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Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Séance du 26 janvier 2011 à 9h30

Résumé de la séance

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La séance

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COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES ET DE L'ÉDUCATION

Mercredi 26 janvier 2011

La séance est ouverte à neuf heures trente.

(Présidence de Mme Michèle Tabarot, présidente de la Commission et de M. Pierre Lequiller, président de la Commission des affaires européennes puis de M. Gérard Voisin, vice-président de la Commission des affaires européennes)

La Commission des affaires culturelles et de l'éducation entend, dans le cadre d'une table ronde ouverte à la presse, commune avec la Commission des affaires européennes, sur la numérisation de l'écrit, M. Jean-Claude Bologne, président de la Société des gens de lettres, M. Emmanuel de Rengervé, délégué général du Syndicat national des auteurs et compositeurs, M. Dominique Lahary, vice-président de l'Association des bibliothécaires de France, président de l'Interassociation archives bibliothèques documentation (IABD), Mme Christiane de Mazières, déléguée générale du Syndicat national de l'édition, M. François Gèze, président-directeur général des éditions La Découverte, M. Alain Kouck, président-directeur général d'Editis, M. Xavier Pryen, membre de la direction des éditions L'Harmattan, M. Benoît Bougerol, président du Syndicat de la librairie française, accompagné de M. Guillaume Husson, délégué général, Mme Marie-Pierre Sangouard, directrice du livre de la FNAC, M. Nicolas Georges, directeur chargé du livre et de la lecture au ministère de la culture et de la communication, M. Jean-François Colosimo, président du Centre national du livre, M. Philippe Colombet, directeur de Googles Livres France, M. Pierre Coursières, représentant le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels, et M. Jacques Toubon, chargé d'une mission européenne sur la TVA des biens culturels.

PermalienPhoto de Pierre Lequiller

La table ronde organisée par les deux rapporteurs de notre Commission des affaires européennes, MM. Hervé Gaymard et Michel Lefait, réunit des représentants des auteurs, des éditeurs, des libraires, des bibliothécaires et des autorités publiques, le ministère de la culture et le Centre national du livre. Je me réjouis que les Commissions des affaires culturelles et des affaires européennes se retrouvent sur ce sujet important, culturellement et économiquement, qui engage à la fois des problématiques nationales et européennes.

La France a entrepris dès 1997 une action de numérisation du patrimoine écrit. L'Union européenne a relayé son effort dès 2005, avec la création d'Europeana. Le livre numérique est au centre de nos préoccupations, puisque le Sénat vient d'adopter une proposition de loi sur le prix du livre numérique, et que la France propose à l'Union de fixer pour celui-ci un taux de TVA de 5,5 %.

Trois thèmes principaux seront abordés : le livre électronique : évolution ou révolution ? livre électronique et droit d'auteur ; la politique de numérisation française et européenne.

PermalienPhoto de Hervé Gaymard

La numérisation de l'écrit soulève des enjeux nationaux, européens et internationaux. Dans une semaine, la Commission des affaires culturelles et de l'éducation examinera la proposition de loi sur le prix du livre numérique qui sera débattue en séance publique les 15 et 16 février. Sur ce sujet mouvant, à fort potentiel d'innovation, le législateur doit se demander s'il faut intervenir au niveau national et, le cas échéant, sur quels aspects. Il semble important de le faire – en tremblant – sur le taux de TVA applicable au livre numérique et sur la fixation du prix du fichier numérique par l'éditeur.

Nous devons également réfléchir à la protection du droit d'auteur. Celle-ci pose un problème national, européen et international, depuis qu'une politique de numérisation massive a été entreprise sans demande d'autorisation préalable auprès des auteurs ou des ayants droit.

Un troisième sujet, d'ordre patrimonial, concerne la politique ambitieuse de numérisation menée par le ministère de la culture grâce au Fonds stratégique d'investissement. L'écrit numérisé, à la suite d'initiatives publiques et privées, pose le problème de la liberté d'accès aux données et celui, plus technique, de la sécurisation et de la conservation des données numérisées. Parce que nous entrons dans un nouveau monde qui promet d'être évolutif, la proposition de loi prévoit une clause de rencontre périodique, afin que le Parlement et les acteurs de l'édition se retrouvent régulièrement pour faire le point.

PermalienPhoto de Michel Lefait

La numérisation de l'écrit a débuté en 1971 avec le projet Gutenberg, mais n'a réellement pris son essor qu'à partir de 1993 avec le développement d'Internet. Les progrès ont été rapides. Alors que 4 300 ans se sont écoulés entre l'invention de l'écriture et celle du codex remplaçant les rouleaux de texte par des pages reliées, que 1 150 ans séparent le codex et l'imprimerie et que 540 ans s'étendent entre l'imprimerie et l'apparition d'Internet, celle-ci ne précède que de dix ans la naissance du livre électronique.

Grâce à la numérisation, le lecteur disposera de nombreuses oeuvres sans l'encombrement inhérent aux volumes imprimés, ce qui explique le succès des liseuses comme le Kindle d'Amazon. Par ailleurs, à partir d'un ordinateur, voire d'un téléphone portable, il pourra accéder partout et à tout moment à des bases électroniques.

Pour l'heure, on assiste au développement du livre numérisé, simple version numérique du livre imprimé. Une étape ultérieure verra celui du livre numérique incorporant vidéos et liens hypertextes. Mais, qu'il soit imprimé ou électronique, le livre reste une oeuvre de l'esprit qui permet d'accéder à la pensée, à l'art, à la connaissance, au spirituel. Il résulte du travail d'un individu qui le fait partager aux autres par l'intermédiaire de la publication.

À ce titre, on peut s'inquiéter de l'initiative de Google, qui a, du moins, eu le mérite d'attirer l'attention des politiques sur les problèmes posés par la constitution d'une bibliothèque numérique. Loin de moi l'idée de diaboliser cette société, mais la numérisation d'un grand nombre d'ouvrages soumis aux droits d'auteur suscite quelques doutes sur ses buts. Des procès lui ont été intentés aux États-Unis comme en France. En outre, les accords qu'elle a conclus dans le monde entier, notamment en Europe, avec plusieurs bibliothèques – par exemple avec la bibliothèque municipale de Lyon – semblent peu favorables à celles-ci. Son initiative nous alerte également sur le statut des oeuvres orphelines, qui ne sont pas libres de droits, mais dont les auteurs ou les ayants droit sont introuvables. Si la numérisation peut offrir une nouvelle vie à des oeuvres épuisées, il faut trouver une solution au niveau mondial pour éviter qu'une publication interdite dans certains pays ne soit autorisée ailleurs. Non seulement Internet se joue des frontières, mais la période de protection des oeuvres n'est pas la même en Europe et en Amérique du Nord. Il faudra mener sur ce point des négociations qui seront sans doute difficiles.

Notre inquiétude s'est encore accrue quand, après avoir lancé la numérisation des livres, leur indexation sur Internet et leur impression à la demande, Google a créé Google Editions. Par ce projet, déjà opérationnel aux États-Unis et qui devrait l'être cette année en Europe, cette société devient un marchand de livres numérisés sur Internet, ce qui dépasse son ambition première, qui était de construire une bibliothèque mondiale digne de celle d'Alexandrie. Google se retrouve sur le même marché qu'Amazon. Entre ces deux mastodontes, quelle place reste-t-il pour d'autres intervenants et d'autres projets de numérisation comme le projet Gutenberg ou le Hathi Trust Digital Library ? On ne saurait reprocher à Google, dont sa puissance fait un acteur incontournable, de poursuivre une logique commerciale, mais celle-ci risque de détourner les lecteurs des ouvrages les moins connus pour les renvoyer systématiquement vers les plus consultés. Or, dans ce domaine, la dimension culturelle doit primer sur la logique commerciale.

PermalienPhoto de Michèle Tabarot

Nous abordons le premier thème : le livre électronique, évolution ou révolution ?

PermalienJean-Claude Bologne, président de la Société des gens de lettres

La numérisation de l'écrit est un nouveau monde dont on aperçoit seulement les côtes. La Société des gens de lettres a proposé de classer les oeuvres électroniques en trois catégories : les livres numérisés, correspondant à peu près aux livres homothétiques, les livres numériques et les oeuvres numériques.

Si le livre numérisé n'est au fond qu'un décalque du livre imprimé, ce changement de support induit du même coup un changement d'économie, puisqu'on passe d'une logique de l'offre à une logique de la demande, qui fait peser de graves dangers sur les droits d'auteur.

Le livre numérique est une terre très peu défrichée. Outre les liens hypertexte et l'ajout de sons et d'images, il permet l'entrée aléatoire au sein d'un ouvrage. Au lieu du parcours allant du premier mot au point final, caractéristique du livre traditionnel, il propose des structures arborescentes et d'autres nouveautés que les auteurs ont hâte d'explorer.

L'oeuvre numérisée représente une terra incognita. À la différence du livre, qui constitue une oeuvre fermée, due à un ou plusieurs auteurs identifiables d'emblée, c'est une production évolutive et collaborative, dont Wikipedia donne un aperçu. En matière d'encyclopédie, on raisonne désormais en termes d'oeuvre ouverte, comme le montre l'exemple de « Larousse.fr ». Dans ce domaine, un droit d'auteur conforme à nos espérances reste à inventer.

D'ores et déjà, le changement de support opéré par le livre homothétique implique un changement de diffusion. Un livre tiré trente ans plus tôt à quelques exemplaires et devenu introuvable ne devrait pas pouvoir être mis en ligne sans autorisation préalable de l'auteur, qui se verrait attribuer une sorte de droit moral. Puisqu'il s'agit non pas d'une simple reproduction, mais d'une représentation, il serait juste que celui qui a jadis confié sa pensée à un support arrêté soit consulté avant qu'on la diffuse au monde entier. Le changement de support suppose donc un droit de divulgation. Autant de domaines dans lesquels le passage au numérique représente non une simple évolution, mais bien une révolution.

PermalienJean-François Colosimo, président du Centre national du livre

La révolution que vous avez décrite s'articule avec celle, plus vaste, de l'information qui, depuis le passage au numérique et l'apparition d'Internet, se place désormais sous les auspices de la totalité et de l'infini. Nous sommes témoins d'une mutation anthropologique, réalisant une sorte de mythe marqué par la transformation de tout contenu en information, la raréfaction de l'espace et du temps, l'abolition des frontières, l'instauration d'une mégamémoire, la décorporéisation du sujet, l'instantanéité et l'éternisation des données.

Le livre est évidemment affecté par cette révolution globale. Celle-ci met en oeuvre une idéologie révolutionnaire de type utopique, qui suppose l'innocence des acteurs, la gratuité des contenus et la naturalisation des actions présentées comme légitimes. Reste qu'il existe un écart symbolique entre la revendication d'une zone de non-droit et le fait que celle-ci constitue une bulle économique extrêmement financiarisée.

