouloir jouer en Syrie. Néanmoins, la Turquie est pour l'heure en tant que puissance musulmane à dominante sunnite perçue par les pays du CCG comme un acteur régional influent pouvant contrebalancer l'Iran.

PermalienPhoto de Chantal Bourragué

J'ai l'impression que les ambitions politiques des monarchies du Golfe se doublent d'ambitions culturelles. Exercent-elles d'ores et déjà une influence dans ce domaine ?

Comment la place de la femme dans ces sociétés évolue-t-elle ?

Après avoir accueilli le président Ben Ali fuyant son pays, l'Arabie saoudite n'a-t-elle pas apporté un certain soutien, notamment financier, à des structures sociales tunisiennes ?

PermalienPhoto de Jean-Paul Dupré

Selon vous, quel est le niveau de probabilité d'une remise en cause des pouvoirs en place dans les monarchies du Golfe ? Hors secteur des hydrocarbures, quelles sont leurs perspectives de développement économique ?

PermalienPhoto de Jean-Claude Guibal

Merci pour cette présentation passionnante des acteurs, des dynamiques et des enjeux qui animent cette zone.

Pourriez-vous nous préciser le rôle actuellement joué par al-Qaïda dans la péninsule arabique ? Qu'en est-il du Qatar, dont les médias parlent souvent mais que vous n'avez que peu mentionné ? Dans quelle mesure, les « printemps arabes » modifient-ils l'approche des Etats du Golfe sur le conflit israélo-palestinien ?

PermalienPhoto de Jean-Michel Boucheron

Le roi Abdallah d'Arabie saoudite a rompu avec les positions de ses prédécesseurs sur les questions de société, mais le nouvel héritier en titre est réputé obscurantiste. A-t-il des chances d'arriver sur le trône, compte tenu de son âge et de son état de santé ? Si c'est le cas, n'existe-t-il pas un risque de retour en arrière sur ces thèmes ?

PermalienPhoto de Alain Cousin

Existe-t-il bien une police religieuse en Arabie saoudite ? Dans l'affirmative, remplit-elle les fonctions d'un véritable contre-pouvoir ? Les Frères musulmans y sont-ils liés ? Leur influence s'accroît-elle ?

PermalienPhoto de Patrick Labaune

Plus que dans les idéologies, ne faut-il pas voir dans les clivages régionaux, tribaux, ethniques ou sociaux les principales explications de la situation, calme ou troublée, qui règne dans les différents pays de la zone ?

PermalienPhoto de François Rochebloine

Quel rôle les Etats du Golfe jouent-ils dans le conflit israélo-palestinien ?

PermalienPhoto de Michel Terrot

Comment l'ouverture d'une base française à Abou Dabi est-elle perçue dans la région ? En particulier, qu'en est-il de la clause qui prévoit un soutien automatique de la France en cas d'attaque extérieure contre les Emirats arabes unis, alors que de telles clauses ont été supprimées des accords de défense avec les pays africains ?

PermalienPhoto de Jacques Myard

Un ambassadeur d'Arabie saoudite au Royaume-Uni m'a expliqué un jour que la démocratie posait un problème théologique. Pensez-vous que le wahhabisme puisse s'adapter conceptuellement au suffrage universel ?

Les petites monarchies du Golfe abritent des populations étrangères nombreuses, très largement majoritaires dans certains Etats comme le Qatar, dont la population indigène est limitée. Comment cette situation peut-elle évoluer ? Ne constituent-elles pas des « marmites explosives » ?

PermalienNabil Mouline

Concernant la remise en cause des pouvoirs en place, à l'exception du Bahreïn, elle n'est pas d'actualité du fait des clivages tribaux et ethniques. La monarchie constitue une puissance supra-tribale, un tiers séparateur à « égale distance », du moins en théorie, de toutes les forces en place. D'un point de vue sociologique et organisationnel, les familles régnantes sont si puissantes, si intégrées dans la société à travers le clientélisme et les alliances matrimoniales, le contrôle des ressources notamment, qu'elles ne seront pas remises en cause à court ou moyen terme. Cette possibilité n'est envisageable que si des conflits au sein des familles conduisaient à leur affaiblissement.

Concernant les perspectives économiques des pays du Golfe, elles sont réduites en dehors du pétrole et du gaz. Les seules perspectives sont éventuellement l'agriculture séculaire et surtout le développement du tourisme. Pour l'Arabie saoudite, il s'agit du pèlerinage, qu'on tend à développer avec la construction d'infrastructures entre la Mecque, Médine et Jeddah pour pouvoir créer une sorte circuit religieux complet et recevoir des millions de personnes avec toute la panoplie d'activités les incitant à dépenser et à rester sur place le plus longtemps possible après l'accomplissement des rituels religieux.

S'agissant du prince héritier Nayef, il est déjà, de facto, le Roi. C'est la raison principale qui explique la décision rapide de la Ligue arabe : il n'y a pas eu de diplomatie parallèle créant des dissensions mais au contraire convergence autour de Nayef qui contrôle la quasi-totalité du pouvoir avec l'affaiblissement du Roi Abdallah. Nayef n'est pas un conservateur. L'idée qu'il serait sous l'emprise des forces obscurantistes est erronée. D'abord elles sont faibles en Arabie saoudite contrairement à une idée reçue, ensuite Nayef est avant tout un pragmatique. Une fois Roi, il nous étonnera car cette fonction le conduira vraisemblablement à transmettre le pouvoir à l'un de ses fils. Il fera tout pour lui faciliter la tâche, notamment en mettant en place des réformes et en renforçant la présence saoudienne dans le domaine régional.

La police religieuse est un des grands mythes de l'Arabie saoudite. J'ai pu avoir accès aux statistiques des interventions, du budget et des effectifs du Comité du commandement du bien et de l'interdiction du mal, le véritable nom de ce qu'on appelle en Occident police religieuse, et il apparaît qu'ils ne sont que 5 000 personnes pour une population de 27 millions d'habitants, soit un rapport de 0,01 agent pour 1000 habitants. Ils sont donc quasiment absents de l'espace public. C'est un phénomène virtuel à travers lequel le pouvoir espère maintenir l'ordre mais surtout la cohésion de la classe dominante. Cette police morale n'intervient massivement que dans les régions où le Wahhabisme est majoritaire, c'est-à-dire le Nadjd dont sont originaires plus de 70 % des élites saoudiennes. Elle est en outre sous le contrôle de l'Etat. Il n'y a pas d'infiltration des Frères musulmans dans ses rangs. Ces derniers sont d'ailleurs marginalisés depuis la seconde moitié des années 1990, malgré la réhabilitation des repentis.

Concernant le lien entre hétérogénéité des populations et révolutions, c'est en général plutôt l'homogénéité des populations qui crée les révolutions. Les révolutions naissent souvent de l'homogénéisation d'une partie de la population qui se soulève contre un corps mystique qui l'unissait. Le conflit à Bahreïn est un conflit social qui est traduit en problème religieux. Il n'est pas du à l'hétérogénéité. Cette dernière est plutôt stabilisante. Le Roi Abdallah utilise ainsi sur les clivages de la société pour monter les uns contre les autres et jouer les arbitres.

Le Wahhabisme est une des doctrines musulmanes les plus adaptables à la réalité. C'est une religion individuelle et malléable, comme en atteste les changements intervenus au XXème siècle. La position à l'égard des femmes a beaucoup évolué. Sur la question de la conduite par exemple, des Oulémas parmi les plus importants ont dit qu'il s'agissait d'une question sociale et non pas religieuse ; c'est la famille royale qui est à l'origine des blocages. Les Oulémas peuvent être favorables à la démocratie en tant que mécanisme permettant l'alternance, mais pas en tant qu'idéologie libérale.

Concernant enfin les populations étrangères, il est exact qu'il s'agit d'une question explosive dans les petits émirats. Deux processus sont à venir : la hausse des revendication de ces populations et l'augmentation de la population saoudienne, estimée de 27 à 40 millions de personnes, qui se traduira par une exportation de main d'oeuvre dans la région au détriment des populations étrangères établies.

