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Commission de la défense nationale et des forces armées

Séance du 16 février 2011 à 16h30

Résumé de la séance

Les mots clés de cette séance

  • OTAN
  • militaire

La séance

Source

–– Audition, conjointe avec la commission des affaires européennes, de M. Alain Juppé, ministre d'État, ministre de la défense et des anciens combattants, sur les évolutions et perspectives de la défense européenne.

La séance est ouverte à seize heures trente.

PermalienPhoto de Pierre Lequiller

C'est avec beaucoup de plaisir que nous accueillons aujourd'hui le ministre de la défense pour cette audition conjointe des commissions des affaires européennes et de la défense. C'est la première fois que nous nous réunissons ensemble, l'actualité européenne en matière de défense justifiant pleinement cette initiative.

La ratification du traité de Lisbonne ouvre en effet la voie à la construction d'une véritable Europe de la défense, les États ayant donné l'impression qu'ils avaient enfin la volonté politique de la concrétiser. La fin de l'année 2010 a été marquée par des avancées concrètes, avec toujours une forte implication de la France. Je retiens notamment, d'une part, la signature d'un accord bilatéral avec le Royaume-Uni qui dépasse la coopération militaire classique puisqu'il ouvre la voie à une coopération en matière de dissuasion, et, d'autre part, l'initiative des pays du « triangle de Weimar », qui demandent à Mme Ashton d'intervenir vigoureusement sur des points-clés pour le développement de l'Europe de la défense.

Je crois enfin que le sommet de l'OTAN de décembre dernier devrait conduire à une coopération « interactive » entre l'Alliance et l'Union européenne grâce au nouveau concept stratégique.

Monsieur le ministre, vous nous ferez part de votre analyse de l'Europe de la défense. D'ores et déjà, j'aimerais vous poser plusieurs questions afin d'engager la discussion. Dans un contexte budgétaire contraint pour les budgets de défense, comment les Européens et en particulier le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne, pourront-ils dépasser leurs contradictions par rapport à leur relation à l'OTAN et à la constitution d'un pilier européen en son sein ? Comment créer une Europe de la défense autonome qui soit la défense d'une Union européenne alliée mais non alignée sur les États-Unis ? Est-ce uniquement par une politique de petits pas sur les capacités et les organisations ?

Pourriez-vous faire le point sur la mise en oeuvre de la clause d'assistance mutuelle et de la coopération structurée permanente prévues par le Traité de Lisbonne ?

S'agissant du rôle de la Haute représentante en matière de politique étrangère et de défense, dont la France a une conception ambitieuse, comment inciter Mme Ashton ne pas se limiter à un rôle de facilitation ? Comment faire en sorte qu'elle exerce véritablement un rôle d'impulsion ?

Je suis frappé par le blocage entre l'Union et l'Alliance induit par le contentieux turco-chypriote. Existe-t-il un moyen de sortir de cette impasse ?

J'en terminerai avec les enjeux liés à l'industrie d'armement et de défense. Comment articuler l'intérêt général de l'Europe de la défense avec les intérêts nationaux pour créer une Europe industrielle de la défense? Ne faut-il pas « européaniser » progressivement l'effort de recherche dans ce domaine ?

PermalienPhoto de Guy Teissier

Je crois me faire l'interprète de tous les membres de la commission de la défense en saluant l'initiative du président Lequiller qui permet aujourd'hui à nos deux commissions de se réunir sur le thème majeur de l'Europe de la défense.

Merci, monsieur le ministre, d'avoir accepté notre invitation. Je sais que le sujet vous tient à coeur.

Le débat en séance publique, il y a deux semaines, sur l'OTAN a bien montré que la décision prise par la France de réintégrer le commandement militaire n'a pas miné la construction de la défense européenne. Ce qui la fait hésiter, c'est la crise économique, c'est la diminution des budgets de défense, mais je vois dans la nouvelle coopération franco-britannique et aussi dans les récentes déclarations entre les chefs de l'exécutif allemand, polonais et français, autant de signes de la volonté de bâtir une défense européenne.

Au reste, les opérations que nous menons avec succès – je pense notamment à Atalante – sont bien la preuve que nous pouvons déjà faire beaucoup.

Bien évidemment, une défense à laquelle participeraient pleinement tous les membres de l'Union européenne est sans doute utopique, mais, comme l'a maintes fois souligné M. Yves Fromion, nous disposons désormais des instruments pour que des avancées concrètes soient réalisées.

Je voudrais vous interroger, monsieur le ministre, dans le même esprit que mon collègue Pierre Lequiller, sur les perspectives de coopération en matière industrielle qui me semblent quelque peu au point mort. Quels accords peuvent être envisagés pour aboutir à des groupes concurrentiels au plan international ?

Je tiens à indiquer à ce sujet que notre collègue Michel Grall va prochainement présenter son rapport sur la fin de vie des équipements ; sans doute aura-t-il des propositions à nous faire en matière de coopération industrielle et étatique.

Par ailleurs, nous allons bientôt débattre d'un important projet de loi de transposition des directives, l'une simplifiant les procédures de transfert de produits liés à la défense au sein de l'Union, l'autre concernant les modalités de passation de marchés relatifs à la défense et à la sécurité. En discussion au Sénat, le texte réforme également le régime actuel des autorisations d'exportation. Quelle assurance pouvons-nous avoir qu'au bout du compte, il ne favorisera pas les concurrents américains ou israéliens, dont nous connaissons fort bien les atouts et je dirais aussi les méthodes ? Je rejoins ici l'idée exprimée par beaucoup d'une instauration d'une préférence communautaire.

PermalienAlain Juppé, ministre d'état, ministre de la défense et des anciens combattants

Je me réjouis de cette audition commune qui me permet d'aborder avec vous un sujet qui me tient particulièrement à coeur, celui de la défense européenne. Comme vous le savez, j'ai fait de cette question une des trois priorités de mon action au ministère de la défense, au côté de la réussite de la réforme et du renforcement de la base industrielle et technologique française.

En 2008, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a réaffirmé la dimension européenne de notre politique de défense en établissant très clairement qu'elle s'inscrit dans deux cadres complémentaires et qui peuvent désormais se renforcer mutuellement : l'Alliance atlantique et l'Union européenne. Cette Europe de la défense vous l'avez d'ailleurs bien identifiée comme l'un des enjeux de la réforme instituée par le Traité de Lisbonne dans le rapport d'information de Mme Guigou et de M. Bur.

Aujourd'hui plus que jamais, cette dimension européenne reste une priorité fondamentale de notre politique étrangère et de défense. Elle participe en effet de notre ambition d'édifier une Europe politique. L'Union ne pourra peser de tout son poids dans les équilibres du monde que si elle est adossée à une capacité de défense. L'Europe de la défense est une condition indispensable de l'Europe politique qui nous tient à coeur.

Cette priorité est également un objectif réaliste : dans un monde plus imprévisible que jamais, l'Europe ne peut être la seule à renoncer aux moyens de contribuer à la sécurité internationale et d'assurer sa propre défense. Les menaces sont nouvelles et diverses, qu'il s'agisse du terrorisme, des cyberattaques ou de la prolifération.

C'est enfin une nécessité : face à la réduction des budgets de défense de tous les grands pays, les Européens doivent fédérer leurs efforts pour accroître ensemble l'efficacité globale de la dépense militaire. Si une politique européenne a un sens, c'est bien aujourd'hui, au moment où les ressources sont contraintes.

Pour autant, les enjeux de la défense européenne ont beaucoup évolué. Je ne reviendrai pas sur la vieille rivalité entre l'OTAN et l'Union européenne, qui a pu exister, mais qui n'a plus de sens aujourd'hui. Je crois pouvoir dire que le sommet de Lisbonne a dissipé de manière définitive la moindre ambiguïté à ce sujet. L'enjeu institutionnel ne revêt plus non plus la même importance, l'Europe disposant désormais des mécanismes et des procédures nécessaires pour agir.

Le traité de Lisbonne achève en effet la construction institutionnelle engagée il y a plus de dix ans. La création du poste de haut représentant, également vice-président de la Commission, et la mise en place au 1er janvier de cette année du service européen d'action extérieure, qui sera le troisième réseau diplomatique au monde avec 136 délégations et 3 700 diplomates, dotent l'Union européenne des leviers nécessaires pour mener une action extérieure cohérente et pour devenir un acteur stratégique majeur.

Des ajustements restent toutefois évidemment nécessaires. Il faudra renforcer la cohérence entre les outils restés en dehors du service européen d'action extérieure, je pense notamment aux outils financiers qui relèvent de la Commission, et les structures de gestion de crise. Il faudra aussi clarifier la place de ces structures au sein du service de l'action extérieure. Il faudra enfin que l'agence européenne de défense (AED) puisse jouer tout son rôle.

J'ai fait part de ces préoccupations à Mme Ashton lors de notre rencontre du 27 janvier dernier à Bruxelles. J'ai toute confiance en Pierre Vimont, qui a été nommé secrétaire général du service européen d'action extérieure, pour mettre en place des structures efficaces. Mme Ashton lui a d'ailleurs demandé de suivre tout particulièrement la politique européenne de sécurité et de défense commune (PESDC).

Je veille également à ce que l'influence française, et plus particulièrement l'expertise défense, soit présente au sein des outils de la PESDC. Nous sommes en mesure de présenter des candidats de très bon niveau pour les postes de responsabilité et nous devons maintenir cette influence dans la durée. Il en va de la crédibilité de l'Europe de la défense. J'observe que nous n'avons pas nécessairement été suffisamment attentifs à cette question dans le passé, contrairement à nos partenaires britanniques qui ont toujours veillé à être bien représentés dans les instances communautaires.

C'est d'autant plus important que je vois aujourd'hui deux nouveaux et véritables enjeux pour l'Europe de la défense. Le premier tient à la faiblesse, maintenant évidente, de son outil militaire dans un monde qui réarme. Les chiffres européens sont éloquents : l'Allemagne diminue de 8,3 milliards d'euros son budget de défense et baisse ses effectifs de 40 % d'ici 2014 : l'Italie engage une réduction de 10 % sur la période 2011-2013 ; le Royaume-Uni réduit pour sa part son budget de 8 % et ses effectifs de 40 000 personnes sur les quatre années à venir. La France a également engagé un effort de modernisation sans précédent, qui traduit ses ambitions nationales et européennes. Il s'agit de supprimer quelque 54 000 postes. Je note d'ailleurs qu'avec ces restructurations combinées aux mouvements ordinaires, 50 000 personnes ont dû changer d'affectation l'année dernière. Malgré l'importance du changement et la durée des bouleversements, la réforme se passe dans des conditions plutôt satisfaisantes car nous consacrons des moyens financiers et humains très conséquents à l'accompagnement des personnels. Lors d'un récent déplacement à Cambrai, j'ai pu mesurer l'attention portée par les services à toutes les situations. La fermeture de la base de Cambrai concerne par exemple encore 1 000 personnes, avec un impact fort pour le bassin économique local. Pour accompagner la transformation, j'ai signé avec les partenaires locaux, et notamment les collectivités territoriales, un contrat de redynamisation de site de 30 millions d'euros, la moitié de cette somme étant apportée par l'État. Au-delà de ces éléments budgétaires, je crois que l'accompagnement interne au ministère est bien fait et qu'il facilite l'avancement de la réforme.

Le deuxième enjeu concerne la pérennité d'une industrie européenne de défense autonome et compétitive. L'industrie européenne de défense reste en effet fragile : elle demeure fragmentée et souffre d'un effort de recherche et d'innovation technologique insuffisant. Pourra-t-on parler d'une défense européenne si nous ne disposons plus dans quelques années d'une industrie de défense autonome ?

Face à cette situation, la France refuse de céder au fatalisme et de renoncer à son ambition pour l'Europe. Nous sommes fermement convaincus que nous pouvons donner un nouvel élan à la construction de l'Europe de la défense en agissant dans deux domaines. Notre action concerne tout d'abord le domaine capacitaire.

Si nous voulons contrer le risque de déclassement stratégique, militaire et industriel auxquels nous sommes confrontés, nous devons saisir l'opportunité de la crise budgétaire actuelle pour accélérer de manière décisive le partage et la mutualisation de nos ressources, de nos compétences et de nos capacités militaires.

Nous devons utiliser au mieux les ressources disponibles, en recherchant des solutions communes de partage et de mutualisation des capacités, des synergies entre nos forces armées, des économies d'échelle et des gains de productivité, partout où cela est possible et utile. C'est tout le sens des engagements pris par les 27 chefs d'États et de gouvernement en décembre 2008, durant la présidence française.

Quelques avancées ont été réalisées depuis deux ans ; je pense notamment à la création en septembre 2010 du commandement aérien de transport stratégique (EATC). Ces progrès demeurent cependant insuffisants, tant il est vrai que nos partenaires n'ont pas tous la même conscience des enjeux, ni par conséquent la même volonté politique de faire avancer l'Europe de la défense. Plus que jamais, face à la crise, la tentation du repli est grande.

Que peut faire la France ? Nous avons choisi de privilégier toutes les pistes concrètes de coopération, à différents niveaux : en bilatéral, à quelques-uns ou à 27.