Le livre dispose néanmoins de certains atouts pour limiter cette révolution à une évolution. Les changements qui l'ont affecté ont toujours été très lents. Le passage au codex, qui a permis l'édification du sujet critique tel que nous le reconnaissons, a duré plusieurs siècles. L'avènement de la Galaxie Gutenberg, la naissance d'une industrie de masse puis la démocratisation de l'imprimé ont également demandé beaucoup de temps. Par rapport à d'autres industries culturelles, l'écrit offre l'avantage de laisser se superposer des médias très différents. Non maîtrisée, la numérisation de l'écrit menacerait la première industrie culturelle française, mais celle-ci a su mutualiser ses intérêts et entretenir avec les pouvoirs publics une relation exemplaire dont la loi sur le prix unique a été le grand tournant.

Expert en médiologie, Régis Debray a montré qu'un contenu n'existe pas sans support. Dans le cas du livre, il faut aussi considérer ces tuyaux que sont les bibliothèques et les librairies. La diffusion est non seulement une extension mais une condition de la création et elle détermine in fine son statut. Le marché physique du livre, qui implique une structuration du territoire, de la convivialité et de la culture, doit être notre premier souci, puisque l'apparition du livre numérisé aura un impact considérable sur les librairies et les bibliothèques, au risque d'une certaine destruction de valeur.

PermalienBenoît Bougerol, président du Syndicat de la librairie française

Le syndicat que je représente regroupe les entreprises, ou la branche des entreprises, dont l'activité principale est la vente de livres dans des librairies indépendantes ou au sein d'une chaîne. La révolution technologique à laquelle nous assistons dépasse le livre électronique : elle tient à l'apparition d'Internet et à l'informatisation, dans notre société, de nombreuses opérations. Année après année, les évolutions technologiques ont été si nombreuses que l'on peut parler d'une véritable révolution, bien que, dans le même temps, on assiste à une évolution lente et continue des comportements qui conditionne l'accès à d'autres supports culturels. Si celle-ci peut paraître rapide à l'échelle de l'humanité, elle reste cependant progressive, au sens où l'apparition du livre numérique et la libération des contenus ne changent pas de manière immédiate le comportement de chacun.

Le rapport Gaymard reprend l'essentiel des débats qui entourent le livre homothétique et l'économie du livre. Dans la révolution ou l'évolution que nous connaissons, la place des librairies, comme lieux de médiation, doit être préservée. M. Colosimo a souligné le rôle de la diffusion, qui est loin d'être neutre. Qu'elle s'exerce dans un lieu commercial ou une bibliothèque, la médiation culturelle suppose un maillage du territoire, une proximité, une présence et un conseil. Autant de fonctions qu'un écran ne suffit pas à assurer. Le libraire est un passeur de culture, généralement passionné. Il est normal que, dans l'univers numérique, il continue à accomplir son oeuvre de présentation. D'ailleurs, de nombreuses librairies possèdent un site Internet vendant des livres numériques. Depuis 2008, je propose moi-même le catalogue Gallimard de livres en ligne. D'autres éditeurs se sont greffés sur ce dispositif, complétant l'offre papier. Ce secteur, encore marginal sur le plan économique, améliore notre image de marque et facilite le travail au quotidien. Cependant, l'évolution technologique est si importante que certaines entreprises présentes sur le terrain ne peuvent pas suivre. Un accompagnement réglementaire paraît donc nécessaire, non pour défendre un secteur d'activité qui serait vieillissant ou obsolète, mais pour garantir une présence sur le territoire ainsi qu'un lien social et culturel.

À cet égard, la position des bibliothèques rejoint la nôtre. Notre métier suppose une présentation et une animation de l'offre, qui doivent être maintenues. Pour promouvoir le livre numérique, trente-cinq librairies en ligne ouvriront dans quelques semaines, grâce au Syndicat des librairies et aux aides de nombreux acteurs interprofessionnels. Le portail « 1001libraires.com » proposera ainsi une offre quasi exhaustive de livres numériques. Notre attitude n'est donc pas défensive, mais proactive. C'est ainsi que nous entendons prouver notre légitimité.

En matière de régulation, notre attente est double.

Il est logique que le livre numérique bénéficie comme le livre papier d'une TVA à taux réduit, puisque, dans les deux cas, le contenu est le même. Une telle mesure permettrait de développer le marché. Reste qu'aux États-Unis, il n'y a pas de TVA, et qu'il sera bientôt facile de se connecter sur un site américain pour y trouver des livres en français.

D'autre part, nous sommes favorables à l'instauration d'un prix unique, dans la logique de la loi s'appliquant au livre papier. Le rapport Gaymard rappelle pourquoi, depuis bientôt trente ans, nous sommes dans un cercle vertueux. La régulation a évité que le livre ne tombe aux mains de quelques acteurs qui auraient fait du discount. Seule une loi assurera la pluralité et le développement du marché. Elle garantira en outre l'amortissement des coûts informatiques et la bonne tenue des prix. L'inflation est quasi nulle pour le livre papier ; on peut espérer qu'il en sera de même pour le livre numérique.

PermalienDominique Lahary, vice-président de l'Association des bibliothécaires de France, président de l'Interassociation archives bibliothèques documentation, IABD

Il souffle ces temps-ci un air de révolution. La numérisation de l'écrit en est une et, comme dans toute révolution, il faut ménager des transitions et assurer les continuités nécessaires. Dans le domaine du livre, de nombreux acteurs entendent poursuivre leur activité, même si d'autres sont en train d'apparaître.

Acteurs du service public, les bibliothèques, les centres de documentation et les archives entendent continuer d'assurer l'accès à la culture et à l'information, de manière égale pour tous et sans concurrencer les libraires, dont elles sont depuis longtemps complémentaires. En matière de numérisation, les bibliothèques ont déjà fait l'expérience d'un sujet brûlant, avec le secteur de la musique.

La numérisation est rétrospective au sens où elle vise à rendre numérique ce qui ne l'était pas ou à renumériser ce qui ne l'était plus. C'est une grande oeuvre patrimoniale, dans laquelle les bibliothèques joueront un rôle important. Non seulement elles détiennent les textes, mais elles sont garantes de l'intérêt public. Contraintes d'être de leur temps, elles sont aussi concernées par la diffusion d'oeuvres numériques, homothétiques ou non, qui est déjà à l'oeuvre outre-Atlantique. Nous avons le souci que l'on mette en place des modèles économiques et juridiques qui permettront de répondre aux attentes du public.

Pour l'instant, la France en est encore au stade de l'expérimentation. Il y a peu d'offres et quelques fournisseurs nouveaux, les agrégateurs, seront peut-être rejoints par les libraires. Il existe par ailleurs différents modèles de consultation, comme la lecture à l'écran, qui est à l'image ce que le streaming est à la musique, et le téléchargement, qui peut être chronodégradable. Quant à l'achat, il peut se faire par titre, par groupe ou par collection, ainsi que par abonnement ou par forfait. Notre souci principal est de ne pas figer, en imposant un modèle unique, un processus promis à évoluer. Nous ne prendrons pas parti entre les différents acteurs concernés par la proposition de loi sur le prix unique du livre numérique, car les bibliothèques doivent garantir la pluralité des pratiques.

Leur avenir peut être rapproché de celui des librairies, qui assurent comme elles l'accès aux oeuvres et jouent un rôle de médiation dans des lieux physiques ou grâce à des sites ou à des portails numériques. En outre, les bibliothèques proposent de multiples activités. Loin de disparaître, comme l'a rappelé récemment Robert Darnton dans le Monde, elles sont de plus en plus fréquentées. L'avenir n'est donc pas au dialogue de l'utilisateur final avec une source unique qui supprimerait tous les intermédiaires, mais à de nouveaux modèles qu'il faut accompagner à titre expérimental avant que les usages ne se stabilisent. Le livre homothétique n'est qu'une étape provisoire avant d'autres formes de livre numérique. Pour l'heure, ce sont les produits d'autoformation, qui, en raison de leur interactivité, connaissent le plus de succès dans les bibliothèques.

(M. Gérard Voisin vice-président de la Commission des affaires européennes remplace le président Pierre Lequiller)

PermalienAlain Kouck, président-directeur général d'Editis

Pour les éditeurs, la plus grande révolution est non le numérique, mais le fait qu'Internet ait remis le lecteur ou l'utilisateur au centre du débat. Sur le plan économique, l'édition est un marché d'offre. Les éditeurs vendent 100 % de leurs ouvrages à des réseaux spécialisés : libraires, grandes surfaces spécialisées ou grande distribution. Avec ses 15 000 points de vente, la France dispose d'une force qui n'existe nulle part ailleurs. Le livre représente un chiffre d'affaires de 3,5 milliards d'euros et est de loin le premier secteur culturel de notre pays, avant la musique et le cinéma dont on parle pourtant davantage. C'est un des seuls à ne pas être subventionné, même s'il bénéficie d'un taux de TVA réduit.

La révolution créée par Internet dans le domaine du livre comme dans tous les métiers a introduit un lien avec le lecteur ou l'utilisateur, qui se trouve désormais au centre du débat. Ses souhaits et ses comportements sont davantage considérés. Cependant, les évolutions technologiques sont rapides et l'on ne peut pas encore savoir si, demain, nous lirons sur des ordinateurs, sur un iPhone ou sur un iPad.

Il est logique que les grands acteurs mondiaux qui ont anticipé ces évolutions se soient positionnés entre le lecteur ou l'utilisateur et les éditeurs ou les auteurs. Ira-t-on vers un métier d'offre ou de demande ? Pour l'instant, les éditeurs fixent le prix du livre, en fonction de critères de marché établis au fil des années en accord avec les libraires. Cependant, depuis près de dix ans, les grands acteurs mondiaux de la diffusion entendent le définir en fonction des attentes des lecteurs, qu'ils connaissent parfaitement. Les premières expériences ont permis de le fixer à 9,99 dollars. C'est ainsi que se sont constitués des réseaux dont il faut désormais tenir compte.

Pour que la création reste un métier d'offre, nous défendons avec beaucoup d'attachement l'indissociabilité du couple auteur-éditeur. On parle beaucoup de stars qui diffuseraient leurs oeuvres en se passant de tout éditeur, mais le « top 25 » des meilleures ventes en littérature ne représente que 5 % du chiffre d'affaires. Les 95 % restants concernent 60 000 auteurs, dont les éditeurs assurent la diffusion. Si les grandes surfaces spécialisées et les libraires résistent mieux que les acteurs du commerce traditionnel non spécialisés, c'est parce qu'ils savent présenter cette offre au public. Pour cela, ils doivent être présents et visibles – ce que permet Internet – et jouer un rôle de conseil. S'il faut tenir compte des nouveaux acteurs, qui ont toute leur place, n'oublions pas que la création restera toujours un métier d'offre. On a pu le constater dans d'autres domaines : même si l'on a accès aujourd'hui à 300 chaînes, la télévision reste aux mains des créateurs.

Une autre spécificité française est le livre de poche, qui représente 25 % des livres vendus, 100 millions au total. Quand la grande distribution a vu apparaître ce qui n'était à l'origine qu'un reprint du grand format, elle a pensé qu'elle n'avait plus besoin des éditeurs et pouvait elle-même fabriquer les livres. L'échec a été total, preuve que le couple auteur-éditeur est indissociable.

En matière législative, nous avons trois attentes.

Tout d'abord, un cadre juridique est indispensable. Celui qui existe est éprouvé, puisque, en France, le livre se porte bien. Servons-nous donc de ce qui a fait la force du secteur depuis la loi de 1981 sur le prix unique du livre.

Ensuite, il faut maintenir les conditions d'une réalité économique en appliquant au livre numérique le même taux de TVA qu'au livre papier. On préservera ainsi la rémunération des auteurs, sans lesquels nous n'existons pas. On répète souvent que le numérique coûte moins cher, puisqu'il n'y a ni stock ni fabrication ni diffusion. Or la commercialisation et la logistique d'un stock représentent 14 à 15 % de son prix, soit l'écart exact entre le taux de 19,6 % et celui de 5,5 %. Une TVA à 19,6 % annulerait totalement l'économie que le numérique permet de réaliser par rapport au support papier.

Enfin, il faut veiller à rémunérer tous les réseaux spécialisés, à commencer par les libraires et les grandes surfaces, qui ont soutenu l'économie du livre papier et doivent subsister. Face aux nouveaux acteurs, on doit conserver un pluralisme absolu. Pour la presse, on est venu à créer des subventions afin de permettre aux diffuseurs de subsister. Il serait préférable, dans le cas du livre, de maintenir un réseau qui fonctionne.

PermalienPhoto de Hervé Gaymard

La question se pose de savoir quel type de protection sera appliqué aux livres numériques. Les conséquences seront différentes selon que l'on y adjoindra aucun digital rights management (DRM), ce qui entraînera une possibilité totale de duplication, un DRM strict qui rendra impossible toute duplication ou un DRM allégé permettant la réalisation de cinq ou six copies.

PermalienXavier Pryen, directeur général des éditions L'Harmattan

La question des DRM se pose en effet. Le DRM allégé est une demi-mesure et ne pas en mettre du tout revient à ouvrir la boîte de Pandore. On en reste, pour l'instant, au DRM strict, ce qui donne du temps pour réfléchir.

PermalienPhilippe Colombet, directeur de Google Livres France

Je suis très satisfait d'être invité dans ce débat public, même si d'autres acteurs globaux n'y sont pas.

Numériser un livre, c'est donner une chance à ce livre, notamment pour ceux difficiles à trouver, et à l'internaute. Cela aura un effet positif pour les livres difficiles à trouver. Les créateurs qui proposeront des livres numériques pourront ainsi trouver de nouveaux acheteurs, et pas uniquement parmi ceux qui ont grandi dans un environnement numérique.

Le livre numérique sera un défi important pour les libraires et les bibliothèques car de nouvelles compétences devront être acquises, ce qui requerra du temps et des investissements. Il ne représente finalement qu'une évolution très lente dans l'histoire du livre, ce qui permet une anticipation plus facile qu'en matière de musique ; on reste ainsi, de façon heureuse, dans le principe de précaution.

Tous les efforts qui seront faits en matière de régulation pour préserver l'écosystème du livre devront cependant prendre en compte l'acheteur de livre numérique.

À son égard, deux impératifs s'imposent.

D'abord, proposer un taux de TVA homogène dans l'Union européenne.

Ensuite, il faudra s'assurer que le livre numérique reste, après son achat, pérenne et interopérable. Pour cela ni logiciels ni mécanismes de lecture particuliers ne doivent être imposés afin qu'il puisse être lisible, pour tout le monde, sur plusieurs types de machines et achetable partout. Il faut donc des fichiers interopérables ou une possibilité de téléchargement à partir d'informatique en nuage (cloud computing). C'est un enjeu important et corollaire de celui du prix.

PermalienPierre Coursières, président du directoire de la librairie Le Furet du Nord, représentant le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels

Si on veut développer le livre numérique, il faudra se passer de DRM pour tirer les leçons de l'échec du téléchargement de musique.

Le livre numérique représente actuellement moins de 1 % du chiffre d'affaire du secteur en France. Je suis favorable à ce qu'on légifère uniquement sur le livre homothétique et aussi au fait de se revoir régulièrement.

Tous les libraires développent maintenant des sites Internet et sont prêts à vendre des livres numériques. Mais il faut pour cela disposer d'un cadre juridique précis pour pouvoir vendre de façon rentable.

Nous sommes favorables au prix unique et à la TVA à 5,5 %. Cela nous permettra d'être à armes égales avec des sites comme Amazon dont les ventes actuelles supportent un taux réel de TVA de 3 % alors que nous sommes soumis actuellement à un taux de 19,6 %. Cela nécessitera une intervention nationale et européenne, voire mondiale.

PermalienAlain Kouck, président-directeur général d'Editis

Le DRM freine la diffusion. C'est ce qui résulte de l'expérience de notre actionnaire espagnol. En Espagne, en effet, l'ensemble des partenaires ont coopéré pour mettre en place une offre dans le cadre le plus légal possible et ont créé une plate-forme commune. Depuis sa mise en place, le pays connaît un record mondial en matière de piratage. Sur le fonds, je reste donc dubitatif car c'est un problème qui va nous menacer de manière permanente.

PermalienPhoto de Franck Riester

Je suis surpris que les interventions ne fassent pas, dans l'ensemble, référence au téléchargement illégal. Lorsque l'on discute avec les acteurs de la filière musicale, c'est le premier, voire le seul objet de leurs préoccupations. Où en sont donc vos réflexions en la matière ? Serait-il opportun d'étendre le champ d'application d'Hadopi au secteur du livre ?

PermalienPhoto de Marcel Rogemont

Je souhaiterais évoquer la loi Lang sur le prix unique, qui a des effets vertueux. Comment son dispositif peut-il s'appliquer dans un univers différent ? La question va au-delà de la simple concurrence dans un univers régulé car il est indispensable, pour la survie du livre, et en définitive de l'oeuvre elle-même, ainsi que pour les auteurs. A-t-on déjà des éléments indiquant comment cet équilibre est perturbé et comment, également, peut-on conserver le rôle de l'éditeur comme pierre angulaire ? Je remercie de sa présence le directeur de Google France car se pose la question de savoir comment certaines entreprises accèdent aux oeuvres et les utilisent de manière indépendante et comment elles abordent la question des droits afférents à ces oeuvres. C'est la vraie question et il convient de savoir si nous avons, sur le plan européen, la possibilité d'agir.

Sur le fond, et c'est un constat, la valeur des biens culturels sur Internet tend clairement vers zéro. Dès qu'une oeuvre est en ligne, tout le monde peut l'éditer. C'est une difficulté que l'on ne sait pas actuellement régler. Comment Google envisage-t-il de maintenir une chaîne du livre vertueuse comme celle qui existe en France ?

S'agissant de la TVA, je pense que tout le monde est d'accord sur l'opportunité d'un taux unique. Sur le plan européen, des initiatives ont été prises et certains pays ont été plus courageux que nous. Il faut savoir si l'on peut, ou non, avancer.

PermalienPhoto de Jacques Grosperrin

De même que la télévision n'a pas tué la radio, je ne pense pas que l'électronique va mettre un terme à l'imprimerie. Je souhaiterais évoquer plusieurs questions, notamment celles du respect du code de la propriété intellectuelle, de la numérisation des oeuvres orphelines et aussi du développement de la pratique de certaines revues scientifiques dont la diffusion n'est plus assurée que dans un cadre numérique, ce qui conduit à une explosion des coûts. Enfin, comment appliquer à la numérisation la règle du prix du livre ?

PermalienPhoto de Monique Boulestin

Merci, Madame la Présidente, d'avoir co-organisé avec Pierre Lequiller cette table ronde sur un sujet aussi sensible que celui de la numérisation de l'écrit et, plus particulièrement, du patrimoine écrit. En effet, lors de la présentation de mon rapport pour avis au ministre de la culture, j'avais longuement insisté sur la nécessité de numériser notre patrimoine écrit contemporain : manuscrits, carnets de notes, livres uniques ou oeuvres orphelines, soit de 10 000 à 100 000 livres du XXe siècle, toutes indisponibles.

Comment en proposer une offre légale, comment en négocier la diffusion après numérisation ? Telles étaient alors mes questions.

Un rapport récent redonne toutes ses lettres de noblesse à la bibliothèque en ligne Europeana lancée en 2008 qui doit devenir « la référence première pour le patrimoine culturel européen en ligne ».

Par ailleurs, grâce au nouveau programme d'investissement d'avenir présenté actuellement par le Commissaire à l'investissement, René Ricol, nous savons que le développement des technologies associées à la numérisation du patrimoine va s'accélérer et que les discussions avec les éditeurs vont se poursuivre afin de rendre accessibles, sous forme numérique, des oeuvres jusqu'alors indisponibles.

Dans ce domaine, l'action de la Bibliothèque nationale de France (BnF) est reconnue, d'une part, en termes de conservation d'environ 35 millions de documents, d'autre part, à travers le Plan d'action pour le patrimoine écrit (PAPE) et son soutien aux bibliothèques territoriales détenant des fonds patrimoniaux, représentant plus de 30 millions de documents anciens et précieux.

Par ailleurs, depuis la loi du 1er août 2006, la BnF, à travers son mécanisme de collecte, a élargi son périmètre de dépôt légal à Internet.

Rappelons enfin que la BnF a été pionnière en créant, dès 1998, une bibliothèque numérique (Gallica) qui contient plus de 900 000 documents, dont 150 000 livres.

Cependant, pour les bibliothèques publiques, il faut aller vite parce qu'il serait dangereux de laisser la numérisation de notre patrimoine à un acteur unique.

Qu'en est-il de la conclusion d'un accord-cadre respectant les droits de tous et ouvert à l'ensemble de la profession ?

Le consortium annoncé, associant les acteurs publics et la BnF, les auteurs et les éditeurs, est-il toujours à l'ordre du jour ?

Enfin, les bibliothèques régionales numériques d'excellence proposées par le ministre à la BnF vont-elles voir le jour ? Ma question s'adresse à M. Nicolas Georges et à M. Jean-François Colosimo.

PermalienPhoto de Colette Langlade

Je souhaiterais poser deux questions aux éditeurs et bibliothécaires ainsi qu'aux libraires. S'agissant des premiers, Internet est la plus grande révolution qui concerne la profession et la numérisation va entraîner des investissements, notamment en recherche et développement, considérables pour le fonds numérique. Quelles sont les actions entreprises en la matière et qui, in fine, va supporter les coûts ?

En ce qui concerne les bibliothécaires et les libraires, c'est une question très sensible car il y a l'enjeu de l'accès culturel et du maillage du territoire. Est-ce que tous les professionnels concernés sont prêts à faire face aux évolutions nécessaires ?

PermalienPhoto de Martine Martinel

A-t-on des éléments sur la conservation à long terme des fichiers ? De même, je souhaiterais évoquer la question de la numérisation des oeuvres en braille destinées aux aveugles.

L'utilisation des oeuvres orphelines va à l'encontre du respect du droit d'auteur. Étant sans auteur connu, elles ne me semblent pas devoir être utilisables. Comment le problème est-il réglé ?

PermalienPhoto de Michel Lefait

Je m'interroge sur l'opportunité de créer, pour les livres numériques, un dispositif semblable à celui en vigueur pour les films, qui impose un décalage entre la sortie en salle et la mise en vente des DVD et vidéos. Un tel décalage doit-il être prévu pour le livre numérisé ?

