Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Gérard Noiriel

Réunion du 27 mai 2008 à 17h00
Mission d'information sur les questions mémorielles

Gérard Noiriel :

Je vous remercie de m'avoir invité à participer à la réflexion de votre mission d'information. J'ai lu avec attention le questionnaire indicatif que vous m'avez adressé et je ferai de mon mieux pour y répondre. Au préalable, je préciserai le sens dans lequel j'utilise les termes « histoire », « mémoire » et « lois mémorielles ». L'une des difficultés de ce débat, y compris chez les historiens, tient en effet au fait que nous ne donnons pas tous la même signification aux mots que nous employons.

Depuis 2005, je préside en effet le CVUH. Ce comité regroupe des historiens, universitaires et enseignants du secondaire, qui ont jugé nécessaire de se mobiliser pour que la spécificité de leur fonction soit davantage respectée dans l'espace public. Le succès de ce comité, qui possède aujourd'hui des antennes dans pratiquement toutes les régions de France, prouve que cette revendication est largement partagée par la profession. Nous avons le sentiment que le métier d'historien n'est plus considéré comme légitime et que les valeurs qui le sous-tendent – l'esprit critique, la compréhension du passé, l'universalité de la raison – ne sont plus comprises et parfois ne sont même plus admises dans l'espace public. Les deux événements qui, à nos yeux, ont marqué le point de départ de cette dérive se sont produits au début de l'année 2005 : la fameuse loi du 23 février 2005, dont l'article 4 disposait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer » ; la menace de procès pour négationnisme intenté à l'un de nos collègues, dont les écrits sur l'histoire de l'esclavage avaient déplu à une association mémorielle.

Notre comité n'a pas été la seule organisation à protester très vivement contre ces pressions ; l'immense majorité de la communauté des historiens a exprimé sa désapprobation. Des divergences sont néanmoins apparues entre nous sur les solutions à adopter. Ce clivage a été illustré par les deux pétitions lancées à ce moment. La première, celle que notre comité a soutenue, demandait le retrait de la loi du 23 février 2005, qui illustrait une intrusion directe du pouvoir politique dans l'enseignement de l'histoire. La seconde, intitulée « Liberté pour l'histoire », revendiquait la suppression de toutes les lois mémorielles. Ces divergences, que certains journaux ont appelées « la querelle des historiens », ont fait découvrir au grand public une réalité qui relève de l'évidence pour tous les universitaires. On peut estimer à 50 000 le nombre d'enseignants en histoire et à 1 200 le nombre d'universitaires spécialisés dans cette discipline, sans compter les chercheurs étrangers, notamment Américains, qui, dans certains domaines, sont plus nombreux que les Français à étudier l'histoire de France. Notre milieu n'est donc pas plus homogène que le monde politique ; il abrite des enseignants et des chercheurs porteurs de conceptions différentes de leur métier, de la manière de le pratiquer et de ses finalités. L'aspect positif de cette polémique sur les questions mémorielles aura été de faire reconnaître ce pluralisme.

Quelles raisons peuvent expliquer nos divergences internes au sujet de ces questions ? La première tient au fait que le mot « histoire » prend des sens très différents selon les contextes et selon les interlocuteurs. Depuis le début du XIXe siècle, les discours sur le passé se répartissent en deux ensembles : l'histoire « science », qui cherche à comprendre et à expliquer le passé ; l'histoire « mémoire », tournée vers le jugement sur le passé.

En tant que citoyens, nous nous situons tous dans l'histoire mémoire. Nous voulons entretenir le souvenir de nos proches et défendre la mémoire des groupes auxquels nous appartenons. Le fait de prendre ses distances à l'égard du passé pour tenter de l'expliquer n'est donc pas une démarche naturelle. C'est la raison pour laquelle les États nations, inspirés par l'esprit des Lumières, ont commencé à rémunérer des enseignants-chercheurs ayant pour fonction de produire et de transmettre des connaissances sur le passé qui ne soient plus au service de tel ou tel groupe mémoriel.