Avec le traité franco-britannique, signé le 2 novembre dernier, qui vise à organiser dans la durée une coopération de défense sans précédent entre nos forces et nos deux industries de défense qui représentent plus de 75 % des capacités européennes, nous avons franchi une étape importante. Nous avons notamment décidé de préserver une capacité missilière et de travailler ensemble au développement d'un drone de combat. J'ai récemment rencontré mon homologue britannique Liam Fox et je me félicite que des groupes de travail entre les chefs d'états-majors se mettent peu à peu en place. Nous nous sommes donné rendez-vous cet été pour mesurer les avancées enregistrées dans le domaine de la dissuasion, de la projection des forces et des drones.

Nous travaillons également avec nos partenaires allemands, même si la situation est plus difficile. Les questions capacitaires seront au coeur de mes discussions avec mon homologue, M. zu Guttenberg, le 3 mars prochain.

Ces coopérations bilatérales ne sont pas exclusives d'avancées à 27, même elles sont toujours plus difficiles à obtenir. C'est la raison pour laquelle nous avons engagé au sein des instances européennes une réflexion sur le partage et la mutualisation des capacités de défense des États membres, notamment dans le cadre de l'AED.

Pour y parvenir, il nous faut renforcer notre confiance mutuelle, respecter bien évidemment les décisions souveraines des États, mais également veiller à ce que ce travail d'analyse de la situation soit mené à bien dans les meilleurs délais. C'est dans cet esprit que je rencontrerai mes homologues la semaine prochaine à Budapest et que les chefs d'état-major feront des propositions concrètes au début du mois de mai.

Ce travail doit être encadré par une instance qui ne soit pas à la fois juge et partie. C'est l'objectif de l'initiative franco-allemande de création d'un groupe des sages, adossé à l'agence européenne de défense. J'espère que ce groupe pourra être rapidement mis en place si nous nous accordons sur son intérêt. Composé de personnalités européennes de haut niveau, il devrait bénéficier de la confiance des décideurs publics et industriels de haut rang. Il sera chargé de proposer d'ici la fin de l'année aux chefs d'États et de gouvernement des 27 les mesures à mettre en place et les projets de coopération capacitaires susceptibles d'être développés pour éviter que l'Europe ne se désarme. J'ai d'ailleurs abordé ce sujet fin janvier avec les présidents du Conseil de l'Union européenne, M. Von Rompuy, et de la Commission, M. Barroso, qui m'ont tous deux assuré que des propositions concrètes seraient prêtes pour le Conseil européen de l'automne.

Cela ne signifie pas que nous entrons dans une logique de compétition, ni avec les États-Unis, ni avec l'OTAN ; bien au contraire. Dans certains domaines, la coopération capacitaire doit aussi être recherchée.

Le deuxième domaine dans lequel l'Europe de la défense doit renforcer sa crédibilité, ce sont les opérations. Avec une vingtaine d'opérations ou de missions menées au cours de la décennie passée, l'Europe de la défense a acquis une crédibilité opérationnelle forte pour la gestion des crises. Sa première opération navale de lutte contre la piraterie au large de la Somalie, toujours en cours, est un succès politique et militaire : elle fédère l'action internationale et donne les résultats escomptés en contenant la menace des pirates. Je tiens cependant à indiquer qu'il n'est possible de maîtriser le phénomène de la piraterie que dans les zones où nous déployons des forces. Or le phénomène a tendance à s'étendre que ce soit vers le canal du Mozambique, l'Est du continent indien ou dans le golfe de Guinée. Nous ne pourrons pas être partout et notre intervention est d'autant plus affaiblie que les pirates bénéficient souvent d'une impunité presque totale. Faute d'une base juridique solide, ils sont rarement arrêtés ; quand c'est le cas, ils sont rarement jugés et si cela arrive, ils sont encore plus rarement incarcérés. L'excellent rapport de Jack Lang sur ce sujet a été déposé aux Nations Unies et le Secrétaire général s'en est saisi avec l'idée de donner un prolongement judiciaire à notre action militaire. Il envisage pour cela d'en saisir le Conseil de sécurité.

Au-delà des réserves que je peux formuler, les acquis opérationnels de cette opération sont réels et doivent être préservés, en termes d'expérience comme en termes de volonté politique. Cela suppose d'abord de savoir mettre un terme aux opérations qui ont atteint leur objectif opérationnel. Je pense par exemple au volet exécutif de la mission Althéa en Bosnie-Herzégovine qui n'a plus raison d'être.

Dans le même temps, nous devons également soutenir les opérations structurantes, comme Atalante, dont je viens de parler et dont la France reste le premier contributeur.

Cela suppose enfin d'optimiser le fonctionnement des structures de gestion de crise : le renforcement des capacités de planification et de conduite des opérations au niveau stratégique reste toujours d'actualité. C'est une proposition française récurrente que nous avons réussi à inscrire dans le courrier adressé par le triangle de Weimar à Mme Ashton.

Cette action en faveur de la relance de la défense européenne ne portera tous ses fruits que si nous sommes capables de développer une volonté politique commune et une vision partagée du positionnement stratégique de l'Union européenne.

L'Union européenne doit d'abord définir une politique claire vis-à-vis de ses grands voisins, au premier rang desquels la Russie et la rive Sud de la Méditerranée.

Vous le savez, le sommet de Lisbonne a donné un nouveau départ à la relation entre l'OTAN et la Russie. Comme la majorité des Alliés, nous sommes ouverts à la volonté des Russes de se voir associés au système de défense antimissile de l'OTAN. L'option de sectorisation prônée par le président Medvedev n'est cependant pas viable : sa partie orientale couvrirait une partie de la Russie et les États baltes ; vous imaginez aisément les réactions que cette suggestion a pu provoquer. Pour autant, nous ne pouvons nous interdire la mise en commun de systèmes d'analyse et d'évaluation face à la menace de la prolifération qui nous concerne tous. Lors de mes derniers entretiens avec mon homologue américain Robert Gates, j'ai d'ailleurs eu le sentiment que les discussions entre les États-Unis et la Russie avancent sur ce point et que nous ne pouvons pas les ignorer.

Comme l'OTAN, l'Union européenne doit elle aussi renforcer son dialogue stratégique avec la Russie, avec laquelle elle entretient une relation d'interdépendance. Le Président de la République l'a rappelé au Président Medvedev, à Deauville, le 18 octobre dernier : nous devons parvenir à l'horizon de 15 ans à la construction d'un espace économique, humain et de sécurité commun. Le sommet d'Astana de l'organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a marqué un jalon important dans ce sens. Bien sûr, la Russie demeure un partenaire difficile et sa position peut dépendre de la tendance politique qui s'exprime, mais nous ne devons pas perdre de vue nos intérêts de sécurité communs à long terme.

En ce qui concerne la rive Sud de la Méditerranée, les bouleversements en cours en Égypte et en Tunisie ne peuvent qu'interpeller l'Europe : nous devons réfléchir à une approche commune de la démocratisation et du développement des pays de la région.

La montée du terrorisme islamiste au Sahel avec Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI) constitue également une menace pour l'Europe tout entière. La France s'est fortement mobilisée en faveur de l'établissement d'une stratégie globale pour le Sahel, qui devrait bientôt être adoptée par l'Union européenne. J'ai essayé de convaincre mes interlocuteurs à Bruxelles que la France n'est pas la seule concernée par ce problème même si effectivement, dans ces pays, elle a un nombre plus important de ressortissants que les autres États membres.

Outre le dialogue avec nos grands voisins, la France se bat et continuera à se battre pour favoriser l'émergence d'une volonté politique européenne partagée. C'est un combat difficile car tous les pays n'ont pas la même conviction que l'Europe doit être une puissance politique et militaire, capable de peser dans les équilibres du monde.

L'initiative doit avant tout venir des États membres : l'Europe de la défense reste une politique intergouvernementale et la volonté des États est essentielle.

C'est tout le sens de la lettre qu'avec Michèle Alliot-Marie et nos homologues allemands et polonais, nous avons adressée à Mme Ashton à la fin du mois de décembre. Cette initiative des pays du triangle de Weimar propose des orientations concrètes pour les prochains mois : l'amélioration des capacités de planification et de conduite des opérations européennes, la consolidation des groupements tactiques interarmées de réaction rapide qui constituent un élément important de modernisation de nos forces, le renforcement des capacités militaires européennes à travers des formules nouvelles de mutualisation ou de partage permettant d'optimiser l'utilisation de nos ressources et par le renforcement de la coopération entre l'Alliance atlantique et Union européenne, aussi bien au plan opérationnel qu'au plan capacitaire.

Dans son récent courrier de réponse, Mme Ashton a accueilli très favorablement cette initiative qui a été adoptée par les 27. Elle sera l'un des points majeurs de la prochaine rencontre des ministres de l'Union européenne la semaine prochaine. J'ajoute que Mme Ashton m'a assuré qu'elle allait pérenniser les rencontres des ministres de la défense qui ne seront plus nécessairement adossées aux réunions des ministres des affaires étrangères.

Le président Lequiller m'a interrogé sur le blocage lié au contentieux turco-chypriote. L'Union et l'Alliance ont toutes les deux marqué leur volonté de se rapprocher mais cette avancée se heurte au refus de la Turquie de sortir du cadre des accords de Berlin + car cela supposerait la réintégration de Chypre. M. Anders Fogh Rasmussen m'a indiqué compter sur l'Europe pour faire évoluer Chypre ; je lui ai indiqué que nous comptions également sur l'Alliance pour faire évoluer la Turquie.

Au cours des prochains mois, je mettrai tout en oeuvre pour parvenir à une relance concrète de la PESDC qui pourrait aboutir à un conseil européen consacré aux questions de défense en fin d'année durant la présidence polonaise. La Pologne soutient d'ailleurs cette initiative. Comme l'Allemagne et la France, elle considère que ce serait une bonne occasion de donner une nouvelle impulsion à l'Europe de la défense.

Vous m'avez également questionné sur la mise en oeuvre de la clause de sauvegarde prévue par le traité de Lisbonne. Il me semble que cette disposition du traité va dans le bon sens car elle affirme pour la première fois une solidarité militaire propre aux États membres de l'Union.

Le président Teissier a souligné l'importance de la coopération industrielle. C'est un sujet difficile sur le plan européen et je crois que nous devrons passer au préalable par une amélioration de notre propre base industrielle. Les partenaires envisageables ne sont pas nombreux : le groupe britannique BAE est marqué par un très fort tropisme américain ; avec la très belle entreprise italienne Finmeccanica, l'opération n'est évidente. Quant aux Allemands, ils considèrent que nos entreprises sont trop étatisées et ne manifestent donc pas beaucoup d'enthousiasme. Nous nous sommes donc plutôt engagés dans un regroupement de nos forces industrielles nationales. Nous avons de belles pépites ; je pense par exemple à Safran qui se porte bien et qui a un très bon plan de charge. J'ai récemment visité une usine de Turbomeca qui détient 46 % du marché mondial des turbines d'hélicoptères. DCNS et Nexter ont également un bon plan de charge. Je pourrais également évoquer EADS et Dassault qui se portent bien. La situation est peut-être moins simple pour Thales qui a pourtant vocation à fédérer les activités puisqu'elle intervient sur la plupart des plates-formes et que les composants électroniques sont désormais un élément clé de nos équipements. Le travail est donc en cours et nous avançons sur ces dossiers.

Pour ce qui concerne la transposition des directives, j'étais hier devant la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat qui amélioré le texte initial en affirmant de manière plus nette la préférence communautaire. Les avancées sénatoriales sont fondées sur des critères objectifs qui me semblent à même de bien prendre en compte l'enjeu de sécurisation de nos approvisionnements et qui permettront de lutter efficacement contre les « faux nez ». Le texte me paraît à ce stade équilibré et efficace et je suis sûr que l'Assemblée nationale s'inscrira dans la même démarche lorsqu'elle l'examinera.

J'ajoute que nous procédons en même temps que la transposition des directives à une modernisation de notre système de contrôle des exportations de matériels de guerre. Nous disposerons désormais d'un système articulé autour de trois catégories de licences avec un contrôle a posteriori du respect par les industriels des conditions que nous fixons à l'exportation des matériels de guerre. Le nouveau système est efficace et répond parfaitement aux objectifs fixés.

PermalienPhoto de Jacques Lamblin

Lors de votre dernière audition par la commission, je vous ai interrogé sur l'évolution des relations entre la France et la Russie. Votre réponse était encourageante, ce que votre déclaration sur la constitution d'un espace économique futur confirme aujourd'hui.

Compte tenu des limites de la mondialisation, on s'interroge aujourd'hui sur la façon dont le monde doit s'organiser dans le domaine économique. Une organisation par grandes régions pourrait être une réponse. Dans cette perspective, la défense doit-elle jouer un rôle moteur pour le rapprochement économique, ou bien considérez-vous qu'au contraire le rapprochement en matière de défense découlera de la solidarité économique ?

PermalienPhoto de Michel Grall

L'Europe de la défense est un chantier toujours présenté comme en construction. Il repose sur trois axes que sont la volonté politique ainsi que le partage d'une vision stratégique commune ; la coopération sur le plan opérationnel, et, enfin, l'existence d'une base industrielle partagée, voire mutualisée. Lequel de ces axes nécessite aujourd'hui le plus d'efforts de notre part ?