PermalienNicolas Georges, directeur chargé du livre et de la lecture au ministère de la culture et de la communication

Le ministère de la culture travaille depuis un certain temps avec la Bibliothèque nationale de France et le Centre national du livre sur un programme de numérisation du patrimoine écrit. C'est un travail qui se trouve grandement facilité par ce qui est une spécificité française, le dépôt légal auprès de la BnF.

Sur le fond, je ferai quelques remarques. D'abord, la France est l'un des rares pays, voire le seul, à se donner les moyens d'avoir une politique publique de financement de la numérisation du patrimoine écrit. Beaucoup de discussions ont lieu au niveau européen, et récemment encore, un Comité des Sages, nommé sur l'initiative du ministre français de la culture, a remis un rapport se concluant par d'importantes recommandations mais insistant aussi sur la question essentielle du financement. Il faut prévoir les moyens financiers de la numérisation. La France est le seul État à disposer, depuis 2006, d'une telle ligne de crédits, de 10 millions d'euros. On peut estimer que ce n'est pas suffisant ou que cela ne va pas assez vite, mais l'effort est là, avec la numérisation rétrospective des catalogues exploités des éditeurs et du patrimoine écrit français se trouvant dans les fonds de la BnF.

La BnF occupe une place éminente, du fait du dépôt légal, parmi les bibliothèques numériques de référence. Le ministère de la culture considère qu'il est important que la numérisation concerne également le patrimoine écrit se trouvant dans d'autres fonds. Les villes, notamment, en ont d'importants issus soit de leur propre politique de collecte, soit de la nationalisation de fonds conséquents sous la Révolution. Même si cela a engendré une polémique, il est essentiel que la ville de Lyon se soit la première engagée avec raison et courage dans la numérisation. Sa bibliothèque représentant peut-être le plus beau fonds patrimonial en Europe, il paraît légitime que cette ville soit visible sur Internet et puisse valoriser son patrimoine. D'autres villes pourraient également le faire, dès lors qu'elles disposent de fonds extrêmement importants. Le ministère de la culture peut en effet créer une expertise numérique, mettre à disposition des crédits et faire exister de grands pôles de numérisation de bibliothèques patrimoniales. C'est dans ce sens qu'a été lancé le concept de bibliothèque patrimoniale numérique.

Les oeuvres non disponibles sont un vaste sujet qui va bientôt faire l'objet d'un accord à proprement parler révolutionnaire. Il est opportun de rendre disponible en ligne non seulement les oeuvres du patrimoine mais aussi les oeuvres quasi-patrimoniales, actuellement indisponibles dans le commerce et correspondant aux époques entre le XVIe et le XIXe siècle. Le ministère de la culture, en partenariat avec les présidents du SNE, de la BnF et de la Société des gens de lettres, va conclure, au début du mois de février, un accord-cadre concernant plusieurs centaines de milliers de livres avec la mobilisation de ressources provenant du Grand emprunt.

PermalienJacques Toubon, chargé d'une mission européenne sur la TVA des biens culturels

M. Pierre Coursières rappelait qu'Amazon se voit appliquer une TVA à 3 % et la FNAC.com une TVA de 19,6 %. Tout est dit. La réponse globale à toutes les questions posées ne peut être qu'économique et la fiscalité est une des conditions économiques. Nous évoluons dans un système dans lequel le lecteur, c'est-à-dire le consommateur, fait que l'activité existe et est valorisée. Sommes-nous capables, au travers de la régulation du marché, de mettre en place et de susciter rapidement une économie équilibrée de la diffusion en ligne du livre ? Il s'agit là d'une question pour demain et non d'une question nécrologique. Les débats permanents en France entre l'exception et la règle ou encore la culture et le marché sont dépassés. Ou nous mettons en place une offre légale, économique et viable, ou tout le reste ne sera d'aucune importance. D'ici cinq ans risque de se produire une énorme concentration entre les mains de trois ou quatre entreprises qui détiendront 80 % de l'activité. Mon travail n'est pas d'expliquer à nos partenaires à Bruxelles qu'ils doivent faire une place à la culture ni de vanter auprès de la Commission européenne les écrivains qui seraient plus intéressants que les marchands car, alors, je trouverais porte close.

Le secteur de l'édition représente 4 milliards d'euros dans notre pays et nous avons une marge de progression très importante si nous sommes compétitifs avec les Américains, les Japonais et les Coréens. Les industries culturelles représentent 2 % du PIB et 3 % des emplois en France et ces chiffres doivent être doublés d'ici 2020. Si nous ne mettons pas en oeuvre des services français et européens de diffusion en ligne qui soient des entreprises, alors nous pourrons continuer notre politique en faveur du livre qui ressemblera à une lutte contre l'extinction inévitable des espèces en voie de disparition.

PermalienJean-François Colosimo, président du Centre national du livre

Le Centre national du livre (CNL) a débuté son programme de numérisation il y a cinq ans, pour un engagement total de 25 millions d'euros. Cette somme peut sembler mineure au regard des engagements de grands acteurs globaux, mais elle est significative. S'agissant des oeuvres sous droits, 4,5 millions d'euros seront investis cette année dans la numérisation pour la création d'un marché et d'une offre numériques français.

Nous assistons également les libraires, projet central pour le CNL. Nous avons contribué à donner à CAIRN la possibilité de devenir un acteur autonome, aujourd'hui acteur dominant et équilibré financièrement. Le numérique est une planche de salut pour ce type d'organisme. Nous avons également aidé à la formation d'une plate-forme unique de diffusion de bandes dessinées franco-belges, IZNEO. Nous nous félicitons que les acteurs français et belges aient su s'unir. Enfin, nous sommes tout à fait prêts à négocier avec Google sur l'indexation des livres numérisés notamment.

Le livre numérique constitue notre nouvel horizon et nous posera de nouvelles questions. L'action législative est appelée à évoluer. Nous avons à ce sujet un rôle de veille sur plusieurs questions : quels sont les acteurs du livre numérique ? En quoi reste-t-il un livre ou devient-il un objet autre ? Les acteurs économiques français du livre ont fini par prendre la mesure de la numérisation.

PermalienMarie-Pierre Sangouard, directrice du livre de la FNAC

Je souhaite aborder en premier lieu le DRM. Faut-il un DRM contraignant ou, au contraire, inexistant ? La DRM représente aujourd'hui un parcours très compliqué pour le client. Il est difficile d'y accéder et de s'y connecter. Il ne permet ni de mettre en valeur l'offre numérique, ni l'accès à la lecture sur une plate-forme propriétaire de type Amazon ou Apple. Nous souhaitons la suppression des DRM mais il sera alors absolument nécessaire de développer l'offre légale de titres : 80 000 titres de fiction sont disponibles en numérique mais seuls 15 000 à 18 000 existent en format e-Pub, ce qui est très insuffisant.

Il faut en second lieu traiter la question du prix et écouter le consommateur pour créer une offre attractive. La perception des prix du numérique est difficile : le prix d'un livre numérisé est inférieur de 20 à 30 % par rapport à l'édition papier mais, quand le livre de poche existe, le prix du numérique demeure indexé sur celui du grand format, ce qui est incompréhensible et ce qui génère du piratage. La bande dessinée est totalement numérisée. Les livres n'étant pas assez rapidement numérisés sont très vite piratés : il faut donc proposer une offre légale et attractive. Le marché du papier est important et, selon nos anticipations, le restera encore longtemps. En 2015, nous estimons que le numérique devrait atteindre 5 à 10 % du marché en France, si les choses n'évoluent pas plus vite qu'à l'heure actuelle, contre 17 % aux États-Unis.

Une grande partie du réseau des libraires risque de disparaître. Il faut donc réaffirmer le rôle des libraires. La FNAC et le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels (SDLC) pensent qu'il faut une concurrence équitable entre les différents acteurs. Les contrats de mandat créés à l'image des contrats d'agences d'Apple sont une contrainte en matière de politique commerciale qui, si l'on applique la loi au pied de la lettre, est dictée par les éditeurs, d'où un risque d'uniformisation. Or, le conseil et la prescription fournis par les libraires sont des éléments essentiels.

PermalienFrançois Gèze, président-directeur général des éditions la Découverte

S'agissant du coût des grands portails de revues scientifiques anglo-saxonnes, il existe des possibilités d'aller contre les tendances décrites, en organisant des partenariats publics-privés avec le monde de l'éducation. Le portail CAIRN qui est un grand succès grâce à la collaboration avec les bibliothécaires universitaires, permet d'offrir des revues à un prix très raisonnable pour le public. Les bibliothécaires universitaires sont les plus en pointe sur la question du numérique et l'édition scolaire propose tous ses manuels en papier et en numérique. Mais il y a un problème sérieux car, globalement, à part quelques initiatives locales, des efforts suffisants ne sont pas faits pour développer les partenariats entre établissements et éditeurs.

PermalienBenoît Bougerol, président du Syndicat de la librairie française

Plusieurs d'entre vous ont interpellé les libraires. En matière de piratage, la meilleure réponse est une offre légale, riche et adaptée. On a ainsi pu voir l'effet de la réponse rapide de Flammarion pour le dernier livre de Michel Houellebecq « La carte et le territoire ». Une rétention systématique des livres ne sera d'aucune utilité.

L'éditeur joue un rôle essentiel en fixant les conditions de vie des libraires et la rémunération des auteurs. Il a donc une part active à jouer dans l'organisation du marché du numérique. Le travail du SNE sur ce dossier est primordial.

En réponse à Mme Colette Langlade qui souhaitait savoir si les libraires étaient tous prêts à répondre « présents » sur le numérique, bien que je ne puisse m'engager pour les 1 500 entreprises de librairie, nous avons, dès 2006, réfléchi à mettre en oeuvre un portail commun de la librairie. Les libraires ont investi collectivement dans ce portail avec la volonté d'être tous impliqués : deux cents ont signé les premiers accords avec « 1001 libraires.com ». Compte tenu de notre lien de proximité avec les lecteurs, il ne faut pas abandonner ce lieu physique et ce rôle de médiation. Ce qui nous inquiète, par contre, est la capacité d'investissement des librairies. Leur rentabilité interne est en moyenne inférieure à 0,8 % et le plus haut niveau de rémunération qu'un libraire très qualifié puisse atteindre est de 1 650 euros brut par mois. Leur fragilité économique doit donc être soulignée. Nous avons besoin d'un squelette sur lequel nous puissions travailler et non pas d'une armure pour nous protéger.

Des questions de fond vont se poser et je crains une guérilla entretenue de façon obsessive sur le prix du livre. Le chiffre d'affaires du livre est sans cesse rappelé mais rappelons par comparaison que l'ensemble des abonnements de téléphonie mobile et à Internet représentent 40 milliards d'euros. La principale difficulté du livre est le manque de temps disponible et le manque d'envie car nous sommes en concurrence avec d'autres loisirs. Je ne pense pas que nous soyons en concurrence au niveau du coût, eu égard au prix moyen du livre qui est de 10 euros. Comme le rappelle Philippe Moati dans ses travaux, les gens lisent moins et le nombre de grands lecteurs diminue. De moins en moins de personnes accèdent aux livres et font l'effort de lire. Il nous faut donc redonner envie aux gens de lire.

PermalienEmmanuel de Rengervé, délégué général du Syndicat national des auteurs et compositeurs

Représentant le Syndicat des auteurs et compositeurs, je peux vous faire part de notre expérience dans le domaine de la musique qui nous autorise à douter de l'efficacité des dispositifs de gestion des droits numériques (DRM), en matière de mesures techniques de contrôle. S'il s'agit, en revanche, de produire des données permettant d'établir la traçabilité des oeuvres, de les associer ainsi à leurs ayants droit et de les gérer, nous ne pouvons qu'y être favorables. Il convient en effet de rappeler que les DRM ne sont pas que des mesures de protection mais des données associées à des fichiers, permettant d'identifier une oeuvre ou un extrait d'oeuvre et de les rattacher à ses ayants droit, en particulier son auteur.

L'interopérabilité est également une question importante pour les auteurs, surtout si la circulation des oeuvres venait à être entravée par la mise en place de systèmes propriétaires. À défaut d'interopérabilité, les éditeurs avec qui traitent les auteurs devraient s'engager à mettre à disposition des différents systèmes propriétaires les fichiers numériques, permettant ainsi une circulation des oeuvres, dans des conditions équitables, sur tous les systèmes possibles. Les auteurs perdraient, sinon, tout contrôle sur la diffusion de leurs oeuvres, le cessionnaire de l'oeuvre décidant seul, alors, du circuit de distribution.

La chronologie des publications ne semble pas devoir s'appliquer ici, puisque le livre numérisé apparaît plutôt, pour le moment, comme une sorte de produit d'appel d'abord destiné à inciter à acheter le livre papier. La chronologie des publications telle qu'elle existe pour le cinéma est destinée à permettre le financement des oeuvres et leur amortissement aux différentes étapes de leur exploitation, la salle, la vidéo, les co-producteurs – télédiffuseurs, les télédiffuseurs généralistes puis les marchés secondaires. Cette logique de diffusion s'adapte mal au livre, la réglementation dans ce domaine semblant délicate. Mais un large accord entre les professionnels pourrait permettre, au-delà de cette base réglementaire, l'introduction d'une chronologie des publications adaptée au livre.

S'agissant des oeuvres orphelines, une proposition de loi adoptée par le Sénat relative aux oeuvres visuelles orphelines et modifiant le code de la propriété intellectuelle a été transmise à l'Assemblée nationale, mais elle ne vise que les seules oeuvres visuelles. Il me semble que son champ doit être élargi, les oeuvres orphelines concernant d'autres domaines de la création. C'est une préoccupation de la direction du livre et de la lecture du ministère de la culture qui, après discussions avec les représentants des auteurs, devrait faire l'objet de propositions consensuelles pour mettre à la disposition du public les oeuvres orphelines, dans des conditions respectueuses du droit d'auteur.

La question du bon prix pour le livre numérique repose d'abord sur les attentes des internautes, qui l'imaginent inférieur à celui du livre papier. Il semble donc déraisonnable de penser que ce prix puisse être maintenu à son niveau papier et, comme représentant des auteurs, je me prépare à cette situation. Un prix différent entraîne une assiette différente des droits d'auteur, alors même que le taux de la TVA est également différent entre le numérique et le papier. La rémunération des auteurs ne pourra par conséquent être maintenue qu'en pourcentage, pas en valeur. Le même pourcentage appliqué à une assiette diminuée supportant une TVA plus importante a comme conséquences des droits d'auteur deux à trois fois moindres pour chaque exemplaire vendu sur support numérique par rapport à sa version papier.

IZNEO est une initiative très intéressante, mais qui s'est faite sans les auteurs, à la veille du dernier salon du livre. Les auteurs ont réagi en lançant une pétition qui a recueilli plus de 1 300 signatures protestant contre cette initiative unilatérale des éditeurs. Ils ont été rejoints par 13 associations professionnelles d'auteurs, tous soulignant qu'éditeurs et auteurs sont partenaires et doivent se concerter en conséquence sur l'utilisation du support numérique.

PermalienJean-François Colosimo, président du Centre national du livre

Il est important que les mêmes qui s'accordent à vouloir une distribution ouverte acceptent parallèlement l'ouverture de la numérisation, alors qu'ils sont dans une position quasi monopolistique sur ce point. Comme le soulignait M. Benoît Bougerol sur la lecture, la deuxième étape de la réflexion législative devra prendre en compte le passage du livre numérisé, à propos duquel des règles peuvent être trouvées, au livre numérique. C'est à ce moment que les modifications du statut de l'auteur, de l'éditeur et du lecteur vont être les plus profondes. Des effets correctifs cependant se produisent d'eux-mêmes. Ainsi, dans les manifestations littéraires, la lecture publique des textes obtient un vrai succès. On assiste à un phénomène de collectivisation, de communautarisation, de « communisation » de la lecture qui permet d'en enrayer le déclin et la chute. On peut donc penser que le livre numérique, s'il existe vraiment un jour dans sa forme achevée, prendra, comme l'Iliade, la forme d'un livre collectif, avec une multitude d'auteurs de différents siècles et lieux, avant d'atteindre sa forme définitive. Cette dimension collective est à prendre en compte. Elle correspond à des formes archaïques qui resurgissent aujourd'hui dans la post-modernité. Le défaitisme n'est pas de mise sur l'écriture et la lecture. Cette dimension collective de la lecture concerne bien sûr les auteurs puisque, par exemple, lorsqu'un texte est lu aujourd'hui par un acteur dans le cadre d'une manifestation littéraire, l'auteur ne perçoit pas de droits.

PermalienPhoto de Michèle Tabarot

Les différents thèmes de notre table ronde ont déjà été évoqués, mais je vous propose cependant de revenir sur le livre électronique et les droits d'auteur.

PermalienChristiane de Mazières, déléguée générale du Syndicat national de l'édition

En matière de livre électronique et de droits d'auteur, les questions se posent tant au niveau européen qu'en France. Le droit d'auteur doit toujours, depuis sa création au 18e siècle, respecter un équilibre entre la protection des intérêts des auteurs et l'accès à l'information. Le livre numérique relance les débats sur cet équilibre à trouver. Des exceptions au droit d'auteur ont ainsi été prévues par la loi n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information pour certaines personnes, notamment handicapées. La mise en oeuvre de ces mesures depuis un an, s'appuyant sur une plate-forme utilisant les fichiers transmis rapidement par les éditeurs, est satisfaisante.

Le débat sur les oeuvres indisponibles et orphelines se matérialise en particulier par le fameux « trou noir » ou la « zone grise » concernant essentiellement les oeuvres du 20e siècle, situées entre celles tombées dans le domaine public et celles aujourd'hui disponibles, sous droits. Les moyens actuels de numérisation suscitent une attente forte des lecteurs de pouvoir disposer de ces oeuvres au-delà des bibliothèques qui les conservent. Le Syndicat national de l'édition, en association avec le ministère de la culture, les auteurs et le Commissariat général à l'investissement, responsable des investissements d'avenir du grand emprunt s'est fixé un objectif de numérisation d'environ 500 000 oeuvres relevant de cette catégorie. Elles seraient alors gérées collectivement, seule méthode permettant de procéder rapidement. Un accord cadre devrait être signé la semaine prochaine pour finaliser ce projet entre le ministère de la culture, le commissariat général à l'investissement, la Bibliothèque nationale de France, la Société des gens de lettres et le Syndicat national de l'édition.

Les oeuvres orphelines sont une sous-catégorie des oeuvres indisponibles. Elles font l'objet d'un projet de directive européenne qui semble pour l'instant enlisé. Mais les réunions régulières qui ont lieu à ce sujet au niveau européen laissent apparaître que le principe de recherche diligente des ayants droit est retenu, permettant un compromis entre l'accès rapide aux oeuvres et le respect des droits d'auteur. Cette recherche s'appuierait sur le système « ARROW » (Accessible Registries of Rights Information and Orphan Works), qui se matérialise par une mise en réseau de bases de données européennes, financée par la Commission européenne et que la France a, la première, testé avec succès. Ce dispositif, étendu à d'autres pays en particulier l'Allemagne, permet de déterminer le statut juridique de l'oeuvre. Des avancées intéressantes sont donc en cours sur les droits d'auteur et la numérisation.

PermalienMichèle Battisti, Vice présidente de l'Interassociation archives bibliothèques documentation, IABD

Je représente aujourd'hui l'Interassociation archives bibliothèques documentation (IABD). Les archivistes, les bibliothécaires et les documentalistes sont conscients des questions juridiques que pose la mise en valeur de la « zone grise ». Les préconisations faites tant au niveau national qu'européen pour y répondre montrent que l'on s'oriente vers une gestion collective pour numériser et communiquer au public les oeuvres qui ne sont plus disponibles dans le commerce, qu'elles soient orphelines ou non.

Disposer ainsi d'un guichet unique est effectivement une solution séduisante. Mais la gestion collective appelle quelques remarques.

Les coûts de transaction doivent être « raisonnables », suivant l'expression utilisée par le Comité des sages dans son rapport. Doivent aussi être raisonnables les efforts exigés pour retrouver les ayants droit et les barèmes des licences. Ceux-ci tiendront compte de la nature de l'oeuvre, de son ancienneté ou encore des efforts réalisés pour sa mise en valeur, ou pourquoi pas aussi, des conditions de sa réutilisation par le public. La réutilisation à des fins privées ou pédagogiques ou à des fins commerciales ne doit pas être négligée, puisqu'elle favorise les nouvelles créations.

L'« opt out », permettant à un ayant droit de se retirer à tout moment de la gestion collective, semble privilégié, ce qui est naturel. Mais, dans ce cas, le titulaire de la licence a payé en quelque sorte « pour du vent ». Il serait plus raisonnable de fixer une durée minimale, suffisamment longue, pour l'attribution de la licence et une tacite reconduction à l'expiration de cette période.

Le système adopté doit être simple car la complexité est la porte ouverte au piratage. Les bibliothécaires ne tomberont pas dans ce travers, mais ils pourraient être tentés, en revanche de geler les oeuvres, ce qui serait dommageable pour les auteurs, surtout s'il s'agit d'oeuvres estimées n'avoir aucune valeur commerciale.

La simplification consiste aussi à fixer une date butoir au-delà de laquelle on recourt automatiquement à la gestion collective, comme le recommande le Comité des sages. Cette solution semble avoir été retenue dans les négociations en cours, en France, qui concerneraient les livres publiés avant l'an 2000.

Quelques remarques doivent être faites concernant l'utilisation des droits non répartissables suite à l'impossibilité d'identifier les ayants droit. Ils ont bien vocation à financer la création, mais seulement au bout de dix ans, ou de cinq ans comme cela était envisagé dans le rapport du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique. Leur montant risque d'être élevé lorsqu'il s'agit d'oeuvres orphelines ou d'oeuvres partiellement orphelines, dont les éditeurs n'ont pas les droits numériques.

Ces sommes collectées pour rémunérer les ayants droit qui se manifesteraient, devraient également servir à alimenter des bases de données permettant de retrouver les auteurs, et limiter ainsi les coûts des recherches ultérieures menées pour retrouver les ayants droit. On peut même imaginer qu'au bout d'un certain délai, une partie des sommes versées par le titulaire de la licence lui soit reversée afin d'être réinvestie dans la numérisation d'autres oeuvres.

Quelques remarques complémentaires. « L'orphelinat » concerne le livre publié et aussi tous les types d'oeuvres, notamment la presse, mais aussi des oeuvres qui n'ont jamais été commercialisées. Que doit faire un bibliothécaire des photos, des films d'amateurs ou des interviews, pour ne donner que quelques exemples de ces oeuvres très diverses que l'on trouve dans nos fonds ? Peut-on, dans ces cas-là, prendre le risque de les mettre en ligne et de gérer les quelques cas où des ayants droit se manifesteraient ?

Il n'y a pas de gestion collective, en revanche, lorsque la numérisation est réalisée par le secteur privé, ou pour les oeuvres épuisées les plus récentes, dont les éditeurs disposent des droits numériques. Dans ce cas, on rejoint la situation du livre numérique ou numérisé, proposé sur les réseaux commerciaux, pour lequel des accès par des abonnements à des conditions raisonnables devraient être accordés aux bibliothèques.

Enfin il faut signaler la situation, qui prévaut souvent, d'ayants droit retrouvés ne revendiquant aucun droit. Dans ce cas, les contacter permet souvent de collecter d'autres oeuvres, comme le montre l'exemple d'une bibliothèque gérant un fonds de photographies.

PermalienNicolas Georges, directeur chargé du livre et de la lecture au ministère de la culture et de la communication

Le ministère de la culture, que je représente, est chargé du droit d'auteur en France, depuis sa création en 1959, ayant récupéré un certain nombre de compétences en matière de livre et de politique du livre, du ministère de l'éducation nationale. Entre l'utilisateur et l'auteur, le ministère a, de par son rôle même, été plus sensible aux droits du créateur, afin de défendre la création. L'ère numérique pose néanmoins la question de la volonté croissante d'avoir accès à l'ensemble des oeuvres. On le soulignait récemment à propos de la numérisation de la Bibliothèque nationale de France, le lecteur désire avoir accès à toutes les oeuvres, partout et à n'importe quel moment. Cette pression entraîne la remise en question du droit d'auteur. Nous tentons, avec l'aide des professionnels, d'y répondre, dans deux directions. La première vient d'être rappelée : lorsque manifestement le droit d'auteur présente un aspect bloquant à l'accès du plus grand nombre, il doit être possible, de façon collective et légale en respectant les droits de chacun, d'en desserrer les contraintes. D'autres techniques juridiques sont habilement utilisées pour accéder aux oeuvres sans respecter le droit des créateurs. On ne saurait s'en satisfaire.

Depuis un an, un patrimoine considérable de plusieurs centaines de milliers d'oeuvres, pour l'instant inaccessibles, a la perspective d'être débloqué dans des conditions respectueuses du droit de chacun et des conditions économiques acceptables, en utilisant un système peu répandu dans le secteur du livre : celui de la gestion collective. Cette année de négociations va donc aboutir. Pourquoi ces oeuvres n'étaient-elles pas disponibles et pourquoi le droit d'auteur était-il bloquant ? Simplement parce que la vie « papier » de ces oeuvres était finie et qu'il n'était plus rentable pour un éditeur de les réexploiter en édition papier, alors que la renégociation avec les auteurs pour leur assurer une vie numérique aurait été trop longue, trop onéreuse pour assurer l'équilibre de l'opération. La gestion collective permet justement de remédier à ces difficultés et à rendre de nouveau disponible un patrimoine important du 20e siècle. La France est donc à même de proposer des solutions innovantes dans ce domaine. Il est important de pouvoir proposer au lecteur, très vite, une offre aussi abondante que l'offre papier et aussi simple d'utilisation, sans blocage technologique ou incompréhensible, de DRM, et avec un modèle de régulation adapté. Ce modèle, en discussion à l'Assemblée nationale, après son examen par le Sénat, met en place une régulation par le prix.

Il est nécessaire d'aller vite, parce que d'autres vont encore plus vite : si le marché du livre numérique en France est d'à peine 1 % il atteint près de 10 % aux États-Unis et se développe rapidement au Royaume-Uni. La représentante de la FNAC l'a rappelé, le nombre de titres disponibles en France, plusieurs dizaines de milliers, n'est pas si faible que ça, mais pourtant le marché ne décolle pas, malgré le nombre de tablettes vendues. Or, le fait que le marché légal ne décolle pas peut laisser craindre que le piratage, lui, progresse. Ce n'est en effet plus un phantasme dans le domaine du livre, comme l'a également rappelé Mme Marie-Pierre Sangouard, en particulier pour la bande dessinée.

La loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre semble parfaitement adaptée au livre numérique. Il a été rappelé que le livre numérique n'était pas une véritable révolution, au regard de l'histoire longue du livre, contrairement, par exemple, à l'apparition du livre de poche au 20e siècle, à prix très réduit, qui a entraîné un élargissement considérable du marché. Il s'agit ici plutôt d'une évolution qui sur les quatre à cinq prochaines années, donnera au livre numérique une place de 10 % du marché du livre. Il s'agit donc de maîtriser et d'encadrer cette évolution avec des éléments de régulation qui peuvent parfaitement être empruntés au secteur du livre papier. L'application de la loi sur le prix unique du livre a été un succès car elle a maintenu jusqu'à maintenant un réseau important de librairies garantissant un accès très large au livre sur l'ensemble du territoire. On fait souvent remarquer que l'accès est parfaitement assuré par les réseaux numériques dans le cas du livre numérique. L'argument de la diversité culturelle pourrait ne plus être opérant puisque le livre numérique va être vendu, grâce à la baisse des coûts de production, à des prix très inférieurs à ceux du livre papier. Le risque serait donc moindre pour l'éditeur qui pourrait publier des nouveautés satisfaisant à la diversité culturelle de façon plus simple que dans le domaine papier.

Les deux objectifs de la loi du 10 août 1981 restent cependant pertinents dans le domaine du livre numérique. Les coûts de fabrication vont, certes, baisser. Mais si son prix n'était pas régulé par l'éditeur ou s'il était fixé par l'aval de la chaîne, et notamment par les grandes entreprises très actives sur ce marché, on pourrait alors craindre que la chaîne de création, auteurs et éditeurs, ne soit plus rémunérée, comme cela a été récemment le cas aux États-Unis et au Royaume-Uni. En outre, les mêmes exemples étrangers montrent moins une croissance du marché du livre qu'une substitution du livre numérique au livre papier, entraînant une contraction du marché physique, comme pour la musique, avec une chaîne de valeur et de création finalement moins rémunérée. Il convient donc d'encadrer et de maîtriser la baisse probable du prix.

Dans ce contexte, les librairies physiques deviennent-elles inutiles, trois ou quatre acteurs pouvant parfaitement s'y substituer et assurer la diversité du livre numérique ? Rappelons, à cet égard, que lorsque la Commission européenne n'a autorisé que la reprise d'une partie des activités du groupe Editis par Hachette en se fondant sur le fait qu'un rachat total donnerait à Hachette, non pas trop de marques commerciales, mais une position trop dominante dans les réseaux de distribution et donc sur la « table du libraire » où les nouveautés trouvent leur place, grâce au travail de médiateur du libraire lui-même. Cette situation est, elle aussi, parfaitement transposable dans le domaine numérique. L'achat sur Internet se fait par un écran d'ordinateur sur lequel sont disponibles 60 000 nouveautés qui rivalisent pour accéder à la première place. Or y accèdent, en fait, les nouveautés générant les plus grandes ventes. La diversité culturelle et éditoriale ne trouvera donc pas davantage sa place à travers ces quelques grands réseaux de vente numérique que dans l'univers physique. En outre, l'évolution de la vente du livre numérique dans le monde montre que toutes les grandes chaînes de vente de livres physiques s'orientent vers la vente des livres numériques, à l'exception de la firme Amazon qui se consacre exclusivement à la vente numérique. Il serait étonnant que seul ce type d'entreprise ait sa place dans le commerce du livre numérique. Un certain nombre de principes valables pour le livre papier sont donc parfaitement transposables au livre numérique.

Le prix tendrait-il vers zéro dans l'univers numérique, comme le soulignait M. Marcel Rogemont ? Il ne semble pas que ce soit le cas. Le disque est en effet confronté au piratage qui fait tendre son prix vers zéro, rendant son redressement difficile. La situation est très différente pour le livre qui connaît une grande variété de prix. La chronologie des formes de publications permet ainsi de trouver à des prix très accessibles, au format poche, des livres sortis quelques mois auparavant, le livre numérique lui-même ne se vendant pas à un prix nul. Certes, son prix va, sans doute, baisser. Certains estiment que cette baisse devrait être au moins de 30 %. Les consommateurs attendent, d'après des études de marché menées par Ipsos, des prix en diminution de 36 % pour les nouveautés et de 38 % pour les livres du fond. Mais une baisse n'est pas un prix zéro. Aux États-Unis où le marché se développe considérablement, et où les prix sont libres, le modèle qui s'impose est celui du prix fixe, à l'image de celui d'Amazon à 9,99 $, grâce aux contrats d'agence signés entre les grands éditeurs et les acteurs de l'Internet, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Ces contrats d'agence ont d'ailleurs abouti à une remontée du prix par rapport aux 9,99 $ initiaux, ce qui n'a pas, contrairement à ce qu'a affirmé Amazon, entraîné un effondrement du commerce du livre numérique. Les ventes de livres numériques ont, en effet, continué, bien au contraire, à prospérer. Il semble donc parfaitement possible, avec un encadrement du prix par l'éditeur, d'aboutir à une tarification qui garantisse tant la rémunération de la création que la possibilité, pour le lecteur, d'accéder, dans des conditions de tarification raisonnable, à une offre abondante. La loi sur le prix unique du livre numérique semble être un outil parfaitement adapté pour accompagner l'évolution de ce marché, pour les quatre à cinq années à venir.

PermalienJean-Claude Bologne, président de la Société des gens de lettres

Autant, en matière de création et d'économie numérique, j'ai parlé de révolution, autant en matière de droits d'auteur, je pense que nous sommes dans une évolution qui se fera assez naturellement. Nous sommes bien protégés par le code de la propriété intellectuelle, par la convention de Berne et le ministère de la culture et de la communication. Le cadre existant nous convient et il n'est absolument pas bloquant de la part des auteurs, lorsqu'il est bien compris. Son évolution doit se faire naturellement, au plan législatif le cas échéant mais certainement pas judiciaire. Si nous continuons à soutenir fortement la loi sur le prix unique du livre numérique, la baisse de la TVA et la numérisation des oeuvres indisponibles, c'est parce que nous sommes persuadés que l'on peut aboutir à un marché du livre numérisé qui offre des conditions acceptables pour les auteurs.

Les droits d'auteur recouvrent les droits d'auteur ab initio, exercés par l'auteur et les droits d'auteur par cession, exercés par les éditeurs. Nous nous sommes souvent sentis victimes du caractère bloquant des droits d'auteur quand il nous est impossible de reprendre nos droits sur certains livres et d'exploiter avec d'autres éditeurs des livres épuisés ou indisponibles. Nous ne souhaitons pas que ces blocages se retrouvent dans le droit numérique.

Nous ne souhaitons pas non plus que les droits d'auteur sur les livres numériques soient bloqués soixante-dix ans après la mort de l'auteur, car il s'agit là d'un droit d'auteur bloquant auquel nous ne sommes pas favorables. S'il y a, de la part des auteurs, une possibilité de blocage, c'est bien malgré nous. Il ne faut pas leur laisser la seule possibilité de refuser, il faut leur donner le droit de dire « oui » car la diffusion de nos oeuvres est capitale.

M. Jacques Toubon a estimé que la réponse globale doit être économique et l'économie numérique, équilibrée. Si l'économie numérique permet aux auteurs de vivre, il n'y aura aucun blocage, bien au contraire. Le problème est que de nombreux modèles économiques potentiels se mettent en place reposant sur le piratage, la gratuité, l'absence de DRM et séduisant un certain nombre de nos confrères mais contre lesquels la Société des gens de lettre continue de lutter. Il est important de souligner que la rémunération de plus de 90 % des auteurs est inférieure au seuil d'affiliation à l'Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (AGESSA), c'est-à-dire à peu près 8 000 euros par an. Il faut effectivement à ces auteurs d'autres activités pour vivre, telles que la participation à des conférences, à des ateliers d'écriture, activités qui sont permises par la diffusion du livre. En ce qui me concerne, je vis depuis 25 ans de mes droits d'auteur et de la vente de mes livres. Pour la première fois cette année, j'atteins le seuil d'affiliation à l'AGESSA, et ce, grâce à des conférences, des oeuvres publiées en revue, c'est-à-dire grâce à toute une série d'activités qui ne sont pas l'écriture, qui ne sont pas mon métier. Cela me fait souffrir et je ne voudrais pas que cela devienne un modèle économique d'avenir. Je souhaite donc que se mettent en place une législation et une économie équilibrées qui permettent à l'auteur de vivre de ses droits sans que ces derniers ne soient bloquants et sans que nous ayons à nous défendre par la voie judiciaire.

PermalienPhoto de Martine Martinel

Il me semble que la numérisation des livres va changer notre rapport à la lecture et à l'écrit. Cet élément est-il pris en compte par les éditeurs ? Si tel est le cas, de quelle manière ? Y a-t-il par ailleurs un travail avec l'éducation nationale pour former le lecteur au numérique ?

PermalienPhoto de Michel Françaix

Sommes-nous tous d'accord pour reconnaître que le livre numérique n'est pas une révolution – il y a eu des révolutions plus importantes par le passé, comme le livre de poche – de telle sorte qu'il serait préférable, au lieu de s'affoler et de paniquer, de préparer, dans la durée, une loi équilibrée ?

PermalienEmmanuel de Rengervé, délégué général du Syndicat national des auteurs et compositeurs

Pour certains, le livre numérique constitue une révolution, pour d'autres, il ne représente qu'une évolution. Pour le moment, pour les auteurs, c'est une évolution incontestable. Cela peut devenir une révolution et c'est pour cette raison qu'il faut fixer les règles dès maintenant. Actuellement on ne sait pas ce qu'est l'oeuvre numérique, il s'agit d'une zone de non droit. Le livre numérique ne représente qu'une évolution pour le moment parce qu'il faut reconnaître qu'il n'y a pas de marché, sauf dans quelques secteurs très spécialisés comme celui du livre scientifique et technique. La bande dessinée commence à développer une offre mais elle ne marche pas. Pour l'instant, le livre numérique ne fait donc figure que de produit d'appel pour le livre papier.

Est-il opportun de légiférer aujourd'hui ?

Plusieurs questions ont été abordées : la TVA, le prix unique du livre et les droits d'auteur. Sur les deux premiers points, il y a déjà des initiatives parlementaires, et il est opportun de légiférer.

Sur les droits d'auteur, la situation est moins claire. Le droit d'auteur est d'abord le droit pour les auteurs de vivre de leur métier. La question que l'on doit se poser est de savoir si l'on souhaite encore avoir des auteurs professionnels à échéance de quelques dizaines années ? Si on ne donne pas aux auteurs la possibilité de vivre de ces droits et de l'exploitation de leurs oeuvres, alors il faut peut-être envisager un autre système proche du copyright et du salariat, consistant à payer l'auteur uniquement au stade de la création. On abandonnerait alors tout le système des droits d'auteur hérité du siècle des Lumières. On peut tout envisager juridiquement mais il faut se mettre d'accord sur ce que l'on souhaite.

S'agissant des droits d'auteur dans l'univers numérique, les dispositions relatives au contrat d'édition sont actuellement définies par la loi du 3 mars 1957. Le législateur de l'époque n'avait évidemment pas envisagé la diffusion des oeuvres écrites en mode numérique. Selon la loi actuelle, le rôle de l'éditeur est de fabriquer des exemplaires. Qu'est-ce que cela signifie dans l'univers numérique ?

La loi parle également de diffusion d'exemplaires, de l'épuisement des oeuvres, d'une « exploitation permanente et suivie » du livre physique. Qu'est-ce qu'une « exploitation permanente et suivie » dans le monde numérique ?

La loi dispose également que l'éditeur doit publier l'oeuvre dans la forme qui a été définie par son auteur. Qu'est-ce que cela implique dans le monde numérique ? À titre d'exemple, lorsqu'un auteur de bande dessinée fait une planche, il a un concept de création qui implique un sens de lecture particulier. Est-ce que les cessionnaires de droits des oeuvres numériques, auront la possibilité de faire comme ils le veulent ? La réponse est non.

Les auteurs se demandent comment des solutions pourront être trouvées en partenariat avec les éditeurs. Ils ne refusent pas ce partenariat car ils ont besoin, pour publier leurs oeuvres, des éditeurs avec qui ils souhaitent cependant une véritable négociation. Des discussions ont actuellement lieu entre le Conseil permanent des écrivains (CPE), qui regroupe seize associations professionnelles, et le Syndicat national de l'édition. Elles n'ont pas encore débouché sur une solution satisfaisante. Le ministre de la culture et de la communication a été interrogé par des sénateurs et des députés sur le contrat d'édition et l'évolution du rôle de l'éditeur dans l'univers numérique. Le ministre estime qu'il est prématuré de légiférer, point de vue que nous ne partageons pas, et souhaite donner le temps à la discussion professionnelle de faire évoluer le cadre contractuel collectif des contrats d'édition, afin que soit trouvé un nouvel équilibre dans le respect du concept du droit d'auteur. Nous attendons de voir si les résultats de la négociation seront satisfaisants. À défaut, nous pensons qu'il incombera au législateur de définir des règles équilibrées entre auteurs et éditeurs dans l'univers numérique.

PermalienPhoto de Colette Langlade

Faut-il attendre l'accord des ayants droit pour numériser ce domaine un peu spécifique que représentent les photos et les films d'amateurs ?

PermalienXavier Pryen, directeur général des éditions L'Harmattan

Nous vivons une véritable mutation sociétale dans la mesure où les gens lisent moins. Les enfants, qui bientôt ne travailleront que sur tablettes et n'auront plus de manuels scolaires, ne sauront plus guère ce que sont les livres. Le livre numérique ne tuera pas le livre papier mais pour les lecteurs, il y aura des glissements et des mutations extrêmement importants.

PermalienFrançois Gèze, président-directeur général des éditions la Découverte

Les éditeurs scolaires et universitaires sont parmi les plus en pointe dans l'offre de livre numérique. Les éditeurs universitaires ont créé des portails et des outils de recherche très perfectionnés qui facilitent grandement la consultation et la lecture. Les manuels scolaires numériques se développent aussi de façon importante et ils peuvent comporter des compléments : vidéos, quizz, éléments interactifs. En revanche, l'Éducation nationale ne fait absolument pas les efforts nécessaires pour intégrer ces nouveaux outils. Il y a certes un manque de moyens mais surtout une absence absolument dramatique de formation des enseignants à ces nouveaux outils. L'offre existante dans le monde scolaire n'est donc pratiquement pas utilisée. Des établissements scolaires s'abonnent avec des financements des collectivités territoriales mais les ressources ne sont pas utilisées. De même, dans le monde universitaire, l'absence de formation des enseignants est tragique. Il faut acculturer les jeunes à un usage raisonné du numérique et leur donner l'envie de lire des livres numériques. Ce travail est devant nous.

PermalienJean-François Colosimo, président du Centre national du livre

Il ne faudrait pas engager de faux débat entre révolution et évolution. La révolution est du côté de la dématérialisation de l'information, l'évolution est du côté du livre, la lecture constituant une passerelle entre les deux. Notre grand modèle de lecture est hérité du XVIIIe siècle, de l'éducation nationale, de la démocratisation, de l'alphabétisation, la lecture méditative au long cours, en solitaire. Elle est censée construire le for intérieur par l'évasion ou, au contraire, le sens critique, et fonde pour nous une certaine représentation de l'articulation entre le sujet personnel et le sujet « social » - citoyen, civique. Cette lecture-là est menacée. Elle l'est parce que les propositions de livre numérisé faites sur Internet invitent d'une part à une mégamémoire inassimilable d'un point de vue humain, et d'autre part, à une lecture aléatoire rejoignant la lecture « zapping » dominant sur Internet pour d'autres supports que le livre. C'est donc là où l'articulation se révèle difficile, et où le livre numérique constitue une évolution.

L'analogie avec le livre de poche vaut, d'autant plus que s'agissant de la baisse du prix du livre numérisé, le lien entre le livre de poche et le livre numérisé fonctionne à plein. C'est la proximité entre livre de poche et livre numérisé qui ferait que le livre de poche ne souffrirait pas trop du prix plancher du livre numérisé. Cet élément, qui n'a pas été évoqué, est important ; dans le cadre d'une évolution lente et dans l'optique de préserver les métiers, la sauvegarde du livre de poche implique que le prix du livre numérisé soit déterminé aussi par rapport à celui du livre de poche.

On parle souvent du modèle anglo-saxon ou chinois, et pas assez de ce qui se passe en Russie. Aujourd'hui, tous les livres numérisés qui paraissent dans ce pays peuvent être téléchargés gratuitement. Pourquoi ? Parce que les éditeurs en Russie ne paient forfaitairement que le premier tirage ; ils ne rétribuent pas les auteurs sur les tirages suivants, et n'assurent pas d'obligation d'exploitation. De ce fait, il existe un petit marché du livre imprimé qui est sous la maîtrise des éditeurs, à côté duquel les auteurs disposent de la liberté de diffuser leurs oeuvres à titre gratuit. Aussi, depuis deux ans, le marché du livre en Russie enregistre-t-il une baisse de 3 % en raison même de cette absence de solidarité entre les auteurs et les éditeurs qui conduit à une double paupérisation. La question que posent les auteurs est donc non seulement une question de principe, sur le statut de l'auteur, mais aussi une question économique. Si un mécanisme de solidarité n'est pas trouvé entre auteurs et éditeurs, les premiers en souffriront immédiatement, mais les seconds finiront par en souffrir également.