En France, c'est la Troisième République qui a mis en oeuvre les réformes démocratiques grâce auxquelles les historiens ont pu se constituer en communauté savante. Ces réformes ont renforcé les exigences scientifiques : les thèses sont devenues de plus en plus volumineuses, de plus en plus spécialisées, mobilisant une masse d'archives de plus en plus impressionnante. Mais dans le même temps, les réformes républicaines ont accordé une importance centrale à l'histoire mémoire sur le plan civique : les historiens ont été sollicités pour élaborer des programmes d'enseignement et participer à des commémorations officielles, dans le but de souder la communauté nationale autour d'une histoire commune. Une double mission a ainsi été assignée à l'enseignement de l'histoire : consolider la mémoire nationale et transmettre aux élèves des connaissances et un esprit critique afin qu'ils deviennent des citoyens autonomes.

En légitimant à la fois l'histoire science et l'histoire mémoire, la Troisième République a donc inauguré les problèmes que nous vivons aujourd'hui. Mémoire et histoire sont en effet deux façons complémentaires et contradictoires d'appréhender le passé. Il est donc normal, dans une démocratie, que ces deux discours entrent de temps à autre en conflit.

Le danger survient quand un déséquilibre se produit entre ces deux pôles. L'histoire mémoire est portée par des forces infiniment plus puissantes que l'histoire science. Jusqu'ici, en France, l'histoire scientifique n'a jamais été menacée de disparition, mais elle court toujours le risque d'être marginalisée par rapport à l'espace public. Ce risque est particulièrement fort, d'une part, lorsque les historiens se replient dans leur tour d'ivoire en désertant le débat public, d'autre part, quand les polémiques mémorielles font la une de l'actualité. Une situation de ce type a déjà eu lieu en France dans les années trente, à tel point que Marc Bloch écrivit, dans sa fameuse Apologie pour l'histoire, ouvrage écrit pendant la Résistance, que la « manie du jugement » avait tué jusqu'au goût d'expliquer.

Bien que le contexte soit aujourd'hui infiniment moins dramatique, nous vivons une situation comparable. La principale différence par rapport aux années trente tient au fait que les querelles mémorielles sont désormais constamment alimentées par les médias. La mémoire est devenue un moyen d'attirer l'attention du public. C'est une ressource que mobilisent certains responsables politiques, les militants, mais aussi les chanteurs, les footballeurs ou les animateurs télé, pour se faire connaître et reconnaître. Le pouvoir médiatique plébiscite naturellement l'histoire mémoire au détriment de l'histoire science. L'histoire intéresse les journalistes surtout dans la mesure où elle est spectaculaire, où elle crée la polémique, quand il y a des coupables à dénoncer et des victimes à déplorer. Dans un tel monde, il n'y a pas de place pour la compréhension ou l'explication du passé. C'est pourquoi les jeunes historiens ont de plus en plus de mal à trouver un éditeur pour leur thèse. Les historiens de ma génération, qui ont eu la chance de publier leurs premiers livres à un moment où l'audimat n'avait pas encore imposé sa loi, constatent avec tristesse que les recherches de leurs étudiants, souvent de très grande valeur, restent complètement ignorées du public. C'est pourquoi, dans le manifeste que le CVUH a diffusé lors de sa création, nous avons insisté sur la nécessité de défendre notre métier contre l'emprise du pouvoir médiatique. Malheureusement, sur ce point, nous n'avons guère été suivis.

L'action que nous avons lancée dès le printemps 2005 contre la loi du 23 février 2005 a eu davantage d'impact. Je tiens toutefois à préciser qu'à la différence des collègues qui ont lancé ensuite la pétition « Liberté pour l'histoire », nous n'avons jamais contesté l'idée que les parlementaires puissent légiférer sur le passé.

Le Président de la République alors en exercice, Jacques Chirac, a dit à juste titre, lorsqu'il a lancé la procédure qui a abouti au déclassement de l'article 4 de cette loi : « Dans la République, il n'y a pas d'histoire officielle. Ce n'est pas à la loi d'écrire l'histoire. L'écriture de l'histoire, c'est l'affaire des historiens. ». Nous pensons pour notre part que, si ce n'est pas à la loi d'écrire l'histoire, ce n'est pas non plus aux historiens de faire la loi. La mémoire collective concerne l'ensemble des citoyens et leurs représentants. En tant que citoyens, nous pouvons nous-mêmes, bien sûr, intervenir sur les questions mémorielles. Mais le fait d'exercer le métier d'historien ne nous donne aucune compétence particulière pour dire ce que doit être la mémoire collective. Les problèmes scientifiques que nous nous posons n'ont en effet pratiquement rien à voir avec les polémiques d'actualité. Affirmer que notre liberté serait mise en danger par la multiplication des lois sur le passé, c'est oublier que l'histoire, surtout contemporaine, a toujours été indirectement sous la dépendance de la mémoire. Un grand nombre de nouveaux domaines de la recherche historique – l'histoire du mouvement ouvrier, des femmes, de la Shoah, de l'immigration – ont été au départ développés par des groupes mémoriels. Les historiens qui sont devenus spécialistes de ces questions étaient souvent eux-mêmes au départ engagés dans ces enjeux de mémoire, pour des raisons liées à leur propre histoire personnelle.