PermalienAlain Juppé, ministre d'état, ministre de la défense et des anciens combattants

La question de la relation entre la France et la Russie doit être reliée à celle de l'élargissement. Ma conviction personnelle est qu'en dehors des Balkans, la perspective de l'élargissement de l'Union européenne est épuisée pour plusieurs décennies. Dans l'attente, la meilleure solution pour tous sera d'établir des relations privilégiées entre l'Union et ses principaux voisins. Après des réticences initiales, la Turquie semble y voir des avantages. Pourquoi ne pas l'envisager à terme avec la Russie?

Il est certain que l'Europe de la défense ne se construira pas à 27 mais avec quelques États, cinq, peut-être huit. Peut-être sera-ce l'occasion de donner vie aux coopérations structurées ? Cela pourrait aussi constituer un autre centre de gravité de l'Union, à côté notamment de la zone euro, pour laquelle je rappelle que grâce à la détermination du Président de la République, un conseil des chefs d'États et de Gouvernements se réunira désormais.

Il faut imaginer la constitution d'une vaste zone de coopération économique, voire de défense, incluant l'Ukraine, la Turquie, ou encore la Russie si nous décidons de développer un partenariat stratégique avec ce pays. Au-delà, il m'est difficile d'indiquer ce qui de l'économie ou de la défense doit jouer le rôle moteur.

La politique européenne de sécurité et de défense commune (PSDC) a progressé, notamment depuis 1998, date à laquelle Français et Britanniques avaient décidé de doter l'Union européenne de capacités militaires propres. En une douzaine d'années, la PSDC a connu de nombreux succès. La constitution d'une monnaie unique a pris bien plus de temps.

Les trois axes évoqués par M. Grall me semblent essentiels. Tout d'abord, la volonté politique n'est pas partagée très largement aujourd'hui. J'observe notamment un problème d'entraînement : l'Allemagne se trouve aujourd'hui occupée par la transformation de son armée, le Royaume-Uni positionne sa réflexion dans un cadre différent, tandis que les pays scandinaves ne placent pas la défense parmi leurs priorités. Sur le plan opérationnel ensuite, nous devons répondre au scepticisme qui entoure les groupes de combat et renforcer les capacités de planification et de conduite des opérations. Enfin, pour l'axe industriel, les efforts de restructuration de l'industrie française ne doivent pas nous empêcher de coopérer avec nos partenaires européens.

PermalienPhoto de Patricia Adam

Pourriez-vous nous éclairer sur la logique présidant au rapprochement avec le Royaume-Uni ? Le poids des États-Unis dans l'activité de BAE est bien connu : n'y a-t-il pas une contradiction à prétendre construire l'Europe de la défense tout en organisant le rapprochement de Dassault et Thales avec cette entreprise et en excluant d'autres entreprises, telles qu'EADS ? Cette coopération est essentiellement militaire. N'est-il pas regrettable d'ignorer la dimension duale de ces technologies, pourtant fondamentale ?

PermalienPhoto de Gilbert Le Bris

L'agence européenne de défense (AED), apparue en 2004, est désormais dirigée par une Française, Mme Claude-France Arnould. Il faut s'en réjouir, même si ses récentes déclarations semblant souhaiter que les Américains, voire les Russes, s'investissent dans l'agence suscitent des interrogations. Avant de favoriser des coopérations avec les États-Unis, peut-être faudrait-il encourager la coopération entre les Européens eux-mêmes, ceux-ci faisant preuve d'une certaine naïveté dans ce domaine. L'agence doit promouvoir des mutualisations entre ces pays, même si son budget restreint de neuf millions d'euros lui donne peu de moyens d'action.

PermalienAlain Juppé, ministre d'état, ministre de la défense et des anciens combattants

L'accord franco-britannique repose sur le constat simple que nos deux pays sont au coeur du système de défense européen, mais que leurs budgets dans ce domaine sont de plus en plus contraints. Le Royaume-Uni semble aujourd'hui pleinement disposé à coopérer avec la France. Il a abandonné le décollage vertical sur son porte-avions au profit du catapultage français. La coopération avec la France lui permet également de mieux affirmer l'autonomie de sa dissuasion nucléaire par rapport aux États-Unis. D'autres sujets sont au stade des discussions préliminaires, en particulier dans les domaines de la guerre des mines, du soutien de l'A400M ou encore de l'industrie missilière.

Dans ce que les Britanniques définissent comme un accord strictement bilatéral, nous voyons une brique d'une construction plus globale. Déjà, l'Allemagne manifeste son désir de se raccrocher à cette coopération. Même si cette option n'est pas à l'ordre du jour, la dynamique est très positive.

Mme Arnould s'est certainement montrée très enthousiaste à la suite des félicitations qu'elle a reçues, ce que je ne saurais lui reprocher. J'observe toutefois que sa feuille de route est claire : elle doit se concentrer sur des sujets européens.

D'une façon générale, je suis très confiant sur l'avenir de la PESD, même s'il ne faut sous-estimer des difficultés que nous savons nombreuses.

Notre coopération bilatérale avec les États-Unis est très dense et porte sur des domaines nombreux, tels le renseignement ou la lutte contre le terrorisme. Ainsi, j'ai récemment signé un accord sur la surveillance de l'espace avec mon homologue Robert Gates.

S'agissant de la Russie, on ne peut pas à la fois prétendre la considérer comme un partenaire à part entière et ne pas vouloir travailler avec elle. C'est ce que le Président de la République a souligné face aux critiques de M. Gates et de certains sénateurs américains nous reprochant la vente de BPC Mistral aux Russes. Il faut observer que les Américains nous consultent rarement quant à leur politique d'exportation d'armements.

PermalienPhoto de Michel Diefenbacher

La période allant de 1998, avec le sommet de Saint-Malo, à 2004, avec la création de l'Agence européenne de défense (AED), a été un moment de grands espoirs pour ceux qui sont attachés à l'Europe de la défense ; mais ils ont été partiellement déçus. Si l'on veut éviter que les espoirs suscités par le traité de Lisbonne ne soient déçus de la même manière, il faut analyser très clairement la situation. Quelle est donc, monsieur le ministre d'État, votre vision des choses ? L'engagement du Royaume-Uni dans une coopération avec nous est-il véritablement un progrès ? Quelles initiatives peut-on concrètement prendre pour que ce soit un engagement fort ?

Pour ce qui concerne l'OTAN, on assiste actuellement à une revitalisation de l'Alliance avec un nouveau concept, la réforme de son organisation et le programme antimissiles. Ne faut-il donc pas craindre que celle-ci soit de plus en plus la référence ? Dans ces circonstances, une initiative n'est-elle pas nécessaire vis-à-vis de nos partenaires, pour emporter leur adhésion à l'Europe de la défense, notamment de la part des pays du Triangle de Weimar, dont les chefs d'État et de Gouvernement viennent de se réunir ?

PermalienPhoto de Michel Herbillon

Les progrès de l'Europe de la défense restent modestes. Quels sont les éléments qui expliquent cette situation ? Est-ce une question de volonté politique, de structure ou d'autres facteurs sont-ils en jeu ? Comme vous êtes, monsieur le ministre d'État, également attaché à l'Europe concrète, visible pour les citoyens, quelles sont les deux ou trois initiatives concrètes qui pourraient intervenir dans ce domaine ? Le salut passe-t-il par le nouveau Service européen d'action extérieure de Mme Ashton ou par la coopération structurée permanente permise par le traité de Lisbonne ? Sinon, de même que les accords bilatéraux avec le Royaume-Uni en donnent l'exemple, quels types de projets concrets peut-on envisager ?

PermalienAlain Juppé, ministre d'état, ministre de la défense et des anciens combattants

Les résultats modestes de l'AED s'expliquent par le peu d'enthousiasme de nos partenaires. Si Saint-Malo a fait grande impression, avec l'engagement de Tony Blair, l'espoir est vite retombé, car les Britanniques ont continué à veiller à ce que l'Agence ne se développe pas. Dernièrement encore, il y a eu un veto du Royaume-Uni à l'augmentation de son budget. S'agissant des traités bilatéraux de novembre dernier, l'interprétation de la France est qu'il s'agit de la première pierre d'un ensemble plus large. Mais c'est l'interprétation de la France. Le Royaume-Uni évoluera-t-il ? Je le pense.

Pour ce qui est de l'OTAN, on mesure l'utilité de la réintégration de la France qui a eu la volonté, secondée par les États-Unis et le Royaume-Uni, d'imposer à l'organisation une cure d'efficacité et de rigueur. Il ne faut donc pas commettre d'erreur d'interprétation. Petit à petit, les conceptions évoluent. Avec la Pologne, on peut désormais avoir des discussions sur des sujets impossibles à envisager avant ; tout devait pour les Polonais, au départ, passer par l'OTAN. Avec la perspective d'un partenariat stratégique entre les États-Unis et la Russie, la Pologne montre davantage d'allant sur la PSCD. C'est pour cette raison qu'il faut tirer parti de la présidence polonaise de l'Union européenne, au second semestre, pour débattre de ces questions.

Les progrès sont modestes, car l'idée de l'Europe comme pôle d'influence, sans même parler d'une Europe puissance, n'est pas partagée par tous. C'est essentiellement une idée française, et qui ne fait d'ailleurs même pas l'unanimité chez nous. On a donc du mal à entraîner nos partenaires sur ce terrain. L'autre facteur est institutionnel. On est en effet dans l'intergouvernemental et non dans le champ de la méthode communautaire et des initiatives de la Commission européenne. En matière de PSCD, il faut entraîner et mobiliser les Gouvernements.

Quels sont les domaines concrets qui peuvent faire l'objet d'initiatives ? Ce sont par exemple les demandes adressées à l'AED, tels l'A400M, ou la mutualisation du soutien médical, ou encore la validation de l'outil de gestion de crises, secteur sur lequel le Service européen d'action extérieure travaille aussi.

PermalienPhoto de Patrick Beaudouin

La place du militaire est réduite dans le Service européen d'action extérieure, et pour ce qui est de la volonté politique en matière d'Europe de la défense, on est davantage dans les symboles que dans les réalisations. La question de fond n'est-elle pas celle d'un manque d'« esprit de défense » au niveau européen, sachant que la situation est déjà délicate au niveau national ?

PermalienPhoto de Jean-Michel Boucheron

Nous évoquons des sujets difficiles. L'accord bilatéral avec le Royaume-Uni est un accord de coopération en Europe, mais pas un accord de coopération européenne. Néanmoins, il ne faut pas cacher notre satisfaction, car les avancées sont réelles. Le dossier des drones est essentiel pour l'industrie électronique, pour l'aéronautique et pour la défense opérationnelle. S'agissant de l'Allemagne, il ne faut pas pêcher par optimisme. La question de la réorganisation de la Bundeswehr n'est pas seulement d'ordre opérationnel, mais correspond à un choix politique clair. Enfin, en ce qui concerne les questions industrielles, plusieurs éléments sont un peu préoccupants. D'abord, la restructuration en cours de l'actionnariat allemand d'EADS peut signifier un repli national. Ensuite, il y a la question des objectifs poursuivis par le Gouvernement pour Thales, qui est l'un des outils essentiels à une politique industrielle de défense. Là encore, un repli national serait dangereux. On rencontre déjà ce type de situation avec Bae Systems et Rheinmetall. Il faut éviter une situation semblable en France à un moment où Thales, actuellement « en panne », doit être remis en piste.

PermalienAlain Juppé, ministre d'état, ministre de la défense et des anciens combattants

Monsieur Beaudouin, la feuille de route du Service européen d'action extérieure comporte un volet militaire, qui fait pendant au volet civil, même si, compte tenu de l'actualité, l'on parle davantage du second – les événements du sud de la Méditerranée étant heureusement de nature civile. Mme Ashton a du reste chargé personnellement M. Pierre Vimont de développer les initiatives dans le domaine de la sécurité et de la défense européennes.

Il n'existe pas d'esprit de défense européen – la question se pose d'ailleurs aussi pour l'esprit de défense français, que nous nous efforçons d'encourager. Vous avez raison, c'est un enjeu majeur. Je n'arrive pas à comprendre que nos concitoyens français et européens n'aient pas davantage conscience de la dangerosité du monde dans lequel nous vivons. Du Moyen-Orient jusqu'au Pakistan, dans la zone sahélienne comme au sud de la Méditerranée, le monde n'est ni paisible ni prévisible. C'est l'occasion de susciter un sursaut européen, d'expliquer que nous n'avons pas le droit de baisser la garde face aux menaces nouvelles, les cyberattaques, la prolifération ou le terrorisme. Je ne désespère donc pas de faire émerger cet esprit de défense, tâche qui incombe aux Gouvernements des grands pays européens.

Monsieur Boucheron, je m'avance peut-être un peu, tout n'étant pas totalement validé au plan interministériel, mais Thales a vocation à jouer le rôle pivot de systémier électronique et informatique. Nous travaillons donc sur un schéma de regroupement puisque Thales, contrairement à DCNS ou Nexter, possède encore un réseau international de premier ordre. Cela passe peut-être par une amélioration de la gouvernance de l'entreprise et par l'élaboration, au-delà du montage capitalistique, d'un vrai projet industriel, susceptible de s'ouvrir, dans un deuxième temps, sur des coopérations européennes. Nous progressons par étape et nous travaillons, par exemple, sur une redéfinition de périmètre entre Safran et Thales, dont certaines activités se chevauchent et qui font preuve de bonne volonté pour mieux fixer la ligne de partage.

Sur le dossier EADS, plus difficile, ma réflexion n'a pas encore autant progressé, je l'avoue. Des changements d'actionnariat – la question du désengagement éventuel de Daimler se pose – pourraient amener à des révisions plus profondes.

PermalienPhoto de Yves Vandewalle

Faute de volonté politique affirmée et eu égard aux restrictions budgétaires sévères engagées pour plusieurs années, la construction de l'Europe de la défense reste une entreprise très difficile. La montée des égoïsmes industriels nationaux m'inquiète aussi. Le chemin sera certainement encore long, notamment parce que, depuis la fin de la guerre froide, les citoyens ne ressentent plus de menace directe. Contrairement à Londres, Madrid ou, plus récemment Stockholm, la France n'a fort heureusement pas été frappée depuis assez longtemps par le terrorisme. Quelle analyse faites-vous de la situation de l'Europe dans les domaines du renseignement et de la lutte contre le terrorisme ?

PermalienPhoto de Philippe Folliot

L'industrie de défense constitue l'un des trois piliers de l'Europe de la défense, vous l'avez dit. Un rapport de 2009 de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), intitulé L'Union européenne et l'OTAN : entre concurrence et complémentarité, faisait une analyse analogue à la vôtre. Plusieurs industriels auditionnés à cette occasion avaient souligné, d'une part, l'importance de la recherche et développement, et, d'autre part, la longue durée des cycles en la matière. Le Gouvernement américain ne s'y trompe pas car il aide massivement nombre de groupes présentant un caractère dual.

Le VIIe programme-cadre de la Communauté européenne pour des actions de recherche, de développement technologique et de démonstration (PCRD), qui couvre les années 2007-2013, était doté de 53,2 milliards d'euros, dont 1,4 milliard pour des programmes de sécurité, mais civile exclusivement. Seriez-vous favorable à ce que des crédits du PCRD puissent être accordés à des projets militaires, plus particulièrement dans l'industrie duale, qu'il s'agisse de l'espace, de l'électronique ou de l'aéronautique ?

PermalienAlain Juppé, ministre d'état, ministre de la défense et des anciens combattants

Monsieur Vandewalle, les égoïsmes nationaux ne s'étiolent pas, c'est un fait, mais, paradoxalement, cela va de pair avec la prise de conscience que le monde est globalisé et que nous ne pouvons pas nous en tirer seuls – les sondages disent tout et son contraire. L'idée européenne n'est pas si rejetée que cela. Sur tel ou tel point précis, c'est la faute à l'Europe, mais les Français se rendent bien compte de son utilité face à la Chine, à l'Inde et au Brésil.

Je vous rappelle tout de même que cinq Français sont retenus en otages au Mali, un en Somalie et deux en Afghanistan. Même si nous ne l'affichons pas en permanence, la coopération européenne, dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, est excellente, avec le Centre de situation conjoint de l'Union européenne (Joint Situation Center, ou SITCEN), qui produit des synthèses disponibles pour tous les États membres. Surtout, des coopérations bilatérales sont extrêmement actives, avec les États-Unis – y compris au Sahel –, le Royaume-Uni et tous les autres pays possédant des services de renseignement importants. L'un des effets positifs du Livre blanc fut le renforcement, dans notre dispositif de défense, du volet intelligence. Les accords fonctionnent et produisent des résultats.

Monsieur Folliot, vous avez raison de mettre l'accent sur l'importance stratégique de la recherche et développement. Certains programmes du grand emprunt concourent à la recherche duale, comme l'avion, l'hélicoptère ou les moteurs du futur, qui intéressent aussi l'industrie de défense. Par ailleurs, j'ai évoqué le PCRD avec M. Barroso, à Bruxelles : certains membres de l'Union européenne manifestent peu d'enthousiasme pour tirer ses crédits vers des applications militaires, notamment nos amis du Nord de l'Europe, partisans de donner la priorité au civil ; mais il m'a fait part de son ouverture d'esprit vis-à-vis du renforcement des applications duales, auxquelles je suis pour ma part favorable, et nous allons y réfléchir avec la Commission.

PermalienPhoto de Françoise Hostalier

La dimension militaire n'est qu'une des composantes d'une politique de défense ; en Afghanistan ou en Somalie, par exemple, nous voyons l'importance que revêtent l'aide humanitaire et les soutiens au développement économique. Or le Service européen d'action extérieure, à mon avis, ressemble aujourd'hui à une « usine à gaz ». Dans un rapport de l'Union de l'Europe occidentale (UEO), je compare sa structure actuelle à celle d'une molécule complexe. La complexité de sa chaîne de commandement ne constitue-t-elle pas un handicap ? Comment rendre cette institution efficace ? Les nominations de Pierre Vimont au secrétariat général exécutif du SEAE et de Claude-France Arnould à la direction exécutive de l'AED sont positives, mais suffiront-elles ?

PermalienPhoto de Daniel Garrigue

La défense européenne a besoin d'un concept. À son sommet de Lisbonne, l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) a défini un concept stratégique assez composite, dont certains éléments, à commencer par la défense antimissile, interrogent quant à l'autonomie future des Européens. Vous avez aussi évoqué la méthode consistant à passer par la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et l'hypothèse de bâtir, dans un deuxième temps, une coopération renforcée, ce qui n'exclut pas la conclusion d'accords intergouvernementaux comme celui qui nous lie aux Britanniques. Dans votre esprit, quel pourrait être le concept de défense européenne, par nature un peu distinct du concept stratégique global de l'OTAN ?

PermalienAlain Juppé, ministre d'état, ministre de la défense et des anciens combattants

Madame Hostalier, je plaiderai la patience. Laissons au SEAE, âgé de quelques mois, le temps de se mettre en place. Nous connaissons le talent et les qualités d'organisation de M. Vimont. Le fonctionnement de ce service, comme de toutes les machines bruxelloises, sera compliqué, mais je ne me prononcerai pas sur un bilan qui n'existe pas encore. De toute façon, il ne faut pas tout en attendre ; l'efficacité de l'action extérieure de l'Union européenne dépend de la volonté politique des chefs d'État et de Gouvernement : s'ils se montrent incapables de définir des positions communes, le SEAE n'aura pas de politique à appliquer. À cet égard, ne soyons pas si pessimistes : il nous arrive d'arrêter des positions communes, sur le Proche-Orient – elle est complètement inefficace, me direz-vous, mais celle des Américains l'est tout autant – ou la Côte d'Ivoire, par exemple.

Monsieur Garrigue, un Livre blanc a été rédigé pour fixer les finalités de la défense européenne. Pour résumer, il s'agit tout simplement de défendre les intérêts européens, qui, sans être en contradiction avec ceux de l'Alliance atlantique, ne sont pas toujours identiques : sur certains territoires, où l'Alliance est moins impliquée, nous pouvons avoir des objectifs à défendre. Il existe un espace pour la défense européenne, non pas en substitution de l'Alliance ni en conflit avec elle mais en complémentarité. Ainsi, dans les Balkans, nous avons assisté à des passages de témoin entre l'OTAN et l'Union européenne, chacun jouant son rôle.

PermalienPhoto de Marietta Karamanli

Je vais, tout d'abord, faire une observation sur la question de la Turquie et de Chypre. Si j'ai bien compris vos propos, monsieur le ministre, l'Union européenne serait chargée de faire évoluer la position chypriote et l'OTAN celle de la Turquie. Je pense qu'il ne faut pas que l'Union européenne oublie qu'une partie de son territoire est occupée et qu'elle doit donc également peser sur les négociations en cours.

Je voudrais savoir si la force européenne de 60 000 hommes, dont la constitution avait été décidée par les accords d'Helsinki en 1999, est opérationnelle et si les groupements tactiques européens ont déjà été mobilisés.

Ma deuxième question concerne l'engagement des forces armées européennes : leur cadre d'action naturel est celui de l'OTAN, comme en Afghanistan, et j'aimerais savoir s'il existe une initiative française pour dépasser ce cadre.

Que pouvez-vous nous dire de la défense du territoire européen contre les missiles balistiques ? Va–t-on aller plus loin que les radars et démonstrateurs prévus par l'actuelle loi de programmation militaire ?

Enfin, que va–t-on faire de l'UEO ? Que va devenir son assemblée parlementaire ?

PermalienPhoto de Pierre Forgues

Je comprends, monsieur le ministre, que votre position veuille que vous soyez plus optimiste que ne le voudrait la réalité…

PermalienAlain Juppé, ministre d'état, ministre de la défense et des anciens combattants

Je n'ai pas dit ça.

PermalienPhoto de Pierre Forgues

C'est ce que moi je pense. Vous conviendrez avec moi que la notion de défense européenne n'est qu'un projet, partagé seulement par quelques pays, ou peut-être même par la seule France. La plupart des pays européens sous-traitent leur défense à l'OTAN.

Je ne pense pas que l'OTAN soit une menace pour la défense européenne ou que celle-ci soit une menace pour l'OTAN. Je pense simplement que la défense européenne est, aujourd'hui, un sous-ensemble de l'OTAN et j'aimerais qu'on le reconnaisse.

Le fait que nous ayons signé avec le Royaume-Uni un traité bilatéral est la preuve qu'il ne s'inscrit pas dans le cadre de la construction d'une défense européenne. Il s'agit avant tout d'une nécessité économique, peut-être industrielle, de coopérer entre les deux pays. Cette nécessité pourra peut-être aider in fine la constitution d'une défense européenne mais la volonté politique n'est pas là aujourd'hui. Peut-être que la nécessité se substituera à cette absence de volonté pour la faire avancer.

J'aimerais que vous nous précisiez dans quels secteurs l'agence européenne de défense, chargée de coordonner nos efforts, nous a permis d'avancer ? Quel bilan dressez-vous de son action, si on la compare à l'agence européenne de l'espace ?

PermalienPhoto de Michel Voisin

J'aimerais vous interroger, monsieur le ministre, sur la transposition des directives européennes. La Gouvernement a choisi la voie législative alors que la norme européenne se situe entre la loi et le règlement dans notre hiérarchie des normes : n'est-ce pas donc donner une valeur hiérarchique supplémentaire à la norme européenne ?

Par ailleurs, ces directives n'introduisent-elles pas une inégalité de traitement entre les différents pays producteurs d'armement et, par là, une distorsion de concurrence ? Enfin, au regard de l'article 346 du traité de Lisbonne, ces directives ne risquent-elles pas d'être entachées d'inconstitutionnalité ?

PermalienAlain Juppé, ministre d'état, ministre de la défense et des anciens combattants

Madame Karamanli, si la situation est celle que nous connaissons c'est précisément parce que l'Union européenne s'assure que l'ensemble de ses États membres est traité correctement et qu'elle n'accepte pas qu'une partie de son territoire soit occupée.

Les groupes tactiques n'ont jamais été engagés et c'est un sujet de discussion entre les ministres européens, certains s'interrogeant sur leur utilité. Nous pensons qu'il faut les maintenir, les maintenir avec une vocation militaire et non pas les dévoyer dans des tâches de sécurité civile.

Je ne suis évidemment pas de l'avis de M. Forgues : la défense européenne n'est pas un sous-ensemble de l'alliance atlantique. M. Rasmussen partage mon analyse et nous pensons qu'il faut faire avancer les deux institutions chacune à leur rythme, en respectant leur autonomie.

Pourquoi l'agence européenne de défense n'obtient-elle pas les mêmes résultats que l'agence européenne de l'espace ? Parce qu'elle ne dispose pas des mêmes moyens et c'est ce que nous allons nous efforcer de corriger.

Vous dites également que la défense européenne n'existe pas, ce n'est pas vrai. En 2003, nous sommes intervenus en République démocratique du Congo et en Macédoine, en 2005, c'était l'opération Eulex au Kosovo, en 2004 l'opération Althéa en Bosnie, en 2010, l'opération Atalante en Somalie. Il faut également prendre en considération le travail de formation que nous effectuons en Afghanistan, où près de 200 personnes participent à la formation de la police et de l'armée afghanes. On ne peut donc pas dire que la défense européenne n'existe pas. Elle se manifeste de façon modeste dans un certain nombre d'opérations et c'est justement ce qu'il faut essayer de conforter.

Dans les dispositions européennes à transposer, monsieur Voisin, certaines relèvent, au regard de notre Constitution, du domaine législatif. Une vingtaine de décrets et d'arrêtés d'application viendront ensuite compléter cette transposition des directives.

Je crois que nous avons pris les précautions nécessaires pour éviter, ce que j'évoquais tout à l'heure, le départ de fournitures ou productions vers d'autres horizons, tout en veillant à prendre en compte les questions de souveraineté nationale prévues par l'article 346 du traité de Lisbonne. Il existe également un certain nombre de critères qui permettent d'exclure des soumissionnaires extra-européens quand ils ne remplissent pas un certain nombre de conditions. Je pense donc que nous avons pris un maximum de précautions et vous aurez l'occasion de discuter, d'amender le texte lorsque vous l'examinerez. Que se passe-t-il dans les autres pays ? J'ai assez peu d'informations sur le dossier.

Enfin, l'UEO et son assemblée parlementaire vont effectivement disparaître avant la fin de l'année 2011 en vertu des accords conclus dans le cadre de Lisbonne. Nous réfléchissons à la mise en place d'une formule qui maintienne des contacts entre les Parlements des pays membres en matière de défense.

La séance est levée à dix-huit heures.