PermalienFatiha Dazi-Heni

En réponse à Mme Bourragué, je ne crois pas que l'Arabie saoudite ait été très interventionniste dans la révolution tunisienne, à l'exception de l'accueil du Président Ben Ali présenté comme un devoir en qualité de protectrice des lieux saints.

En revanche, l'Arabie saoudite est à la pointe du mouvement contre-révolutionnaire, comme c'est particulièrement visible à Bahreïn. Au Yémen, la situation est chaotique depuis plusieurs années et je ne pense pas, pour ma part, que l'Arabie saoudite ait toutes les clés en main pour trouver une solution. Cela fait six mois que le Conseil de coopération du Golfe négocie difficilement. Le Yémen est une société complexe. Néanmoins l'Arabie saoudite reste le pays le plus influent et déterminant pour trouver en partie une solution au problème de l'après-Saleh.

Al-Qaida a été expulsée d'Arabie saoudite sous la main de fer du prince héritier Nayef. Son fils, chargé de la lutte anti-terroriste, a été particulièrement efficace et a conduit al-Qaida à se repositionner au Yémen, Etat quasi-désintégré. Al-Qaida dispose de moyens beaucoup plus limités qu'auparavant mais continue à disposer d'un pouvoir de nuisance. Le grand perdant du printemps arabe est le djihadisme, mais le désenchantement des transitions qui se mettent en place pourrait favoriser la restructuration des mouvements djihadistes comme on le voit avec Aqmi au Sahel.

Pour l'Arabie saoudite, le conflit israélo-palestinien est essentiel. L'incompréhension est totale vis-à-vis de la politique de Barack Obama. Des conseillers politiques m'ont dit que les discussions sur le sujet étaient quasiment inexistantes, dans l'attente du résultat des élections présidentielles américaines. La Ligue arabe aura-t-elle pour sa part un rôle dans l'évolution du conflit ? L'Arabie saoudite devrait en tous les cas être de plus en plus influente dans l'organisation.

PermalienNabil Mouline

Le dossier palestinien n'avancera pas avant la stabilisation de l'Egypte.

PermalienFatiha Dazi-Heni

La perception des différents pouvoirs en place de l'installation des bases française aux EAU a été consensuelle, sauf à Oman qui considère qu'elles contribuent à envenimer les tensions avec l'Iran. Les autres pays y voient plutôt une diversification positive par rapport au partenariat américain. La question demeure de savoir si la présence française constitue une alternative au « tout-américain » ou un prolongement. Sur la question iranienne, certains interlocuteurs saoudiens ont été perturbés par la dureté de la position française, qui apparaissait jusqu'alors comme sensiblement différente de celle des Américains. Le président de la République est perçu comme beaucoup plus proactif sur les questions de sécurité dans la région que ses prédécesseurs, mais aussi beaucoup plus atlantiste.

Enfin, concernant le Qatar, petit pays grand comme la Corse, l'activisme qu'il déploie, notamment sur le plan financier est important. Son pro-activisme en Libye pose question, de même que ses soutiens à divers mouvements islamistes dans le Golfe et en Occident. Sa chaîne satellitaire Al Jazeera a été très présente en couverture des révolutions arabes au Maghreb et Moyen Orient mais muette sur les événements à Bahreïn. Le Qatar est donc de plus en plus discipliné à mesure qu'il s'agit d'informer que la distance avec sa frontière se réduit et il prend désormais bien garde de ne pas froisser son voisin saoudien, après de nombreuses frictions entre les deux pays. Tant que l'activisme du Qatar ne concerne pas les pays du Golfe, l'Arabie saoudite doit se délecter de le voir, en quelques sortes, « griller » toutes ses cartouches, sachant que la diplomatie ambivalente du Qatar fait l'unanimité contre elle au sein du Monde arabe.

PermalienPhoto de Axel Poniatowski

Il me reste à vous remercier, Mme Dazi-Héni et M. Mouline, pour cette audition très intéressante et pour avoir répondu très directement à nos questions.

La séance est levée à onze heures quinze.