PermalienPierre Coursières, président du directoire de la librairie Le Furet du Nord, représentant le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels

Je me placerai d'un point de vue non pas sociétal, mais économique. Dans cette chaîne de valeurs, où se trouvent les auteurs et les éditeurs, il y a aussi les marchands, sur lesquels je souhaiterais mettre l'accent, qui commercialisent et rendent les livres disponibles pour le plus grand nombre. En 1981, la loi Lang a mis les éditeurs au centre de tout le dispositif. Aujourd'hui, en effet, ce sont les éditeurs qui décident des livres qui seront mis sur le marché, de leur prix et de la marge qu'ils accorderont aux différents libraires. Nous ne souhaitons pas remettre en question ce modèle, parce qu'il fonctionne et permet à des distributeurs spécialisés comme nous-mêmes, ou à des libraires indépendants, d'être présents sur le marché et d'assurer une couverture extrêmement large du territoire. Il faut donc rester aujourd'hui dans la logique de la loi Lang, qui, globalement, satisfait tous les participants.

Mais il faut s'assurer que dans la chaîne de valeurs, le libraire n'est pas oublié. Si le libraire ne touche que 5 à 25 % du prix du livre qu'il vend, il sortira de lui-même du marché faute de rentabilité, et les éditeurs se retrouveront alors seuls face à de grands acteurs mondiaux. Ils ne traiteront plus, pour diffuser leurs livres numériques, qu'avec Amazon et Google, ce qui modifiera sensiblement les rapports de force. Nous souhaitons donc, comme nous le faisons aujourd'hui dans le cadre de la loi Lang, rester des acteurs efficaces de la diffusion des livres, au sein d'un modèle qui permet aux éditeurs de profiter d'une mutualisation des circuits de distribution qui fonctionne très bien en matière de livre imprimé.

Je soulignerais en outre un point qui n'a été que très peu abordé. Les distributeurs spécialisés, de même que les libraires indépendants, possèdent aujourd'hui des sites Internet, ainsi que des fichiers clients qui sont extrêmement importants dans cette nouvelle économie. Ces marchands sont d'ores et déjà capables de s'adresser à leurs clients, y compris leurs clients Internet, et de leur proposer avec pertinence des livres numériques. Ne sous-estimons donc pas le marchand dans la chaîne de valeurs et donnons-lui sa quote-part normale et rémunératrice qui lui permet de vivre sur ces marchés naissants.

Enfin, je souhaiterais revenir sur la nécessité absolue de soumettre tous les acteurs aux mêmes règles concernant le prix unique du livre et le taux de la taxe sur la valeur ajoutée. Il est impératif, en particulier, d'imposer les principes contenus dans l'article 3 de la loi Lang non seulement à tous les acteurs présents sur le sol français, mais aussi à tous ceux qui souhaitent vendre aux acheteurs et éditeurs français des livres produits à l'étranger. L'article 3 doit s'appliquer à tous ceux qui désirent jouer un rôle sur notre territoire.

PermalienChristophe Péralès, directeur du Service commun de documentation de l'Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines

M. Hervé Gaymard se demandait s'il était opportun de légiférer. S'agissant du maintien de la TVA à 5,5 %, le consensus semble assez large, et quant au prix unique du livre numérique, je me garderai bien de trancher cette question. J'ai été très sensible à l'argumentation de M. Nicolas Georges, mais je souhaiterais souligner plusieurs points délicats à considérer dans le cadre d'une loi sur le prix unique du livre numérique.

Il faut d'abord qu'un modèle unique de commercialisation se dégage de ce texte. On s'est rendu compte, en effet, lors des débats, qu'en mettant en place un prix unique du livre numérique, on risquait de se priver de la possibilité de vendre par catalogues aux bibliothèques. Des modifications ont donc été proposées, qui ne concernent d'ailleurs pour l'instant que les bibliothèques universitaires et non les bibliothèques de lecture publique. Il convient donc de continuer la réflexion sur les modèles économiques possibles pour le livre numérique, en distinguant plusieurs cas.

Ainsi, pour être concret, lorsque l'on veut diffuser sous forme numérique, par exemple, les oeuvres complètes d'Yves Bonnefoy ou de Paul Celan, il est possible d'utiliser une procédure qui se diffuse actuellement aux États-Unis, et va être testée en France. Il permet à la bibliothèque offrant la possibilité de téléchargement après accord de l'éditeur, de bénéficier de deux ou trois téléchargements gratuits. Au-delà, le compte de la bibliothèque chez l'éditeur est automatiquement débité, le téléchargement s'effectuant grâce à un accès sur mot de passe, mais sans DRM. Cette procédure ne semble pas aberrante puisque la poésie se vendant mal et étant surtout diffusée grâce aux bibliothèques, il y a peu de risque que les oeuvres de ces auteurs soient disséminées sur le net. Au contraire s'il pouvait aider à faire connaître plus largement la poésie, elle n'en serait que plus positive.

Le problème est en revanche radicalement différent dans le cas des manuels. Si les bibliothèques réclament tout à coup la diffusion de manuels électroniques copiables à l'infini sans DRM les éditeurs ne s'y retrouveront pas. En effet, elles mettent les manuels téléchargés à la disposition des étudiants, ceux-ci ne les achèteront plus alors qu'ils en sont les plus gros clients. C'est pourquoi, la solution la plus pertinente pour ce secteur est l'abonnement. Le manuel est considéré comme un ouvrage alors qu'il ressemble en fait davantage à un périodique avec mise à jour régulière comme un manuel de médecine ou de droit comme le Jurisclasseur. Il existe donc plusieurs modèles possibles de commercialisation et il convient d'approfondir cette question afin d'éviter le modèle unique et uniformisant.

Le second point qu'il me semble important de relever est la tendance à établir un trop grand parallèle avec l'univers du livre. La notion de livre homothétique paraît d'ailleurs difficile à cerner et porteuse d'un certain nombre de risques. Ainsi, lorsque le livre est apparu, les premiers incunables « singeaient » les manuscrits médiévaux dans leur typographie et leur mise en page et il me semble que l'on se trouve actuellement dans cette logique lorsque l'on parle du livre. Je dirige un réseau de bibliothèques universitaires qui ont une certaine expérience du numérique puisqu'elles ont développé depuis une vingtaine d'années une offre de périodiques électroniques et j'ai l'impression de voir l'histoire se répéter. Lorsque les livres électroniques sont apparus en 1997 ou 1998, les éditeurs s'opposaient aux fichiers copiables et imprimables et souhaitaient des DRM. Il a fallu plusieurs années pour les convaincre de l'intérêt de travailler sur une offre légale et attractive plutôt que d'essayer de brider un usage, surtout dans le cas d'un nouveau support. Aujourd'hui, les articles de ces bases de données de revues sont téléchargeables, copiables, imprimables et les éditeurs de périodiques électroniques font même de très gros profits. Ces bases de données n'étant à l'origine accessibles qu'à l'intérieur de l'Université, la deuxième étape a consisté à demander aux éditeurs de permettre aux lecteurs de se connecter par mots de passe de l'extérieur de l'Université. Après discussions, les Universités ont finalement mis en place des annuaires pour identifier leurs usagers potentiels. Nous abordons actuellement une troisième phase ; plutôt que d'obliger les utilisateurs à passer par un portail spécifique à chaque éditeur, les éditeurs acceptent peu à peu de livrer les données brutes aux bibliothécaires afin qu'ils les incorporent à un portail unique permettant d'assurer la médiation entre les documents et l'usager. Est ainsi restitué aux bibliothécaires leur rôle de médiation, qui, comme celui des libraires, est essentiel.

L'histoire semble se répéter et les mêmes débats ressurgissent, sur les DRM, sans doute bientôt celui sur l'extension de l'accès, et la manière dont on accède ou pas. Je pense que nous devons tirer profit de l'expérience de vingt années des bibliothèques universitaires en matière de revues numériques. Certes, ces revues ne sont pas des livres électroniques, mais le livre numérique s'en rapproche davantage que de la musique en ligne avec laquelle il est pourtant très souvent mis en parallèle, mais avec laquelle il n'a, pour moi, qu'un lointain rapport.

Il faut donc éviter dans cette loi de « singer » le papier. Il faut bien sûr essayer de conserver certains acquis de l'organisation actuelle de l'économie du livre, tout en ayant conscience que l'on n'est pas exactement dans le même modèle et que certains aspects ne sont pas transposables.

C'est le cas également du prêt numérique. Certains modèles éditoriaux consistent à mettre à la disposition des bibliothèques un catalogue d'oeuvres assorti de prêts chronodégradables. Le terme « prêt numérique » est d'ailleurs assez impropre, puisque la bibliothèque ne prête pas ce qu'elle possède, comme pour le papier ; il s'agirait plutôt de location, comme dans des vidéoclubs, mais ce modèle n'est pas très pertinent car il induit de nombreux DRM, des difficultés de téléchargement. L'expérience des bibliothèques qui ont expérimenté le prêt numérique montre que les usagers ne veulent pas de ce modèle.

Je souhaiterais enfin souligner qu'en dehors de la question importante de l'économie de la chaîne du livre, les enjeux sont de deux autres ordres. En ce qui concerne tout d'abord les pratiques de lecture, on constate une érosion du nombre de lecteurs et du nombre des grands lecteurs. Je ne pense pas que ce soit en dressant des barrières multiples que l'on arrivera à favoriser la lecture. Un autre enjeu est l'économie de la connaissance, qui a certes besoin de la protection intellectuelle, de la protection de l'innovation, mais aussi que les oeuvres et les idées circulent afin de s'entre-féconder. De même que les progrès de l'alphabétisation dans la deuxième moitié du XIXe siècle ont constitué une condition essentielle de la société industrielle, l'économie de la connaissance ne s'épanouira pas si l'on met trop de freins à la circulation des oeuvres et des idées. Il y a donc un point d'équilibre à trouver, le curseur semblant aujourd'hui être plus proche de la propriété intellectuelle. Dans son dernier ouvrage « Apologie du livre », Robert Darnton rappelait que les Pères fondateurs des États-Unis considéraient le droit d'auteur comme une exception légitime et limitée à la liberté d'expression et de communication. La perspective me semble aujourd'hui un peu inversée. Et à cet égard, je me réjouis que l'Europe ait récemment indiqué que l'accès à la formation et à la culture était un droit fondamental. Les bibliothèques qui assurent depuis des siècles la transmission du savoir et son appropriation ne peuvent que souscrire à cette déclaration.

PermalienBenoît Bougerol, président du Syndicat de la librairie française

Nous pensons, et le texte voté par les sénateurs va dans ce sens, que l'éditeur construit l'offre, selon des formules différentes, plus ou moins complexes – notamment, dans le numérique, avec des bouquets, du streaming ou des abonnements –, mais que les canaux de commercialisation, en particulier celui des libraires, doivent pouvoir intervenir. Dans des secteurs comme ceux des publications juridiques et scientifiques ou des revues professionnelles, un modèle de vente directe s'est imposé. Nous n'avons pas les moyens de soumissionner aux appels d'offres, ce qui pose un problème pour les manuels scolaires. Le marché du livre étant ouvert, si un prix unique est institué, tous les acteurs – libraires indépendants, grossistes, grandes surfaces spécialisées – devront être placés sur un pied d'égalité pour pouvoir répondre aux appels d'offres.

PermalienPhoto de Michèle Tabarot

Au nom du Président Pierre Lequiller, des rapporteurs, de la Commission des affaires européennes et de la Commission des affaires culturelles, je remercie tous nos invités. En attendant de nous retrouver le 15 février, en séance, pour parler du livre numérique et de son prix, il était très intéressant que nous puissions nous imprégner du sujet.

La séance est levée à douze heures quarante-cinq.