L'objectivité de l'historien est relative car l'histoire s'écrit toujours à partir d'un point de vue particulier. Il est préférable, selon nous, de le reconnaître, plutôt que de faire croire à une objectivité qui n'est le plus souvent qu'une subjectivité qui s'ignore. Mais cela n'empêche nullement qu'un véritable historien doit nécessairement respecter les trois grandes règles de son métier : la pertinence du questionnement scientifique, le refus des jugements de valeur et la confrontation des sources.

Étant nous-mêmes influencés, en tant qu'historiens, par ces mouvements mémoriels, il nous paraît normal que les élus y soient eux aussi sensibles. Que des lois aient été votées pour interdire la propagande des négationnistes, reconnaître publiquement les souffrances du peuple arménien ou accorder enfin à l'esclavage une véritable place dans la recherche et l'enseignement de l'histoire, nous semble donc légitime. Nous ne voyons pas en quoi notre liberté serait menacée par ces dispositions. Ceux qui voulaient intenter un procès pour négationnisme à notre collègue de Nantes se sont d'ailleurs rapidement rétractés devant le tollé de toute une profession.

La raison pour laquelle nous nous sommes opposés à la loi du 23 février 2005 tient au fait que la rédaction de son article 4 remettait en cause l'autonomie de notre profession : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». Le mot « positif » constitue un jugement de valeur qui tend à imposer l'histoire mémoire au détriment de l'histoire science, alors que le rôle des enseignants est de faire comprendre, d'expliquer le passé et non de le juger. L'État contribuait ainsi à introduire les querelles mémorielles dans les salles de classes.

Je précise que l'analyse critique mise en oeuvre dans nos recherches est une démarche à caractère rationnel, nécessaire si l'on veut expliquer les phénomènes historiques. Comme l'a montré notamment Marc Bloch, la réflexion critique est une dimension fondamentale du travail de l'historien, qui n'a rien à voir avec le fait d'aimer ou de détester la France, ni même avec une quelconque repentance.

Je voudrais enfin dire un mot de mon expérience concernant l'histoire et la mémoire de l'immigration. Depuis les années quatre-vingts, je me suis beaucoup investi pour que la République française reconnaisse le rôle fondamental joué par l'immigration dans l'histoire contemporaine de la France. J'ai participé à plusieurs commissions sur l'enseignement de cette histoire et j'ai été parmi les fondateurs de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration. Néanmoins, j'ai toujours été très prudent avec la notion de « devoir de mémoire ». J'ai en effet rencontré dans mes recherches et dans mes activités civiques sur cette question beaucoup de personnes, issues de l'immigration, qui ne tenaient nullement à ce que cette partie de leur passé soit exhibée publiquement. En Lorraine, dans les milieux ouvriers, que j'ai beaucoup fréquentés, un grand nombre de personnes d'origine italienne, polonaise ou algérienne se définissaient avant tout comme sidérurgistes lorrains et célébraient la mémoire du mouvement ouvrier – le premier mai, la Commune de Paris, etc. – plutôt que celle de leur groupe d'origine. Chaque être humain est formé d'un grand nombre de facteurs identitaires et se situe au carrefour de plusieurs histoires. J'ai conçu mon engagement en faveur de la mémoire de l'immigration comme un moyen d'élargir l'éventail des choix possibles en matière de mémoire, comme une liberté supplémentaire accordée aux citoyens et non comme une sorte d'assignation mémorielle. Le devoir de mémoire ne doit pas occulter le droit à l'oubli.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion